— Non, m’a répondu Paul, tu ne pars pas avec ton téléphone,
tu pars sans rien. Tu repasses chez toi prendre quelques affaires
et c’est tout. Tu me laisses ton téléphone avant de partir, il faut
faire l’expérience sérieusement, pas à moitié.
— Et s’il m’arrivait quelque chose, ai-je fait remarquer à Paul.
— Mais il ne t’arrive jamais rien, n’est-ce pas ? C’est bien pour
cette raison que tu vas mener l’expérience jusqu’au bout, n’est-ce
pas ?
Oui, en effet, je ne pouvais pas dire que Paul avait tort, et je le
lui ai dit. J’ai sorti mon téléphone de ma poche, je l’ai éteint et je
le lui ai donné. En échange, il m’a remis l’enveloppe :
— Tout est à l’intérieur.
J’ai regardé à l’intérieur de l’enveloppe et sur le plan j’ai vu des
langues de terre grise et parfois verte des troupeaux d’usines et
parfois de bêtes zones qui s’étalent pour l’industrie et le commerce
vastes vides qui délimitent des espaces dans la longue coulée du
pays l’interruption des haies la lumière l’interruption des haies
encore la lumière vive l’interruption des écrans acoustiques la
lumière moins vive des bandes qui se dessinent dans le regard
des repères par hasard qui le fixent un instant si vite que déjà
c’est autre chose déjà c’est ailleurs tout ne bouge pas de la même
façon peut-être aussi que rien ne bouge vraiment comme un peu
plus haut le ciel qui ne change pas avec le sol c’est peut-être lui
la langue coulée du pays le langage de la terre déplacement de
la couleur gris bleu bleu gris noir au loin des rayons de soleil par
ici des trous dans les nuages des nuages qui flottent dans le bleu
gris gris bleu de l’horizon qui apparaît tout est en intermittences
parfois là souvent pas du tout qu’est-ce qu’il y a là-bas sinon la
même chose qu’ici à l’intérieur les visages dehors non entre les
deux la vitre dans laquelle je me reflète quand même ce n’est pas
vrai je ne voudrais pas me voir je ne voudrais plus me voir pas
dans ces conditions pas dans le reflet de la vitre mais c’est sans
doute ainsi que je me vois le mieux que je me vois le plus juste que
je me vois non pas tel que je suis mais comme on me voit quand
je ne m’en aperçois pas quand je ne sais pas qu’on me regarde,
peut-être que Laura me regardera ainsi un jour. Je ne le crois pas.
Et puis beaucoup plus loin, l’autoroute, un pont au-dessus d’un
fleuve, non, une autre route plutôt, échangeur de riens, de routes,
des routes partout, de petites flammes qui les éclairent de l’intérieur des voitures et à l’intérieur moi, qui me dis que j’aurais dû
prendre le train, au moins aurais-je pu profiter du paysage, comme
j’aime à le faire, souvent. Je prends un livre avec moi et à peine la
lecture commencée, je regarde à travers la vitre, ce qu’il se passe
dehors, tout ce qui passe au-dehors, la France, et que c’est beau
quelquefois, quelquefois pas du tout, mais il en est toujours ainsi
pour tout, de tous les pays, de toutes les terres, parfois c’est beau,
d’autres fois, ça ne l’est pas, mais il faut regarder quand même
pour voir comment c’est. Dans la voiture, je ne peux pas regarder,
rien d’autre que la route, la longue langue d’asphalte qui me donne
envie de me raconter des histoires, de me souvenir d’un trajet en
train quand je regardais le paysage, ce qu’on appelle le paysage,
la France en fait, comme elle se déroule, comme elle coule le long
de la voie ferrée, comme elle disparaît parfois derrière toutes les
formes d’écran, sous les tunnels, le noir se fait un peu, mais pas
suffisamment pour se représenter le paysage, la France, pas assez
pour penser à la France. Je traverse la France, et je pense à un
autre trajet quand je pouvais regarder autre chose que la route,
j’aurais dû prendre le train plutôt que la voiture, mais j’avais
besoin d’être seul, à l’abri dans mon cocon mécanique d’emprunt
pour laisser la longue langue de l’asphalte me donner la parole,
c’est rare d’avoir la parole même si personne d’autre que moi
n’écoute, que quelqu’un écoute, d’ailleurs, ce n’est pas si important que cela, ce qui importe, c’est de parler la même langue que
l’asphalte, et m’imaginer que si j’avais pris le train, à un moment
précis, mon visage dans le reflet de la vitre aurait pu se confondre
avec un autre visage dans les yeux duquel j’aurais pu plonger les
miens jusqu’à l’oubli de ma solitude, j’aurais pu plonger mes yeux
dans ses yeux et voir quelque chose de neuf quelque chose qui
aurait dérangé enfin ma vie. Il y a si longtemps que plus rien ne
dérange ma vie que plus rien ne me dérange que les jours passent
les uns dans les autres, formant un seul et long jour. Je dors, je
me réveille à peine, et c’est encore la même chose, c’est encore le
même jour, la plupart du temps, je ne rêve même plus. Je parle la
langue de l’asphalte, une langue au-delà des sentiments, au-delà
des notions, une langue qui ne fait que couler aussi longtemps
que tu roules. Aussi longtemps que tu roules, l’esprit suit le cours
de la route, il suffit de ne pas finir dans le décor, il suffit de faire
preuve d’un minimum d’attention, ne pas rouler trop vite, pour
que, pilote automatique, je puisse rouler en parlant la langue
de la route, une langue qui va vite, mais pas trop vite, suffisamment pour que les émotions et les notions soient laissées de côté,
qu’il ne reste que le mouvement des événements, les yeux dans
la couleur qui change des yeux de quelqu’un que je ne connais
pas, j’aurais pu voir son visage si j’avais pris le train se confondre
avec le mien, mais j’ai mieux aimé rouler pour imaginer, pas voir,
pas sentir, simplement imaginer, me représenter des choses qui
ne sont pas, telles qu’elles ne sont pas, des événements qui n’ont
pas encore eu lieu, qui n’auront peut-être pas lieu, mais qui sont
possibles, je préfère le possible, oui, bien sûr, c’est ce que me dit
la langue de l’asphalte, et je l’écoute en roulant jusqu’au village.
Quand les frontières disparaissent,
la vie apparaît.
Partout.
La vie sociale est un roman de Jérôme Orsoni. Il paraîtra chez Bakélite en janvier 2025 sous une version imprimée, numérique et web. Après Féroce, il s'agit du second livre des éditions Bakélite. -- Contact : gv [at] bakl [point] it / 06 23 89 71 82