Le 20 mars

JS
, 20/04/2024 | Source :

20 mars 2024

Je reprends au jour le jour le mois passé de ce journal, je n'ai aucune avance, il me manque des jours, pourtant il se passe des choses, mais je ne veux pas en parler tant que rien de fait. C'est au sujet du travail, sur le plan professionnel, je suis multi-dimensionnel, j'ai des plans différents, trop sans doute pour le monde 3D qui est le nôtre, je ne colle pas, il me manque une case, non pas à l'intérieur mais à l'extérieur, une case qui me reçoive. Et plus je tourne en rond, plus la confiance s'étiole.

*

Extrait des Carnets Web de la Grange (Karl Dubost), cet affût entre les pages et le monde, c'est si bien vu.

S'asseoir dans un café, prendre un livre, un café et un carnet de notes papier. J'ai acheté celui-ci car il avait de petites cases, un papier vert clair et les lignes en vert plus foncé. Je veux sentir l'humanité, à l'affût entre les pages de mes lectures, pendant les brèves pauses où je bois dans la tasse.

Parfois, il faut se détendre, se mettre au frais, se relaxer.

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J'ai commencé à écrire Le Réseau Robert Keller certes au début du confinement, à m'intéresser au nom de la rue au cours de mes promenades, mais surtout c'était après la publication de L'Homme heureux, quand ce livre était complètement hors de ma portée, après le retravail, les allers-retours, le BàT. Alors j'attends de publier RRK pour le terminer, passer à autre chose. Cependant que d'autres projets aboutissent (La Boucle Impossible), vont aboutir, ou s'écrivent toutefois.

19.4.24

Jérôme Orsoni
, 19/04/2024 | Source : cahiers fantômes

« Ils n’auront pas ta haine, mais tu auras la leur. » Pour m’extirper du bas-fond de violence, de haine et de bêtise dans lequel trempe mon époque, je ne sais pas toujours quoi faire. Et par « pas toujours », j’entends : « rarement », voire : « presque jamais ». Alors, j’écris ce journal. Hypothèse simpliste ? Assurément. Mais ici, au moins, je puis exister comme je l’entends, c’est-à-dire : laisser le temps à mes pensées de se développer, étirer leurs membres, aller où bon leur semble et là, même, là, oui, là où souvent il me semblait qu’elles n’étaient pas destinées à aller. Quand je regarde par ma fenêtre, je vois des gens qui paient 3000 euros de loyer par mois pour vivre dans le VIe arrondissement de Paris et qui, le soir venu, regardent Danse avec les stars. Je me souviens que, quand nous étions allés nous y promener, Daphné, Nelly et moi, par une belle après-midi de printemps, tombant par mégarde sur ce commentaire alors que je cherchais tout à fait autre chose (un endroit où déjeuner que nous avions fini par trouver et où j’avais pris des photographies instantanées en noir et blanc, et parfaitement ratées, je m’en souviens à présent, Daphné était toute petite encore, et si difficile à vivre, je m’en souviens, avec moi, surtout), j’avais été choqué en lisant qu’un touriste avait trouvé qu’il n’y avait rien à voir et que le parking était un peu cher pour un quart d’heure à Fontaine de Vaucluse. Tout une civilisation affairée s’affaisse, et il n’y a rien que nous puissions y faire. Poursuivant le fil de mes pensées, sans trop savoir comment, par une sorte de saut en avant, je suis parvenu à l’idée que ce dont Bourdieu avait parlé avec sa « distinction », quelque part à la fin des années 1970, ce n’était pas en réalité du tout l’époque à laquelle il vivait, mais le XIXe siècle dont, en vérité, il était le pur héritier. Pour nous qui sommes venus après Bourdieu, en effet, l’idée d’une distinction par la culture semble une absurdité totale, cela n’a plus aucun sens ; — tout étant faux, tout le monde fait n’importe quoi. À quoi bon l’avant-garde puisqu’il y a Taylor Swift ? Aussi, suis-je rentré à regret de Dordogne, dont j’ai confié à Nelly que je trouvais que c’était la plus belle région de France, parce que m’y sentais un peu moins dans le monde. C’était une illusion, cela ne fait aucun doute, mais qu’elle était agréable, cette sensation de sortir du temps et de l’espace, qu’ils étaient beaux, ces arbres qui ondoyaient, beaux, ces étangs, beaux ces chemins, beau, ce sentiment de vide, c’est-à-dire : de distance, d’écart, là, c’est comme si l’on se sentait vivre un peu mieux, moins intensément, moins densément, avec plus de légèreté, comme le vent, et son souffle plus ou moins puissant. Et quand j’ai entendu Daphné pleurer parce que c’était le moment de partir, j’ai pensé à Proust et à ses aubépines. Merveilleuse enfant. C’est vrai que l’être semble moins pesant, et l’existence, moins lourde à porter. Pourtant, tout était exactement le même. Et, en effet, quand j’ai croisé cet homme venu d’ailleurs, qui mendiait en pantoufles tout en poussant devant lui un enfant putatif qui aurait tout aussi bien pu être une poupée, en tout cas, eût-il mieux fallu qu’il le fût plutôt que mort, comme il me le semblait qu’il l’était, là, devant l’église Saint-Robert de Javerlhac, autant dire au fin fond de la France, où régnait une odeur de bouse de vache qui pénétrait jusques à l’intérieur de l’enceinte de ces vieux murs romans du XIIe siècle, lequel homme n’aura jamais eu le temps de dire que trois mots : « Bulgaria, Sofia » en se montrant lui-même et « Magasin » (prononcé « magazine ») en montrant l’enfant mort dans la poussette, il était évident que, là aussi, ni plus ni moins qu’ailleurs, tout était faux, puisque, là aussi, ni plus ni moins qu’ailleurs, la seule issue était la fuite. Et nous avons fui. À regret, cela dit, parce que la réalité est plus belle que les êtres qui la peuplent, mais on ne se nourrit pas de pierres, surtout pas de vieilles, n’est-ce pas ? on se nourrit d’humains qu’on répand sans sens partout à la surface de la terre. Qui pourrait y comprendre quelque chose ? Y a-t-il quelque chose à comprendre ? Je ne sais pas. Dans cette vieille église, œuvres du maître-verrier contemporain, J.-A. Ducatez, les vitraux jetaient une lumière jaune orangée sublime, et l’on aurait presque eu envie de croire en quelque chose de supérieur, en quelque chose de meilleur, mais on aurait eu tort, et le monde est là, en effet, dans toute sa vérité, pour nous rappeler à son ordre, à la laideur, à la pauvreté, à la bassesse, à la violence, à la haine. Qui fut assez fou, un jour, pour désirer quoi que ce soit d’autre ? — Moi ? — Quelle étrange idée.

18.4.24

Jérôme Orsoni
, 18/04/2024 | Source : cahiers fantômes

Regardant par la fenêtre de toit aux côtés de Daphné qui pleurait parce qu’elle n’avait pas envie de quitter le lieu où nous avons passé les vacances et que je venais d’essayer de consoler, dans le ciel bleu pur d’où le vent avait chassé tout nuage, j’ai vu passer un avion, et je me suis souvenu que, il y a quelques jours, je ne savais plus exactement quand, depuis je l’ai appris, c’était le neuf avril, j’avais lu dans mon journal la page où j’évoquais le ciel sans avions que nous avions regardé, Daphné et moi, un jour durant le confinement, le 9.4.20, le journal de ce jour-là en a conservé pour moi le souvenir, et ensuite, je me suis souvenu de ce ciel, vide, ou sans avions dedans, du moins, et à présent, je pense, ce monde où il n’y a pas d’avions dans le ciel, nous ne le connaîtrons plus, mais nous avons eu la chance de le connaître, nous ne connaîtrons plus de monde sans satellites qui brillent comme des ersatz d’étoiles dans le ciel, la nuit, nous ne connaîtrons plus ce monde où la réalité n’est pas abîmée par des artifices douteux, nous ne verrons jamais le ciel qu’on pouvait voir il y a des dizaines de milliers d’années. Et que nous soyons nostalgiques de quelque chose que nous n’avons pas connu, de quelque chose que nous ne connaîtrons jamais, de quelque chose dont nous ne savons pas comment c’était parce que nous ne pouvons pas en faire l’expérience, nous ne pouvons qu’en offrir une description indirecte passée par des milliards de mains, nostalgiques que nous sommes d’une réalité de milliardième main, n’est-ce pas la plus étrange des conditions ? Comme si nous étions privés de nous-mêmes et que nous nous souvenions de ce dont nous sommes privés alors même que nous ne pouvons pas nous en souvenir parce que nous ne l’avons jamais vécu. Nous avons des souvenirs qui ne sont pas les nôtres qui nous rendent nostalgiques d’expériences qui ne sont pas les nôtres. Et ainsi, nous ne vivons pas tout à fait dans ce monde, nous ne sommes pas tout à fait nos contemporains, nous sommes les contemporains de tout le monde et, ce faisant, sommes les contemporains de personne. Nous vivons des expériences qui sont toujours marquées par la distance, l’éloignement, la différence radicale, le hiatus, — est-ce pour cela que nous couvrons le monde de détritus, pour nous venger de ce monde qui nous prive d’un monde que nous n’avons pas connu et dont nous sommes nostalgiques ? Quelque chose se tient là, qui fut visible, il me semble que je pourrais le saisir et le tenir dans ma main,  aussi longtemps que je le voudrais, mais ce n’est pas là, parce que c’est invisible, je le sais. Et cela est le cœur de mon expérience. Dans le journal du journal, j’ai couru huit kilomètres, tâchant tout sourire d’éviter les gens, rares certes, mais en trop, et je me suis perdu sur un sentier, brièvement, mais assez longtemps pour penser à présent que la vie a un sens, fût-il celui-là, celui-ci seul que je lui donne.

Unknown
, 18/04/2024 | Source : Les Écumes

J'ai nagé sous un ciel bleu réjouissant, j'ai nagé avec les muscles de mon dos courbaturés, mon souffle ample et mes rêveries. J'ai regardé le soleil marbrer le fond de la piscine. J'ai loué ma rigueur, ma discipline, dans ces heures de natation, d'exercices, de plongées anatomiques.
Peau déjà bronzée. Marques du maillot. Dans mes onglets Internet, d'autres palmes, des bonnets de bain sans une once de discrétion. Des exercices pour le crawl. Cercle vertueux, je me tourne vers la course, pratique un Pilates fait de rigueur et de précision, multiplie les entraînements divers comme on conjure de mauvais sorts
Et partout, ce qui fait survie.
Battements.
Mouvement.
J'ai recommencé à nager pour ne jamais lâcher le bord des heures. Pour la régularité dans l'enchaînement des longueurs, des respirations.
J'embrasse le ciel bleu en cherchant son reflet sous mes brasses.
Je tiens au chlore comme à une fiole d'antidote.

18/04/2024

(Notes, pas recopiées :)
. « Paris te fait du bien » (Karima).
. « Il flippe pour une carte postale mais pas pour te sucer dans la rue » (Antonin).
. Je me demande s’il sent l’odeur de Marin sur moi. S’il arrive à l’identifier même. À reconnaître son parfum et celui de son appartement qui ont tout imprégné par la force des choses (peau, cheveux, vêtements) et qu’il connaît, d’une certaine manière.
. Il lit Figures du communisme. Moi La pluie d’été. Je dis c’est trop.
. Sexy boy, Air — parce qu’il se lève et déambule dans sa chambre à moitié nu, dans demi-sommeil je dis : sexy boy, alors il met la musique de circonstance.

17.4.24

Jérôme Orsoni
, 17/04/2024 | Source : cahiers fantômes

Moments dans l’être, moments dans la vie, ai-je rêvé cette nuit ? Moments où je me sens bien, c’est-à-dire dedans sans reste, moments où je me sens mal, envie de sortir prendre l’air. « Dedans sans reste », qu’est-ce que cette intériorité, intériorité à quoi, je demanderai, et à cela, je ne sais que répondre ? Marchant sous les poutres gravées de feu de la tour de Montaigne à Saint-Michel du même nom, je me suis senti profondément ému, par l’être qui dure de l’existence, et la présence de ces sentences qui n’étaient pas plaquées sur un lieu à elles étranger, mais intériorisé dans l’habitat, dans l’habitacle. La tour tourne le dos au château, comme s’il fallait se détourner de quelque chose pour se tourner vers une autre, la tour tourne, c’est son principe même, à l’extrémité de l’enceinte, à la frontière, sur la frontière, à l’extrême limite entre le dedans et le dehors, une chose et puis une autre. Si l’on se détourne d’une chose, c’est moins contre cette chose même que pour cette autre chose, l’inconnue, fût-elle ce qui de nous est le plus intime. Étages de l’habitat qui communiquent entre eux par un escalier à vis, mais aussi des ouvertures, trappes qui circulent du dedans au dehors, le son de la chapelle monte à la chambre cependant que les coffres de Michel descendent par un système de poulie du cabinet pour être chargés sur des carrioles avant de partir en voyage, et enfin la librairie où l’écriture indique le sens de la déambulation, monter à main droite, faire le tour de la pièce, descendre à main gauche, laquelle est devenue droite entretemps, remonter par l’allée centrale, inverser et recommencer. La tour tourne autour de tout. Cette nuit, à un moment entre le sommeil et le réveil, j’étais occupé à rêver d’une orgie où une femme notamment était en train de traire dans sa bouche le formidable sexe sombre d’un être qui se tenait debout derrière elle et dont je ne voyais que le membre turgescent, être qui n’était déjà plus tout à fait humain, mais semblait quelque animal fantastique, et ce fut la seule image claire que je conservai de ce rêve qui saillait sur le fond de corps enchevêtrés aux poses incompréhensibles quand je m’éveillai. Je ne me suis pas senti excité au réveil, ce dont j’avais rêvé me semblait avoir été juste là, comme s’il était parfaitement normal de rêver d’orgie où des êtres fantastiques copulent avec d’humaines femelles, et après tout, pourquoi ne le serait-ce pas ? J’ai failli écrire une phrase sur « la norme », ensuite, « ce qui est normal et ce qui ne l’est pas », mais je ne le ferai pas. Je veux parler d’autre chose, mais de quoi ? Tout à l’heure, sur la route du retour de Saint-Michel-de-Montaigne, Daphné tenait son carnet ouvert sur les genoux et, les yeux fermés, traçait avec le crayon que je venais de lui offrir chez les Eyquem des lignes à l’aveugle sur une page blanche. Et puis, elle ouvrit les yeux, regarda ce qu’elle venait de faire et traça d’autres traits, les yeux ouverts cette fois. Ensuite, elle me demanda son livre, pas celui avec la bande dessinée, l’autre, me dit-elle, et elle se mit à lire. La voyant faire, essayant de ne pas donner l’impression que je la regardais, j’ai trouvé mon mode de vie tellement imbécile, avec tous mes écrans qui avalent tout le temps qu’ils me volent, tellement plus imbécile que le sien que je me suis vu, vivant plus simplement que je ne le fais, dans une vérité plus grande que je ne le fais — je crois que c’est le mot qui convient, « vérité » —, simplement avec un livre, un crayon et un carnet pour tout équipement. Et « vérité », en effet, je ne crois pas le mot déplacé, entre nous et laquelle il y a tant d’obstacles, tant de diversions. Car, qu’y a-t-il de plus incroyable, et de plus beau, qu’une enfant qui dessine les yeux fermés ? Pourquoi ne demeurons-nous pas des enfants qui dessinons les yeux fermés ? Comment cela se fait-il ? Comment cela se peut-il ? Il faut changer, oui. Il faut changer de vie.

Mars 2024, journal

la souris
, 17/04/2024 | Source : Grignotages

Vendredi 1er mars

Le boyfriend m’avait manqué. Nous allons voir la suite (mais pas la fin) de Dune, mangeons coréen (mais pas épicé).

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Samedi 2 mars

se réveiller apaisée,
se rendormir ensemble,
se relever seule et apprécier enfin la vacance des vacances
(débarrassée de l’anxiété),
étaler de la marmelade de gingembre puis de la nocciolata,
faire du tri dans ses abonnements RSS, entre blogs disparus (supprimés) et abandonnés (transférés dans des signets statiques) ; devrais-je tenter d’envoyer des messages à ceux dont je me souviens ? il y a là tout une époque, déjà,
discuter toute la journée, au gré des émissions qu’on coupe pour mieux rebondir et digresser, s’embrasser dans nos pyjamas puants jusqu’à pas d’heure

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Dimanche 3 mars

Assis sur le bord du lit, on parle de spécialités culinaires détestables, et j’adore à ce moment la currywurst qui anime son profil, feuille de gingko de rides autour de l’œil, commissure du rire large, élargie par l’onde des fossettes en parenthèse. Il mime le curry saupoudré à même la saucisse, son sourire rebique, tressaute, un truc dégueulasse, pas même une sauce, rien.

C’est si intense d’habiter contre lui que le départ est arrachement, je pleure par anticipation, ça faisait longtemps.

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Lundi 5 mars

Un meme de niche, mais de qualité.

Montage montrant Timothée Chalamet dans Dune, lorsqu'il est soumis à l'épreuve de la boîte noire… sauf que la boite avec la main est remplacée par un podotrainer (appareil pour muscler le pied des danseurs).

…Mercredi 6 mars

Rêve. Toute la force du désir pour un jeune homme aux cheveux plutôt longs, plutôt blond, les traits embrouillés quand je vois enfin son visage, probablement parce que mon inconscient n’a pas su à partir de quels traits lancer son IA. Je monte avec lui dans le car, naturellement ; je nous associe. Il me faut être près de lui, avec lui.

Marchant, je dévie mon chemin jusqu’à rencontrer son épaule ; ses doigts s’insèrent entre les miens, c’est la joie qui soulage, qui irradie, lumineuse, le comble du désir ni frustré ni comblé. On traverse des rues, des jardins que je ne reconnais pas bien ; y a-t-il vraiment toute cette ville-là en parallèle de la voie qui mène à Opéra ? Le désir transfigure la ville, je me dis distraitement.

En ronde resserrée autour de nos deux poings entremêlés, mon désir me fait face et anticipe mon mais : je suis en couple avec le boyfriend et ne le quitterai pas, c’est aussi intangible que le désir d’être avec cet autre, dans cet instant absolu, parallèle. Il soulève une main, l’autre, nos mains mêlées, comme on hausse les épaules, et nos poings retombent comme des nœuds de platane élagué ; il s’écarte et se rapproche dans une danse qui n’a pas eu le temps d’exister. Et pourtant cette acmée en deçà de toute sexualité, bonheur fulgurant de me sentir liée à lui, doigts entremêlés comme deux adolescents qui s’oblitèrent lorsque je sens son corps s’approcher d’un bout de ma cuisse.

Lui parti, je dois toujours aller travailler, mon inconscient m’a laissée dans mon ancien boulot, mais je ne me retrouve pas dans la ville. Il y a un glitch géographique, je suis au bord de la mer, non au bord d’une étendue d’eau gigantesque, dans un cratère qu’il me faut contourner. Je reconnais ce lieu hype où je ne suis jamais venue : c’est Americanah. Voilà donc ce dont ça parlait, ce roman que je n’ai pas lu. Je me trouve si loin d’où je devrais être, j’accélère le pas, me fraye un chemin parmi la crique de restaurants bobo, les cuisines à ma gauche, les tables à ma droite, il y a des néons violet, des espèces de soufflés en bun de burger aux graines de sésame, et à un autre stand un truc énorme (lobster roll ?) en forme de croissant. Je m’extrais, en retard, agacée, arrive en ville enfin, où je croise AndieCrispy qui boit un verre avec quelqu’un — AndieCrispy naturellement, dans un lieu hype. Elle m’apprend que je suis à Rennes, et je peste en m’éloignant que la signalétique des transports est exactement la même qu’à Paris et ne laisse pas deviner qu’on s’est égaré : je suis probablement montée dans un autre car que je pensais en suivant le jeune homme désiré.

Réveillée, je sens toujours cette intensité du désir, l’intensité folle du désir des rêves. Quel est donc ce désir qui veut m’éloigner, et pourquoi m’en trouverais-je égarée ? Si je parvenais à l’identifier, à le localiser, peut-être cesserais-je de m’éparpiller dans l’anxiété sur la carte de France-mosaïque où le boyfriend et moi ne parvenons pas à nous mettre d’accord sur un lieu à habiter ensemble. Cette dissonance, ne pas coïncider avec mes points de repère, ça me travaille.

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Le cours se dissout dans les souvenirs de notre formatrice et se transforme en récit sur son enfance et sa carrière à Cuba.

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Je révise mon examen blanc et danse classique au parc Barbieux au soleil. Une dame âgée me complimente, un ado me parodie.

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Jeudi 7 mars

Ma voix reste coincée en filet dans l’aigu, essoufflée par la démonstration et le stress, et les épreuves blanches se passent ainsi. Je me fiche presque qu’elles se soient plus ou moins bien ou mal passées tant je suis soulagée que ce soit passé — sans que mon cerveau parte en erreur 404, comme j’avais fini par le craindre. J’ai tenu le timing, j’ai tenu le coup. Même si je ne parviens pas à endiguer le stress le jour de l’examen, je sais désormais que je peux donner cours avec, et cela seul devrait suffire à le faire descendre d’un cran.

À l’entretien, les yeux de N. se mettent à déborder sous la salve de questions à l’implicite désobligeant. Sa main passe rapidement d’un côté et de l’autre, et sa voix répond sans trembler : je n’avais jamais vu personne flancher émotionnellement et se reprendre avec la même habileté que si elle avait trébuché.

Lors des retours des formatrices, il s’avère que je ne sais pas faire correctement les torsions qu’impliquent les épaulements — c’est couillon parce que c’est le thème de mon cours. Les larmes me montent au nez à mon tour.

On finit avec plus d’une heure de retard sur l’emploi du temps : les retours se sont transformés en discussion sur la place de la créativité et de l’expression dans la danse classique, et la (non-)existence de lien avec ce qui est attendu de nous en éveil-initiation. Sur le chemin du retour, N. met le doigt dessus : pour nos formateurs, pour la professeure d’AFMCD notamment, formée à l’Opéra et passée au contemporain parce que c’était là qu’elle trouvait à s’exprimer, un cours de danse classique ne permet pas l’expression de soi. Comme si la trame des exercices et l’exigence du placement ne laissait aucune place à l’interprétation. Comme si on ne pouvait pas jouer avec la musicalité (être un peu en avance ou en retard), le regard et les ports de tête (en projection lyrique vers le lointain, replié sur un intime proche ou en lien ludique ou provocant avec le public), les dynamiques (alors qu’on en a bouffé des dynamiques différentes avec la choréologie…). Comme si on ne pouvait pas éprouver la sensation d’échapper à la pesanteur dans les sauts, de planer dans les tours, de rendre tout son corps sensuel d’une manière qui n’a rien ordinaire. Comme si on ne pouvait pas se sentir le roi du monde, rayonnant, dans un pas de bourrée. Si on n’éprouve rien de tout ça, si on ne s’amuse en rien pendant un cours de danse classique, alors oui, mieux vaut se tourner vers une autre esthétique ou une autre pratique artistique. Mais c’est une question d’affinité personnelle, et cela me hérisse le poil qu’on transforme son ressenti (tout à fait légitime en tant que tel) en jugement essentialiste.

Ce discours fait de la danse classique un simple marchepied technique vers une autre forme de danse qui seule permettrait l’expression. Plus pervers encore à mon sens, pour ne pas perdre la danse classique dans le processus, certains de ses défenseurs (c’est le cas de notre directrice) requalifient de classique (ou « classique d’aujourd’hui ») les œuvres de danse contemporaine qui nécessitent une solide base technique classique (celles qui sont données à l’Opéra, en gros) — et paf, le classique d’aujourd’hui est devenu du contemporain, à croire que Christopher Wheeldon, Justin Peck ou Cathy Marston n’existent pas. Ne pourrait-on pas laisser chacun faire ses cours et ses chorégraphies à sa sauce sans devoir forcément transposer les recettes des contemporains au classique pour faire actuel ? Il y a de la place pour tout le monde.

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Vendredi 8 mars

Assis par terre en tailleur sur un coussin carré. Au bord du coussin carré. En inversant les jambes croisées. En papillon. En lotus raté. Assis les jambes allongées devant soi, chevilles croisées. Cheveilles décroisées. Une jambe repliée. Les deux. Les bras autour des genoux, recroquevillé. Avachi. Dos au miroir. Dos arrondi. Une jambe dépliée devant. Assis à genoux, pieds à plat. Orteils crochetés. Sur le coussin et en dehors. Assis en pretzel stretch ou gomukhasana. Assis en amazone sur une fesse, les deux genoux repliés et empilés. Mal assis. Assis de 9h30 à 18h30 à regarder huit cours et quatre entretiens au format examen. Je ne sais pas qui des élèves-sujets, qui ont fait et refait, ou des spectateurs avaient le corps le plus endolori à la fin de la journée.

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Samedi 9 mars

Assises autour des tables rectangulaires assemblées en un grand carré comme les chevaliers épuisés autour de la table ronde, nous faisons le tour des plats comme on décompte les blessures et les survivants après le combat. Derrière les mains et les papiers blancs ou bruns mais tous tâchés de gras, il y a des frites et des nuggets KFC commandées par Deliveroo, du pain frit fourré et des msemens aux épinards de l’excellent bouiboui tunisien du coin, des frites encore, accompagnées d’une espèce de burrito rayé régulièrement de la plaque qui l’a réchauffé. Contre toute apparence, nous sommes dans une école de danse, plaisante-t-on. L’unanimité du gras dans un silence inhabituel pour la tisanerie dit la fatigue des épreuves passées, blanches comme une nuit.

L’après-midi est passée à bouquiner. En début de soirée, cela me frappe d’un coup : le silence. Dans l’appartement (absence de sifflement et vrombissement, le radiateur et la pompe à chaleur sont au repos), mais aussi et surtout dans mon esprit : le stress a cessé d’agiter toutes les pensées qui se présentaient. La boule à neige gyrophare a été reposée sur l’étagère. Les vagues de pensées parasite se sont retirées. À marée basse, je redécouvre l’acouphène qui avait été enseveli sous toute cette agitation, un Mont-Saint-Michel-Atlantide. Le bruit du silence.

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Dimanche 10 mars

Après presque vingt ans de campagne périgourdine (c’est drôle cet adjectif accolé à autre chose qu’à une salade de gésiers), Dad veut déménager pour se rapprocher de la ville — on s’fait vieux, qu’il me dit en rigolant à moitié au téléphone. Ah ! Dans mon esprit, j’ai déjà changé d’interlocuteur : voilà la preuve que les longières, comme les appelle le boyfriend en rajoutant un i, ne sont pas une bonne idée.

Dans l’optique d’un déménagement, Dad a fait du tri et fait numériser de vieilles vidéos prises au camescope, retrouvées dans les cartons non déballés du précédent déménagement. Je passe une partie de l’après-midi à les regarder.

La première bande comporte mon premier spectacle de danse : je ne lâche pas des yeux la prof en coulisse — copier, copier, copier. De dos, je me trémousse sur la panthère rose, en maillot rose comme toute la rangée de gamines que je dépasse d’une tête. À défaut de pouvoir déhancher, je bouge les épaules : l’absence de dissociation est typique d’une enfant des cet âge, mais l’énergie que j’y mets fait ressembler à une strip-teaseuse qui remue du croupion. De face, c’est plutôt la tenancière bedonnante en tenue d’aérobic. De profil, c’est merveilleux, je fais tourner la queue en tissu synthétique qu’on nous a accrochée au derrière, assortie aux oreilles du serre-tête. Je me souviens encore de Mum qui râlait que, ça n’allait pas du tout, certains parents avaient cousu ça n’importe comment, en façonnant des queues étroites comme si c’était un chat. La vidéo contredit la vérité-qui-sort-de-la-bouche-des-parents  : les queues de chat sont très bien ; moi j’agite une queue de castor. Dans la chorégraphie suivante (parce qu’il y en a deux !), je suis affublée d’un chapeau qui ressemble à une assiette en plastique retournée, agrémentée de morceaux de tulle, et quand j’y pense, je hurle de toutes mes cordes vocales sur une chorégraphie chantée.

Dad m’a prévenue en riant qu’il y avait mes débuts de prof de danse. Je me retrouve devant une scène dont je n’ai aucun souvenir, en Bretagne, à diriger de manière totalement tyrannique deux camarades de jeu d’assez bonne composition pour accepter que j’ajuste leur position et les replace manu militari.

Il y a des choses amusantes. Les enfants des voisins tout jeunes. Une bougie d’anniversaire que je ne souffle pas parce que ne comprends pas le concept (le petit garçon à côté de moi, lui — aucune idée de qui il s’agit —n’attend que ça). Des arc-en-ciels dessinés en tenant 3 feutres ensemble (mon obsession adolescente pour la plume double de calligraphie avait donc des racines plus anciennes !). Un pinceau martyrisé, consciencieusement écrasé jusqu’à la garde, les poils en pétale. Un chat qui se trimballe attaché à un père Noël à l’hélium, et que mon grand-père câline sans le délivrer. Des objets que j’imaginais arriver plus tard dans l’enfance.

Il y a des choses amusantes, mais j’ai aussi cette impression poisseuse que je vois quelque chose que je ne devrais pas voir, un passé qui devrait y rester. Quelque chose de triste émane de ces vidéos, sans que je comprenne de suite pourquoi. Il y a cette mini-moi désagréable, sans sourire. Des cadeaux écartés les uns après les autres. Les bougies d’anniversaire indiquent 3 ans. Indice. Je vérifie, retrouve le gâteau des 2 ans : sourires. C’était bien l’époque du divorce de mes parents. Je me mets à faire attention aux cadrages, aussi. En Bretagne, la caméra dévie de nos jeux d’enfants pour s’attarder sur le visage de ma belle-mère qui nous observe, absorbée. Je la vois à travers le regard amoureux de mon père. Je vois le regard amoureux de mon père. Dans les vidéos plus anciennes, Mum n’apparaît qu’avec moi, quand par hasard elle entre dans le cadre parce qu’elle s’occupe de moi. Elle semble voûtée en permanence au-dessus de moi, et le cadrage est resserré, comme si cette enfant était devenue leur unique trait d’union, qu’ils centraient toute leur attention dessus et ne se regardaient plus au-dessus d’elle. Les discussions hors champ ne se répercutent plus sur un visage, mais sur des rangées de plantes devant une fenêtre dépolie : truc arty ou désir d’évasion, de fuir ?

Mon père est absent de la plupart des images (sauf à de rares exceptions, c’est lui qui filme), mais toujours présent, et c’est exactement comme dans mes souvenirs les plus anciens : je sais qu’il est là, mais je ne le visualise pas. Ces vidéos m’offrent des souvenirs qui manquent, mais qui sont aussi de trop, je m’y sens de trop : ce sont les souvenirs de mon père, pas les miens. Comme un passé sur lequel je ne devrais pas me retourner — parce qu’il est passé ou parce qu’il est porteur d’une tristesse insue. Mon père m’a dit envoyer les mêmes liens de fichiers à télécharger à ma mère : il a pensé à elle, et n’a pas pensé à ce qu’elle pourrait y voir aussi (généreux et maladroit).

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Lundi 11 mars

Exercice de petits sauts (très) rapides : j’y suis ! (et rame sur plein d’autres choses, m’énerve contre mes chaussons, bon)

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Mardi 12 mars

Je pleure encore, quand il est question d’assumer la posture de prof sans tout savoir ; on touche à un sentiment d’illégitimité profond. Se contredisent en moi l’injonction à renoncer au perfectionnisme (je n’en ai plus l’énergie, de toutes façons) et la liste longue comme le bras d’améliorations à apporter qui m’est comme à mes camarades adressée. Tout ce qu’on a appris pour créer et transmettre un cours, qui a demandé tant de travail, devient un simple prérequis qui rentre à peine en ligne de compte dans l’évaluation. Cela me donne l’impression que les efforts sont balayés et que ce n’est jamais assez.

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Mercredi 13 mars

Une nouvelle recette de croziflette (sans les crevettes).

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Jeudi 14 mars 

Rêve. J’étudie quelque part que je n’arrive pas à situer, au Vietnam ou en Thaïlande, est-ce Bangkok ? mais je suis contente de revoir ces paysages, Ninh Binh ? Je prends un bus, ce n’est pas le bon, mais je découvre la Mandchourie, un aperçu gris-bleu-vétuste, que je pourrai revenir visiter plus souvent, je n’y avais pas pensé, mais quitte à étudier par ici, c’est vrai.

Au réveil, WhatsApp me notifie les nouvelles photos envoyées par Dad depuis la Martinique, où il a grandi. Ce voyage-pélerinage me fait bizarre, des retrouvailles qui sonnent comme un adieu. La vieillesse va à l’enfance ?

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Journée à donner de très courts ateliers à l’Opéra de Lille. Nous profitons de la pause déjeuner pour lire sous les dorures, dans un immense rai de lumière proportionnel aux fenêtres du grand foyer. C’est étrange comme jouir du luxe revient souvent à l’oublier.

Dorures Programmes de l'Opéra de Lille Rotonde de l'Opéra de Lille Lustre de la rotonde Statue de fillette Interrupteur en plastique moche avec une étiquette "Lustre"

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Vendredi 15 mars

Chaises mi-plastique transparent mi-plastique imitation bois, comme si des fragments de chaises avaient été récupérés et raccommodés.
Définitivement fan des chaises de la cantine de l’Opéra de Lille.

Une limousine dans Roubaix, voilà qui relève de l’apparition ! (Probablement louée pour un mariage bling-bling, c’est la conclusion à laquelle le boyfriend et moi parvenons après une analyse sociologique à l’emporte-pièce.)

Ombre d'une statue cernée d'une aura lumineuse, projetée sur le mur derrière un escalier
Le fantôme de l’Opéra de Lille

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Samedi 16 mars

Rêve. Des connaissances avancent devant moi (mon ex loin devant), balletomanes ou mélomanes, je ne sais plus, sur un chemin de terre qui s’escarpe. Je vais au cinéma, je crois, mais est-il bien raisonnable de ressortir si tard ? L’heure objective me surprend : il n’est même pas 18h. Avec la fatigue, je me pensais au milieu de la nuit — noire. Le chemin rapidement n’en est plus un, si abrupt qu’il faut l’escalader. Je mets mes pieds dans les encoches laissées par les gens qui me précédent, ou les ignore quand elles deviennent boueuses, et sur ma gauche m’accroche à des racines comme à une corde pour pouvoir progresser. Je me réveille là, en pleine nuit, pleine ascension.

Depuis le TGV, je capte à nouveau le terril-hérisson : cette fois-ci, la ligne d’arbres nus qui émerge me fait davantage penser à la crête d’un dinosaure (après recherche : un stégosaure).

Le boyfriend me parle de crunch, et il n’est pas question de tablettes de chocolat (quoique).

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Dimanche 17 mars

Illustration de martine en fondu devant

Rêve. Un devoir à rendre pour la fac, sous forme de dessin —dont une quatrième devant fondue avec le buste penché en avant (une position que j’ai souvent adoptée dans la rotonde de l’opéra de Lille lors de la courte improvisation pour accueillir les enfants) ; est-ce que des pointillés renforceraient les torsions ?

Au réveil, ça me rappelle cette illustration de Martine petit rat de l’Opéra.

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Lundi 18 mars

Les suggestions de correction de mon amie M. sont désormais listées dans un fichier, et je les efface à mesure que je les intègre au manuscrit. En prenant une grande inspiration, je scinde et remanie un chapitre en deux, ça semble passer. Je rectifie des questions d’épaulement (l’effacé de l’école française est un écarté derrière dans l’école russe, qui utilise l’effacé pour parler de ce que l’école française nomme ouvert — j’ai dû me faire un tableau de correspondance pour ne pas m’embrouiller). J’avance. Avec enthousiasme. Je me dis qu’à ce rythme, je pourrais avoir fini la v2 en quinze jours.

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Mardi 19 mars

Fin de l’enthousiasme. Les résultats de l’examen blanc communiqués par visio me dépriment. Je me doutais que ce ne serait pas mirobolant, mais je tombe des nues en découvrant que je n’ai pas la moyenne à l’entretien. 11 et des briquettes en tout : ça passe, ça passerait, mais de justesse. Plus que les résultats en eux-mêmes, c’est l’absence de marge qui me zappe le moral : il suffit que quelque chose se passe un peu moins bien le jour J, et je pourrais ne pas l’avoir. Je n’avais jamais vraiment envisagé cette hypothèse dans le cadre d’un travail régulier. Des concours, j’en ai raté — la majorité, même —,  mais des examens, jamais. Le début de panique est étouffé par l’abattement ; ça me renvoie à mes échecs passés en danse, à croire que je suis indécrottablement médiocre dans ce domaine que j’aime tant (ou si lié à la manière dont je me suis construite).

Inutile d’essayer de continuer à retravailler le manuscrit la confiance en berne. Je passe de la créativité à la passivité, à lire Dune dans le jardin au soleil. L’envie de fuir m’ouvre la porte de cet univers de science-fiction que je pensais aride, et dont je me découvre rapidement avide.

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Mercredi 20 mars

Rêve. C’est une session d’éveil-initiation qui n’était pas prévue, dans un drôle d’espace, comme si les studios de danse étaient au centre d’une arène et que les couloirs, arrondis, étaient des parts de camembert entamées tout autour, sur deux étages, je ne m’y retrouve pas.

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Comme d’autres fois, nous nous faisons un banh mi dans le 13e.  Nous mangeons à la même table de pique-nique — à côté d’un rat mort, découvre-t-on à la fin. Il y a du béton partout mais le soleil est revenu. Nous faisons un tour au temple le plus improbable qui soit, dans un parking. Un tour chez les Frères Tang. Un tour pour un gâteau poisson fourré aux haricots rouges — détour, la boutique n’existe plus. C’est étrange, j’ai l’impression que nous sommes en décalé, juxtaposés à nos moi passés que nous décalquons sans les incarner.

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Sur Netflix, nous restons plantés devant Damsel, un nanar comme je n’en avais pas regardé depuis longtemps.

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Jeudi 21 mars

Mon amie L. ne peut pas dire qu’elle va bien, ce serait mentir. Mais elle va, on va dans Versailles, une glace à la main. Attablée devant une part de tarte pas terrible, elle le savait, dans le calme de la Cour des Senteurs qui ne sent rien, il est question d’argent et de deuil, de Titiou Lecoq au passage (je pense à la biographie de Balzac quand elle me parle d’un essai dont je découvre l’existence quelques semaines plus tard à la médiathèque). Avec des frites de patate douce pour la route, elle me raccompagne, on cause, jusqu’à la gare. Le coucher de soleil est beau, un peu triste, à travers les arbres de la lichette de parc qui offre un dernier sas avant le bétonnage massif de la gare routière et ferroviaire. On profite toujours jusqu’au dernier moment, avec L., jusqu’à l’approche du train, presque, cette fois rangées sur le côté dans le coursive extérieure de la gare (pourquoi ne pas l’avoir isolée du froid par des vitres, mystère). Je me sens mieux en revenant — non de m’être éloignée de sa tristesse., mais d’avoir passé un moment toujours si nourri en sa compagnie, malgré les circonstances.

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Dimanche 24 mars

Retour à Roubaix pour préparer les cours — à donner : après un grand moment de flou administratif, je récupère entre 4 et 8h hebdomadaires en tutorat (lequel tutorat devrait évoluer en CDD jusqu’à la fin de l’année scolaire si tout se passe bien).

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Lundi 25 mars

Il me faut à peu près le double d’un cours pour le préparer. Je passe donc cinq heures pour le premier cours de deux heures avec les élèves de troisième cycle. Créer des exercices cohérents qui vont les préparer à leur variation de fin d’année et tombent bien en musique me prend un temps infini. J’écume les albums de Nate (Fifield) pour trouver des musiques avec un tempo qui convient et/ou ajuste l’exercice pour qu’il corresponde à la carrure. Je teste avec mon corps, compte, reteste, fatigue, me rappelle de marquer sans faire à fond. Travailler à partir d’un objectif technique me pousse à des combinaisons qui ne me sont pas naturelles. Plus c’est logique et profondément motivé, plus ça me semble tarabiscoté — jamais je n’aurais proposé ça spontanément (mais aussi : jamais je ne m’en serais crue capable). Les tiraillements entre l’objectif, la prédilection des habitudes et la contrainte musicale transforment la création de chaque exercice en une énigme à agencer — tantôt casse-tête (casse-pied ?), tantôt ludique.

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Mardi 26 mars

Avant le cours, le pianiste me demande s’il y a des morceaux auxquels j’ai pensé : me voilà en train de chantonner la danse des sabots dans la salle des profs (hé mais tu chantes bien ! élue phrase surréaliste de l’année), puis de montrer l’extrait correspondant sur mon téléphone. Il ne connaissait pas, trouve ça génial : il y a un nom pour ce genre de ballets ? ballet comique ? À défaut de mot-clé, je lui passe l’extrait avec les poules. Ça fait toujours un choc quand on découvre que le ballet peut ne pas se prendre au sérieux (il n’est pas prêt pour les Trocks).

Le choc est plus grand encore lors de la découverte mutuelle de notre âge : je pensais qu’il avait pas loin du mieux, et lui, que j’étais proche du sien. Nous avons treize ans d’écart. Lorsque je partage ma découverte sur le groupe WhatsApp, les filles n’en reviennent pas, et se marrent d’avoir vouvoyé comme un aîné ce jeune homme plus jeune qu’elles.

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Se retrouver en salle des professeurs en qualité de future prof alors qu’on est encore élève, c’est aussi essuyer les réflexions d’anciennes danseuses qui ne comprennent pas que les jeunes se tournent vers l’enseignement sans avoir fait une carrière d’interprète. Le pianiste s’en étonne en toute bonne foi : en musique, les deux sont liés, il ne pensait pas que c’était possible. Si, si, c’est mon cas par exemple — petit coucou je suis là adressé indirectement à la prof qui me répond direct, uppercut bien placé : « Je sais, mais ça manque, voilà. » Exit en trombe. On mettra le manque de tact sur le compte de la fatigue — c’est elle qui tient à bout de bras l’école malmenée par les arrêts maladie et départs à la retraite.

Pour le sentiment de légitimité, on repassera. Et pourtant, pour la première fois, que l’argument vienne d’une autre que de moi, qu’il vienne d’elle précisément, me permet intérieurement de le contrer : ses qualités indéniables de chorégraphe dans les spectacles de fin d’année ne sont pas liées à sa qualité d’ancienne interprète et ne se répercutent pas spécialement dans ses cours ; en y réfléchissant un peu, ceux de H., ancienne étudiante de la formation qui n’a pas fait carrière en tant que danseuse, sont même davantage infusés de culture chorégraphique.

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Premier cours aux élèves de troisième cycle. Ma tutrice trouve mes exercices intéressants. Au vu du temps de préparation, j’espère bien. À la sortie, le retour d’une élève me met en joie : ils ont bien aimé le cours, ils ne sont pas toujours stimulés comme ça.

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Mercredi 27 mars

Rendez-vous téléphonique avec la coach-psy mise à disposition par l’école. Il y en aura un second. Elle me fait faire des liens, en délier d’autres (ne pas chercher de la cohérence là où il y a juxtaposition de points de vue divergents). Grâce à elle, je comprends mieux pourquoi la période me met dans cet état — ridicule en soi, mais cohérent si l’on considère qu’elle réactive des enjeux qui m’ont structurée à l’adolescence, et même avant.

Passage pile. Quand un rai de soleil vient taper pile sur celui qui figure sur la photo accrochée

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Jeudi 28 mars

La réunion Zoom de l’équipe pédagogique à laquelle j’ai été ajoutée en qualité de stagiaire me laisse le cul entre deux chaises. Gênée par et pour elle, je ne sais plus où me mettre quand ma tutrice me complimente devant tout le monde alors que ce n’est vraiment pas à l’ordre du jour, et que tous sauf elle en sommes conscients. Pour le reste, en école de danse comme partout ailleurs, les réunions sont manifestement l’occasion de se faire mousser en étalant son parcours, et l’on s’accorde à dire qu’il faut décider sans rien décider.

Premier cours où je fais travailler leur variations aux élèves de troisième cycle. Dans la variation garçon, je corrige l’élan anticipé des bras pour prendre le grand jeté entrelacé ; c’est fou, mais en le faisant à la manière de la vidéo, je me sens adopter une dynamique de danse masculine. Dans le début de la variation, pieds joints en parallèle, je lui demande d’essayer de serrer les genoux l’un contre l’autre ; non seulement cela lui est possible, mais sa ligne se métamorphose du tout au tout

Il y a aussi cette jeune fille qui n’a pas la même variation que les autres, parce qu’un niveau en dessous, et manifestement persuadée de valoir encore moins. J’essaye de l’encourager ; elle me remercie comme si on ne se donnait pas souvent la peine de croire en elle. Sa technique n’est pas robuste, certes, mais ses ports de bras sont aussi beaux que les longues manches délicatement colorées de son justaucorps.

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Vendredi 29 mars

Parfois les possibles l’horizon se rouvrent, pourvu qu’on ne lésine pas quelque effort, tout redevient contingent et facile, fluide. Une douzaine d’heures de cours hebdomadaires émergent d’un entretien informel avec une directrice d’école de danse. La cire dépilatoire disparue des rayons de mes supermarchés habituels est là, au Match au coin de l’école, visité alors que mon interlocutrice m’annonçait une dizaine de minutes de retard. Je retourne tous les savons pour lire le parfum gravé sur chacun d’eux ; pour 1,99 €, j’aurai de la verveine sur les mains. Quand je ressors, j’ai l’après-midi devant moi à Lille avant le cours de posture ; François Civil se présente à l’unique séance de 15h30. Après le siège en tissu de la salle, un siège en faux cuir se déforme à mon séant pendant que la chute du mur de Berlin se répercute dans la Bulgarie communiste entre mes mains. Je replace le marque-page devant la page blanche de la Deuxième partie quand vient l’heure de partir pour le cours, où mon corps répond présent et guilleret. Mes rotateurs sont d’accord pour napper l’extérieur de la cuisse et la rabattre vers l’arrière, à droite comme à gauche. Ça fait du bien. J’ai l’air d’avoir vu la vierge, apparemment ; à chacun sa béatitude. Je la poursuis avec une tartine improvisée à base de ricotta, d’huile d’olive, de tomates en tranches et d’herbes de Provence, et dégustée adossée au micro-ondes.

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Samedi 30 mars

Rêve. Une araignée-migale à éviter, qui s’affine quand il devient question de l’attraper avec une espèce de barquette plastique retournée. Les pattes se défont comme des vers lorsque la barquette la cisaille, et s’enroulent d’elles-mêmes autour d’anses (d’un panier ?) comme des liens magiques, qui deviennent inertes sitôt liés.

Retour de la déprime-anxiété face aux cours à préparer, aux retours anticipés. Fatigue. Je me fatigue.

(sans titre)

Unknown
, 17/04/2024 | Source : Les Écumes

Je dors si mal, je dors si mal, je me tiens à la veille, je tempête, emmêle mes cheveux à me tourner et me retourner, empêtre mes pieds dans les pans du jour fini, du jour que je retiens par la manche, une minute encore, une petite avant la mort.
Sois la main qui apaise et immobilise, lèche mon ventre et fais-y germer la paix d'une journée bien vécue, quittée repue et sans regrets. Laissons s'abreuver dans l'exact espace entre ta langue et ma peau les oiseaux de minuit, les rêveries sans féerie, le petit feu de tes doigts qui dévalent hanches, os et inventaire tatoué, peau brûlée, muscles éprouvés, nuage brûlé.
Caresse mon dos en une comptine, comme on apaiserait la rage d'un enfant des bois.
Embrasse mes paupières, cloue-les, borde-moi d'un foyer tiède.
Abandonne-moi au sommeil, fais-moi déesse d'un culte païen et obscène, nudité claire et rite obscur.
Laisse-moi dormir contre toi.
Emmêle mes doigts à tes poils, tes cils aux miens, dormons de la fièvre des fugueurs célestes.

i cœur Cayalá

Thomas Terraqué
, 17/04/2024 | Source : Thomas Terraqué

on comprend que Cayalá n’est déjà plus Ciudad Guatemala – du moins pas la Ciudad qu’on connaît, celle grouillante bétonnée, rongée d’oxydes, collapsée du trafic automobile. Très chic, tout près, Cayalá est au contraire un hâvre calme et blanc, propre, un hâvre de très grande saloperie.

Dans les années quatre-vingt-dix, derrière les quartiers riches à l’est de la capitale, à l’endroit où il n’y avait encore rien, un groupe d’entrepreneurs à la tête desquels, sans doute, les sept familles qui possèdent les entreprises les plus importantes du pays, ont décidé de bâtir un quartier immense rien que pour eux, les élites ladinos. Il fallait se mettre à l’abri de cette ville même qu’ils ont méthodiquement rendue invivable, par ce geste de sécession-doigt d'honneur qu’ils nomment Ciudad Cayalá.

Mais ces gens sont des brutes. Style néo-romain grotesque avec supermarchés établis dans des bâtiments en forme de grossier parthénon, blancheur immaculée, parvis proprets – seul endroit du Guatemala où l’on trouve des poubelles de rue ! –, fontaines boursoufflées, magasins Nike, boutiques fashions, spas et cinémas, parcs verdure ombre et tyrolienne pour les petits chéris à délasser. Un rêve d’Europe abruti contre leur propre pays

L’article i cœur Cayalá est apparu en premier sur Thomas Terraqué.

16.4.24

Jérôme Orsoni
, 16/04/2024 | Source : cahiers fantômes

Si j’avais les moyens de mes goûts, je ne serais pas forcément plus heureux mais je serais nécessairement beaucoup plus riche. Ce qui signifie que ma vie ne s’en trouverait pas grandement changée. Aussi, la question se pose-t-elle de savoir pourquoi j’ai les goûts que j’ai ? S’agit-il d’une anomalie personnelle dans l’évolution de l’espèce ? Ou bien d’un phénomène inhérent à toute transition de classe dans l’histoire d’une lignée ? Moi, descendants d’immigrées, d’ouvriers, de bergers insulaires, sur l’échelle de la transfugue sociale, je me situerais ainsi à un niveau intermédiaire entre une position et une autre, dans une sorte d’inconfort moral, donc. Ce que ce selfie sociologique peut bien vouloir dire (d’aucuns, jamais avares de mots, parleraient d’auto-analyse), je n’en ai pas la moindre idée. Probablement rien, mais alors pourquoi me livré-je à pareille logorrhée ? À ce sujet aussi, le mystère demeure entier. On a beau multiplier les explications, on se trouve toujours un peu à côté de la réalité. Mes goûts n’ont pas besoin de moyens pour se réaliser, ils existent, un point, c’est tout, changeant comme tout le reste au gré du temps, au gré du vent, et je n’ai pas besoin d’argent pour les matérialiser ; ils n’ont pas besoin de matière, ce sont des atmosphères, des attitudes, des manières de faire et des manières de voir le monde. Et cela, qui est le plus difficile à saisir, c’est le plus important. Est-ce pour cela — tâcher de fixer des impressions, des intentions, des inclinaisons autrement impossibles à fixer — que les gens écrivent ? Pour qui écrit bien, je le crois, en effet. Exercice de précision, de détermination (pas au sens contraire d’indétermination, mais  au sens de suite dans les idées), moins de fixation que d’appréhension, de compréhension. C’est la saison où éclosent les roses. Depuis que nous sommes arrivés, je les observe pousser, c’est-à-dire écarter de leurs pétales tirant sur le rouge le vert de l’enveloppe. Si j’en crois mes calculs spontanés (de pures suppositions infondées), les premières fleurs devraient être complètement ouvertes avant notre départ. Si j’étais ce genre de personne, je verrais là une sorte de présage. Mais je suis le genre de personne qui, si elle devait trouver un titre ultime au recueil infini de ses pensées, intitulerais ce dernier d’un mot simple et ample à la fois, Expériences. Où cette personne note, par exemple, des choses comme : « Jacinthe des bois. Primevère des bois. Bouton d’or. » Cet ouvrage serait-il différent de ce journal ? à vrai dire, je ne le crois pas. J’ai toujours dit que c’était faute de mieux si j’avais appelé ainsi ce texte aussi long que ma vie, parce que je ne savais pas où j’allais le commençant, même le quotidien s’est imposé peu à peu, ce texte qui n’a rien à voir avec ce que l’on entend par ce mot banal de « journal » et où, la plupart du temps, il ne se passe rien. Est-ce à dire que j’écris afin qu’il se passe quelque chose dans ma vie ? C’est une idée, oui, mais pas la mienne, je crois. Si j’avais les moyens de mes goûts, tu sais, je n’écrirais peut-être pas, je me contenterais de vivre, tout bêtement. Et peut-être, oui, faut-il un manque, quelque chose de cassé pour écrire. Sinon, à quoi bon ? Qui n’a pas quelque chose de cassé, de manqué, de manquant, peut bien écrire, certes, je ne dis pas le contraire, c’est même la majorité des x qui font ça, mais pourquoi, au fond, oui, pourquoi ? Aujourd’hui, j’ai franchi trois fois le Styx. Voilà, avec les roses quasi écloses, pour la partie proprement « journal » de mes expériences.