peut-être que je me souviendrai de cette période comme de celle de l’épuisement, ou de la limite toujours frôlée et jamais atteinte, ou du grésillement qui vient mais ne sature jamais, ou de vouloir écrire, me sentir, me dire écrivaine, et ne jamais vraiment écrire ce que je voudrais écrire. peut-être que je ne m’en souviendrai pas, ou alors juste de la fatigue, bête et méchante, la brutalité rouge de la fatigue dont on ne peut rien tirer, ni écrit, ni leçon, ni forces pour ensuite.
il me semble que je suis toujours en train de déplacer des affaires, toujours en train de remplir des valises, d’emmener mon chien par-ci, par-là. mes gestes sont contraints par le sac sur mon dos et la laisse dans mes mains, et le ballottement du train à l’intérieur duquel les gestes s’exécutent. le train s’arrête, nous en sortons mais le ballottement continue. à Paris ou ailleurs, il est impensable que le dehors reprenne ses habits doux, son ici arrimé à la terre.
quand Piero est là, comme pendant notre séjour parisien, tout en moi se réajuste et ce mouvement me désarme, je tombe toujours dans ses bras. je sens la rigueur que j’essaye d’avoir s’adoucir. le quotidien est jeté sur nous comme un couverture tiède qui à la fois rassure et endort, dans laquelle parfois nous nous perdons et regrettons ensuite le temps et l’énergie déployée à nous perdre. je me demande souvent comment être la mesure de cet amour dans un monde découpé en rythmes, qui n’est pas celui que nous choisissons. comme les rythmes sont cruels, nos rythmes très différents, moi et mon corps du matin, qui m’écroule de fatigue à neuf heures du soir, lui dont l’humeur n’émerge pas avant midi et qui peut veiller la nuit durant. parfois je ne sais pas qui nous sommes en dehors des corps prisonniers dans les rythmes qui les dessinent. qui suis-je quand je m’extirpe du lit le matin sans réveiller Piero, déposant un baiser sur son épaule tatouée, pensant à la journée de travail, à tout ce que je voudrais et ne peux pas faire de mon corps et de mon temps ?
ce qui est certain, c’est que je ne suis jamais la meilleure version de moi-même dans le fait d’aimer, c’est encore quelque chose que je dois faire, apprendre à aimer mieux, enrayer ce mouvement d’adaptation constante à ce que je crois comprendre des attentes de l’autre. il y a cette formule de Winnicott, qui dit qu’une adaptation parfaite aux besoins de l’autre relève de la « magie » ; pour un nouveau né, « l’objet qui se comporte d’une façon parfaite ne vaut pas mieux qu’une hallucination ». en somme, ce que je fais, quand je m’adapte, c’est que j’essaye de disparaître.
Winnicott va me sauver, peut-être. à cause de lui, je paye ma dette envers ma psy, qui traîne depuis deux ans, c’est très littéral : je fais un virement de 300 euros intitulé « séances 2021« , mais je ne lui écris pas de mail pour reprendre le travail, pas encore.
les appartements défilent sur les écrans de nos ordinateurs, il y a énormément d’appartements dans chaque ville, dont certains n’existent même pas, il y a de vrais appartements, de faux appartements, et de l’espace entre, virtuel ou non. on en visite certains, de ceux qui existent, nous nous laissons aspirés par la potentialité des lieux. où disposerons-nous les affaires, où irons-nous faire des courses, le lit d’Heitor, les livres, dans des quartiers, entre quatre murs, ensuite quoi faire des projections, les maisons défilent, avec elles les manières de vivre, peut-être, toujours peut-être, puis un jour non c’est sûr, mais la projection reste là comme un fragment inabouti, elle s’accroche plus longtemps que la pensée. nos forces s’éparpillent dans les hypothèses. dans les allées de la Villette le grand soleil la main de Piero dans la mienne, le gras sucré de churros qui nous brille dessus, les enfants qui jouent partout, j’oublie un peu que le mois de mai fut terriblement froid et pluvieux, et que Piero repart bientôt, que nous ne savons toujours pas où nous vivrons, à partir d’août, je pense juste que je l’aime profondément et qu’une vie est possible.
il n’y a qu’ensemble que j’aime regarder des séries, sinon je piétine, j’ai l’impression que j’aurais dû faire autre chose. je ne sais pas si c’est un snobisme de ma part mais je déteste m’abrutir, regarder ou lire quelque chose de moyen voire de bête. en fait je crois que c’est parce que j’ai déjà constamment la sensation de lutter contre la brume intérieure, que je me sens déjà, constamment, abrutie, moins intelligente que ce que je pourrais être, si je n’étais pas toujours rattrapée par le vague, l’inattention, le flou de mon rapport aux choses. dans la dernière saison de Six Feet Under je suis impressionnée par la scène, ou plutôt l’épisode entier durant lequel un oiseau s’infiltre dans la maison. quel procédé magnifique, l’oiseau survolant chaque tension logée dans chaque pièce, modifiant, révisant, attisant les comportements de chacun et chacune, jusqu’au geste meurtrier. je me dis, partir de ça. de ce frôlement, des battements d’ailes. écrire une nouvelle qui serait au centre d’un triangle, quelque chose comme Lispector <> Six Feet Under <> Cortázar. arrivés au dernier épisode, tout le monde nous a tellement vendu la fin que nous la détestons.
ma maladresse et ma rêverie s’aggravent. un verre de vin explosé à la table d’un bar, une figurine de Pégase au BHV, que je laisse tomber au sol et dont les ailes, oui les ailes, littéralement se brisent. quand j’étais petite j’adorais Pégase, je le dessinais partout, il ne résiste pas à ma main d’adulte anxieuse. pourquoi dès qu’on met un pied en région parisienne tout s’accélère c’est comme si j’avais la manche toujours coincée dans l’ascenseur ou dans la porte d’un métro, une femme est morte comme ça, dans la ligne 6, un collègue me raconte ça justement dans l’ascenseur, le lendemain de l’incident d’un autre ascenseur, je serre les dents.
toute la journée je pense à écrire, je demande à l’écriture de m’attendre, de se tenir sage à l’intérieur. en somme je lui parle comme à mon chien, à qui je demande aussi de m’attendre, auquel je m’adresse toujours pour lui dire tout et n’importe quoi, au point que l’éducatrice canine me dit que je devrais lui parler moins, qu’à présent pour lui ma voix doit être comme la radio, comme le brouhaha de la radio. j’ai honte de mon rapport anxieux à l’animal. un jour, au cours d’une dispute, Piero désigne le chien et me dit « ça, c’est ta dépression !« , et je me terre de honte car au fond je sais que c’est vrai. dans le texte que je suis en train d’écrire, tout le monde pourra faire le même geste, le même commentaire, et ce sera encore plus vrai que le vrai, et Ziggy sera libéré, j’aurais placé mon affreuse dépression dans un autre objet, il redeviendra un chien, mon chien, mon petit bébé.
il aime tellement l’eau, le courant de la Marne, défier les cygnes et les canards, il est tellement un chien, je ne sais pas si je vais m’habituer, si ça va arrêter de me solliciter le cœur. je découvre un groupe de chiens et leurs propriétaires aux abords du grand parc dans lequel ils n’ont pas le droit d’entrer. j’ai l’impression que tout le monde se prend d’affection pour Ziggy, que Ziggy est particulièrement intéressant, touchant, qu’il interpelle les gens, mais ça c’est mon cœur (ma tendresse dépressive) qui le dit.
ici dans la rue les vieilles dames viennent me parler de leur petits chiens morts en voyant le mien, très gros et vivant. il y a celle qui boîte, avec ses yeux hagards, elle s’adresse directement au chien au lieu de me parler, elle dit « ta maîtresse et moi avons presque les mêmes chaussures » (pas du tout), elle dit « la mort du mien je ne m’en remets pas » et ses yeux se brouillent encore davantage alors elle baisse la tête et elle s’en va. une autre me décrit avec une très grande précision l’urne funéraire dans laquelle repose Daisy, morte à 14 ans, sa petite Daisy dans l’urne en nacre rose avec un cœur « en diamants« , une figure d’agneau et une marguerite. « ça doit être joli » je dis, sans y croire. je pense à Ladivine, la mère, dans le roman de Marie N’Diaye, et ses petites figurines, et le fait qu’elle se transforme en chien. je pense à Annita, la vieille dame du troisième, qui elle n’a pas de chien mais parle aussi à Ziggy et m’invite plusieurs fois à prendre le café chez elle, mais je n’ai pas le temps et je me déteste de ne pas avoir le temps.
au milieu de tous ces portraits de femmes s’invite le souvenir de J. ou plutôt de ma honte liée à J., la voisine de Brasilia qui avait un adopté une petite femelle basset absolument adorable, baptisée Amora. mais elle n’arrivait pas à s’en occuper, entre le boulot, sa fille, etc., à chaque fois que je la croisais elle semblait épuisée. un jour, peu avant Noël, j’ai vu son mari, dont j’ai oublié le nom, et il m’a dit qu’ils avaient dû donner Amora à cause d’une allergie de peau assez grave que sa femme avait développée. je n’ai pas beaucoup réfléchi et j’ai envoyé un message à J., pour lui dire que j’étais désolée, etc., que c’était quand même triste cette histoire de maladie de peau. ce n’est qu’en discutant avec Piero que je me rends compte qu’il s’agissait probablement du mensonge officiel pour couvrir l’épuisement de J. et la place qu’il n’y avait pas pour le petit chien dans la maison, dans le quotidien quotidien. que j’ai rendu les choses pires, le mensonge grossier, en y adhérant sans réserve et en me comportant comme s’il était vrai. les quelques fois où nous nous sommes croisées par la suite, il y avait la distance de la gêne polie entre nous. l’histoire était probablement destinée à leur fille de sept ans, et il était attendu des adultes qu’ils l’adoptent publiquement tout en lisant la vérité derrière. je ne sais pas pourquoi je pense souvent à cette incompréhension de ma part, j’ai envie de me secouer, de m’engueuler.
j’essaye de tout faire, je suis toujours au bord de l’épuisement sans jamais pourtant que l’épuisement n’arrive. contrairement à J. et aux autres personnes épuisées du monde, je n’arrive pas à abandonner quoi que ce soit. il faudrait par exemple décider que faire un Master en parallèle de tout n’était probablement pas la meilleure idée du monde, mais je m’accroche, quitte à tout faire moyennement. je ne profite pas assez du monde, je ne profite pas assez de Piero, pas assez de Chloé et Cindy, je pars tôt du bar, obligée d’aller promener le chien, de travailler pour le master, de ne pas me coucher trop tard car le lendemain je travaille, etc., etc., etc., à l’infini du demi-présence anxieuse. je ne sens plus mon corps, souvent, c’est pour ça que je me fais mal ou que je casse des choses.
en parallèle je sens mon caractère de plus en plus sérieux, un sérieux sec, retourné sur lui même, concentré sur ses propres racines, et à la fois flottant, sans ancrage. peut-être un peu comme dirait Caetano Veloso (pour dire tout autre chose) « meu coração vagabundo / quer guardar o mundo em mim« .
je dis à Piero en fait il est possible de tenir toujours tenir à l’infini, tenir tenir tenir sans jamais craquer, ce sont juste nos résistances qui s’élargissent, nos limites deviennent informes. il acquiesce en silence, c’est notre dernière nuit avant longtemps, avant presque trois mois. à chaque fois, une déchirure, jamais au même endroit pourtant. même quand je pense avoir pacifié mon rapport à la distance, à la séparation, elles viennent me blesser d’une autre manière, comme un vol d’oiseaux malins.
de retour à Saoû, pour le temps intermédiaire. mon père passe ses journées à recouvrir l’encadrement des fenêtres de mosaïque, en écoutant ses disques préférés : Nina Simone, Mighty Mo Rogers, Sade, Misia, Cesaria Evora. il chantonne toujours le même air, peu importe la musique. c’est presque excessivement pittoresque, de faire de la mosaïque avec des azulejos et des coquillages achetés à Action, dans ce petit village traversé par des caravanes de touristes qui prennent en photo tout et n’importe quoi dans la rue où nous habitons, mais ça fait longtemps que je ne l’avais pas vu faire une chose qui lui plaise autant.
je loue à mon père sa grand pièce du rez-de-chaussée, presque une cave, les gens passent leur bras par la fenêtre pour caresser Ziggy, une femme fait même entrer son visage et me demande « vous aussi, vous êtes dans l’artisanat ?« , ils pensent que le village entier est comme une grande communauté d’artisans et d’artistes, ce qui n’est pas totalement faux (je pense qu’il y a ici la plus forte concentration d’accordéonistes de toute la France) mais ce sont surtout des lieux où habitent des gens, ces gens se débrouillent pour vivre d’une certaine manière. j’entends tous les commentaires des promeneurs des jours fériés, dont beaucoup sont habillés comme des parisiens en vacances, près du petit pont sous lequel je baigne le chien, une femme dit « un truc que j’ai jamais compris c’est pourquoi ils mettent des panneaux comme ça dans les sites touristiques » elle baisse son imposant appareil photo et s’éloigne, je regarde le panneau en question, que je n’avais jamais vraiment remarqué, c’est celui qui signale la traversée d’enfants, en face de l’école.
ici dans la pièce humide, sous les belles voutes, le chien est toujours mouillé de rivière, le pain n’est jamais vraiment sec, il fait froid et même frais lorsque la chaleur s’allonge sur les rochers à l’extérieur. je dors sur un petit lit et Ziggy sur un autre, je prends le café avec un livre nouveau le matin avant de prendre mon shift, je pense à Piero là dans notre Brasilia lointain, j’embrasse mon téléphone du bout des lèvres lorsque le matin je me réveille avec un long message. lors de mes promenades ce sont les vers d’H.D. et d’Inger Christensen, « ma passion : m’éveiller« , qui guident mes pas sur l’herbe mouillée, sur les tapis de luzerne, dans les taillis de genêts sauvages (Lilou m’explique que ce sont les arbustes avec lesquels sont faits les balais des sorcières), à travers l’odeur âcre des excréments de biches, au creux de la forêt, sa partie calme, non-traversée. dans la lumière du matin, je remarque que la tête du chien se couvre petit à petit de poils blancs, au bord des yeux, sur le relief du museau. j’ai peur de passer à côté de ma vie.
(photo d’en haut provenant des Archives départementales de la Drôme)