En lisant le journal du trois novembre deux mille vingt-quatre que Guillaume Vissac a mis en ligne aujourd’hui, j’ai eu le sentiment que, modulo certains aspects plus ou moins intimes de nos biographies respectives, j’aurais pu l’écrire moi. Ce qui, évidemment, n’est pas possible parce que ces aspects plus ou moins intimes de nos biographies respectives modulo lesquels j’aurais pu écrire le journal de Guillaume Vissac font que, précisément, je ne peux pas écrire le journal Guillaume Vissac, ils modulent nos existences et nos relations, mais cela me semble toutefois suffisamment remarquable pour être souligné. Je n’entends pas, ce faisant, dénoncer un quelconque plagiat, tant s’en faut, ni même tracer je ne sais quel parallèle avec des œuvres de la période cubiste de Picasso et Braque, disons, dont on ne parvient pas toujours à distinguer qui est l’auteur de quoi, ce n’est pas cela, non plus, mais plutôt que je ressens très personnellement quelque chose dans le rythme, l’absence de technique narrative au sein de laquelle toutefois le récit peut se déployer en passant du coq à l’âne, manière de penser qui est souvent le signe d’une grande intelligence, la juxtaposition d’éléments qui peuvent sembler triviaux et d’éléments qui ne semblent pas l’être, une sorte de flux où rien ne distingue vraiment le très intime de l’universel, l’ordinaire des jours de la philosophie, et que rien ne les distingue, cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de différences, mais qu’elles ne sont pas essentielles, qu’on peut passer de l’un à l’autre avec une certaine facilité dès que l’on écrit, facilité dont on aimerait pouvoir jouir lorsque l’on vit tout simplement, mais ce n’est pas toujours possible : on n’est pas seul au monde. Quand je lis le journal de Guillaume Vissac, je me réjouis de n’être pas seul au monde (ce n’est pas seulement quand je lis le journal de Guillaume Vissac que je me réjouis de n’être pas seul au monde, si tel était le cas, ma vie serait désespérément désespérante, déjà qu’elle n’est pas toujours folichonne folichonne, ne noircissons pas exagérément le tableau), et cela est d’une importance décisive parce que, si tel n’était pas le cas, on n’aurait pas de réponse à apporter à la question déjà suffisamment embarrassante (étant donné ce qu’il se publie chaque jour, ce n’est pas la peine d’en rajouter) : À quoi bon lire ? Dans le journal de Guillaume Vissac, justement, il est question de la question de la lecture, question qui déchire régulièrement la France, vieux pays qui, nonobstant un état de dégradation nettement avancé et passablement déplorable, pense être un phare qui brille dans la nuit du monde, sans doute parce que les autorités compétentes s’imaginent que la culture française s’exporte à l’international, bon moyen, se frotte-t-on les mains, de maintenir positif le solde de la balance commerciale, lequel, naturellement, est négatif depuis plus de vingt ans, car ainsi va la gloire du monde, et, en le lisant, je me suis fait remarquer que, sans doute, le goût ignoble — de plus en plus ignoble — des riches et la décroissance massive de la lecture — et plus largement de la culture — au sein de la population générale sont deux phénomènes concomitants, pour ne pas dire que le premier est la cause directe du second. Ce qui, je crois, n’est pas tout à fait inexact, même si cela réclamerait, afin de l’établir de manière pas trop incertaine, des développements supplémentaires auxquels je ne suis pas forcément disposé. Mais j’y ai déjà pensé, l’autre jour, avec cette histoire de banane scotchée et vendue à plusieurs millions de dollars que son propriétaire, il a raison, il ne faut pas gâcher, a fini par manger, et qui a déclenché les salves d’indignation de rigueur, Mais enfin, une banane, ce n’est pas de l’art ! Reviens, Boticelli, reviens ! Sono diventati tutti pazzi ! et je me suis dit qu’Arthur Danto, quand il avait annoncé, après avoir vu les Brillo Boxes d’Andy Warhol à la Stable Gallery de New York en 1964, la fin de l’art, c’est-à-dire l’accomplissement hégélien de l’art, la révélation de sa nature philosophique et son disenfranchisement de la philosophie, littéralement son désaffranchissement, son assujettissement, comme on a pu le traduire, par souci d’élégance, mais cette traduction semble inexacte : le désaffranchissement n’étant pas la même chose que l’assujettissement, le désaffranchissement philosophique de l’art a une dimension historique, c’est-à-dire que l’art, après s’être affranchi de la philosophie, revient à sa vraie nature qui est d’essence philosophique, peut-être, n’avait pas eu tout à fait tort, finalement. Pour Danto, en bon hégélien, la révélation de la vraie nature de l’art désaffranchi de la philosophie, cela ne signifiait pas qu’il n’y aurait plus d’œuvres d’art, voire des bonnes, mais qu’on avait tout dit, que l’histoire de l’art — dont le sens donc est de révéler l’essence philosophique de l’art — avait été achevée, réalisée, menée à son terme, comme on voudra. Il y aura encore des œuvres d’art, et même des bonnes, semblait ainsi nous dire Arthur Danto, mais elles ne seront plus intéressantes, ce sera un peu comme revoir un film dont tout l’intérêt réside dans le retournement de situation final, comme revoir Usual Suspects, par exemple, une fois la fin connue, ce n’est plus très intéressant, sinon pour analyser comment le scénario nous a mené en bateau. La banane de Maurizio Cattelan était de l’art, il n’y avait aucun doute à ce sujet (depuis Marcel Duchamp, on savait que tout pouvait devenir de l’art et ce que Danto avait appris en regardant les Brillo Boxes de Warhol, c’était que la différence entre une œuvre d’art et une chose ordinaire n’est pas visible, qu’elle est invisible, c’est-à-dire de nature conceptuelle, ce qui peut passer pour un sophisme, et l’est peut-être un petit peu, mais il ne faut pas oublier que, pour Danto, les œuvres d’art n’existent pas en dehors du monde de l’art où elle prennent corps et sens), mais elle ne nous apprenait rien de la nature de l’art, il n’y avait plus rien à apprendre de l’art, Warhol et Danto nous ayant tout dit à ce sujet, à moins de vouloir se re-raconter l’histoire de l’art, comme je viens de le faire rapidement. Et, en effet, sous ma douche, cela m’avait pris cinq minutes, environ (j’exagère à peine), pour passer en revue les événements conduisant du ready-made de Marcel Duchamp aux boîtes de lessive en contreplaqué d’Andy Warhol. Si je voulais vraiment raconter comment j’en suis venu à la phrase que le journal de Guillaume Vissac m’a inspirée, il faudrait ajouter que l’art n’ayant plus rien à dire, il n’a plus aucun sens, ce n’est qu’un ensemble d’œuvres vides dont le seul intérêt réel désormais, ne signifiant plus rien, ne nous apprenant plus rien, est la valeur ou, pour le dire le plus simplement du monde, les sommes que des riches sont prêts à payer pour les acquérir et augmenter leur capital financier d’une dimension culturelle, la culture n’étant plus, depuis la révélation warholienne, qu’un aspect du capital financier. Ce n’était pas un hasard si Justin Sun, magnat des cryptomonnaies (dans cette histoire, on le voit, tout se tient), après l’avoir acheté, finissait par manger l’art. C’était tout ce que l’on pouvait faire avec l’art, désormais, le consommer : ayant été rendu à sa véritable nature, les œuvres n’avaient plus de valeur en tant qu’art, elles n’étaient que des choses parmi d’autres, consommables parmi d’autres. Et non seulement l’art contemporain, mais toutes les œuvres de l’histoire de l’art, rétrospectivement, subissaient le même sort, se voyaient réduites à des couches successives de vernis passées sur le capital financier (d’où les sommes astronomiques qu’atteignent les ventes des tableaux de Cézanne ou la soupe que l’on jette sur les tournesols de van Gogh, parce que c’est ce qu’est, désormais, dans notre culture, l’art : une couche de vernis derrière laquelle le capital ne cherche pas à se cacher, non, mais à briller). La culture n’ayant plus de valeur en soi, c’est ce que je voudrais dire aussi, faut-il s’étonner que les gens s’en détournent, s’en moquent, la traitent avec mépris, comme un vulgaire fruit produit par l’industrie agro-alimentaire, qu’on pèle, qu’on mange, et qu’on jette, quelle importance, on peut toujours en produire un autre ? Mais qu’on y pense un peu, et l’on verra que, avec la fin de l’art, c’est peut-être la fin d’une certaine humanité qui s’est annoncée à New York, au milieu des années 1960, humanité dont l’histoire aura duré quelques dizaines de milliers d’années, ce qui n’est pas si mal, après tout. Pensant à tout ce que les pages de Guillaume Vissac m’inspiraient, je me demandai comment il se faisait que, alors que tant de faquins trouvaient éditeur, lui n’en trouvait pas, ou plus, plutôt, et je fus pris d’un frisson : peut-être que si j’entends si bien ce qu’il écrit, et lui ce que j’écris, c’est parce que nous sommes tous les deux de splendides ratés. Autant faire un club, donc, en effet.