L’autocélébration sent le moisi. Toutes les époques, toutes les civilisations ont procédé à leur propre célébration et toutes ont fini par s’avérer aussi désuètes les unes que les autres. Est-ce alors que l’on n’apprend jamais rien, et que donc il n’y a pas de progrès moral possible, ou qu’il est dans la nature de l’espèce de se célébrer elle-même, et que donc il n’y a pas de progrès moral possible ? Qui sait, peut-être, il y a trente-cinq mille ans de cela, les humains qui se trouvaient sur terre à cette époque-là étaient-ils déjà occupés à célébrer leur supériorité sur le reste de l’univers ? Et ce que nous prenons a posteriori pour les témoignages d’une civilisation qui vivait en harmonie avec la nature n’est que la projection sur le document le plus daté qui soit de notre fantasme de pureté, de virginité, d’un monde intouché, inviolé, sans péché. Y a-t-il du péché ? Non, ou alors tout est péché, et c’est possible, en effet ; tout est possible, en effet. Une civilisation qui ne procèderait pas à sa propre célébration, qui ne se constituerait pas dans la célébration d’elle-même, est une contradiction dans les termes. Et peut-être, ainsi, le seul progrès moral qui nous soit accessible consiste à en finir avec la civilisation. Mais qu’est-ce que serait un tel état du monde ? Eh bien, comme nous pensons toujours de façon binaire, nous nous imaginons une forme de sauvagerie rousseauiste ou de barbarie hobbesienne, selon les sentiments dont qui pense est animé, mais il est probable que ce soit tout autre chose qui s’offre à nous : un monde qui ne porte pas en lui-même sa date de péremption, qui regarde avec lucidité son histoire, ses espoirs, son espérance de vie, au lieu d’acclamer sa propre existence. Que la société ne parvienne pas à se concevoir elle-même sans acclamer sa propre existence en dit long, en vérité, sur l’effroi qu’inspire à celle-ci l’existence de l’individu, lequel fait l’objet d’un enrégimentement systématique et permanent, le contraignant à louer toujours une entité morale qui le dépasse en nature, et non pas seulement en degrés, et sans laquelle il ne serait rien. La société mobilise l’effroi que l’individu lui inspire pour le terroriser à son tour, et il n’y a pas jusqu’à la revendication d’une individualité dont le destin est l’émancipation sociale qui ne se voit menacée dans ses prétentions intellectuelles à seulement s’exprimer. Le romantisme supposé d’une telle exigence d’émancipation s’entend toujours comme une forme d’irréalisme, et aujourd’hui la réduction sociologique des capacités personnelles à des catégories sociales prédéterminées (« riche », « blanc », « bourgeois », et caetera) participe de ce même interdit en humiliant l’individu qui a l’audace de faire valoir sa singularité : il faut neutraliser la personne, la rendre la plus neutre possible, dans une sorte de gris toujours plus estompé, comme transparent, le moins voyant possible. La singularité est tolérée dans des formes déjà connues, déjà acceptées, déjà recensées, et la célébration de la société par elle-même récapitule et rappelle la mesure exacte dans laquelle ses formes sont tolérées. Il n’y a pas jusqu’à l’exubérance qui ne fasse l’objet d’un cadastre spécifiant l’étendue de son espérance administrative. « Réjouissez-vous », « Soyez heureux », « Regardez comme vous êtes beaux », « Soyez fiers de vous », et caetera, tous ces impératifs déguisés en louanges disent la même chose : demeurez dans le périmètre de la normalité. Et l’individu qui réclame de l’amour ne se voit jamais offrir qu’une permission. C’est que, socialisé de part en part (le désir de normalité qu’exprime la demande de reconnaissance est la preuve d’une socialisation réussie : le désir de normalité est un désir normal, un désir de norme, qui demande de la norme et obéit à la norme), l’individu a oublié que la réalité échappait à la loi, et que, exactement comme la loi ne peut rien contre la réalité, elle ne peut rien pour lui. Cet hors-la-loi n’a rien à voir avec l’illégalité, au sens de l’infraction, du délit, voire du crime, il est ce qui croît dans l’au-delà de la loi, l’au-delà de la normalité. L’hors-la-loi est ce qui toujours reverdit.
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