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Jérôme Orsoni
, 27/07/2024 | Source : cahiers fantômes

L’autocélébration sent le moisi. Toutes les époques, toutes les civilisations ont procédé à leur propre célébration et toutes ont fini par s’avérer aussi désuètes les unes que les autres. Est-ce alors que l’on n’apprend jamais rien, et que donc il n’y a pas de progrès moral possible, ou qu’il est dans la nature de l’espèce de se célébrer elle-même, et que donc il n’y a pas de progrès moral possible ? Qui sait, peut-être, il y a trente-cinq mille ans de cela, les humains qui se trouvaient sur terre à cette époque-là étaient-ils déjà occupés à célébrer leur supériorité sur le reste de l’univers ? Et ce que nous prenons a posteriori pour les témoignages d’une civilisation qui vivait en harmonie avec la nature n’est que la projection sur le document le plus daté qui soit de notre fantasme de pureté, de virginité, d’un monde intouché, inviolé, sans péché. Y a-t-il du péché ? Non, ou alors tout est péché, et c’est possible, en effet ; tout est possible, en effet. Une civilisation qui ne procèderait pas à sa propre célébration, qui ne se constituerait pas dans la célébration d’elle-même, est une contradiction dans les termes. Et peut-être, ainsi, le seul progrès moral qui nous soit accessible consiste à en finir avec la civilisation. Mais qu’est-ce que serait un tel état du monde ? Eh bien, comme nous pensons toujours de façon binaire, nous nous imaginons une forme de sauvagerie rousseauiste ou de barbarie hobbesienne, selon les sentiments dont qui pense est animé, mais il est probable que ce soit tout autre chose qui s’offre à nous : un monde qui ne porte pas en lui-même sa date de péremption, qui regarde avec lucidité son histoire, ses espoirs, son espérance de vie, au lieu d’acclamer sa propre existence. Que la société ne parvienne pas à se concevoir elle-même sans acclamer sa propre existence en dit long, en vérité, sur l’effroi qu’inspire à celle-ci l’existence de l’individu, lequel fait l’objet d’un enrégimentement systématique et permanent, le contraignant à louer toujours une entité morale qui le dépasse en nature, et non pas seulement en degrés, et sans laquelle il ne serait rien. La société mobilise l’effroi que l’individu lui inspire pour le terroriser à son tour, et il n’y a pas jusqu’à la revendication d’une individualité dont le destin est l’émancipation sociale qui ne se voit menacée dans ses prétentions intellectuelles à seulement s’exprimer. Le romantisme supposé d’une telle exigence d’émancipation s’entend toujours comme une forme d’irréalisme, et aujourd’hui la réduction sociologique des capacités personnelles à des catégories sociales prédéterminées (« riche », « blanc », « bourgeois », et caetera) participe de ce même interdit en humiliant l’individu qui a l’audace de faire valoir sa singularité : il faut neutraliser la personne, la rendre la plus neutre possible, dans une sorte de gris toujours plus estompé, comme transparent, le moins voyant possible. La singularité est tolérée dans des formes déjà connues, déjà acceptées, déjà recensées, et la célébration de la société par elle-même récapitule et rappelle la mesure exacte dans laquelle ses formes sont tolérées. Il n’y a pas jusqu’à l’exubérance qui ne fasse l’objet d’un cadastre spécifiant l’étendue de son espérance administrative. « Réjouissez-vous », « Soyez heureux », « Regardez comme vous êtes beaux », « Soyez fiers de vous », et caetera, tous ces impératifs déguisés en louanges disent la même chose : demeurez dans le périmètre de la normalité. Et l’individu qui réclame de l’amour ne se voit jamais offrir qu’une permission. C’est que, socialisé de part en part (le désir de normalité qu’exprime la demande de reconnaissance est la preuve d’une socialisation réussie : le désir de normalité est un désir normal, un désir de norme, qui demande de la norme et obéit à la norme), l’individu a oublié que la réalité échappait à la loi, et que, exactement comme la loi ne peut rien contre la réalité, elle ne peut rien pour lui. Cet hors-la-loi n’a rien à voir avec l’illégalité, au sens de l’infraction, du délit, voire du crime, il est ce qui croît dans l’au-delà de la loi, l’au-delà de la normalité. L’hors-la-loi est ce qui toujours reverdit.

Unknown
, 25/07/2024 | Source : Journal des écumes

Je vis dans les marges, y flambe et y craque de petites allumettes en mots, papiers cassés, argile creusée.

J'élabore des mondes pour ne pas périr de celui-ci. On m'a dit trop virulente, alors j'ai compté mes sous et sur elle pour le graver au-dessus de mon genou. Virulente... Je suis virulente oui, je suis virulente du cri de cet homme, son œil perdu après le tir d'un CRS. Je suis virulente de la CAF qui baisse tous les trois mois et sans raison. Je suis virulente d'avoir déjà eu le téléphone coupé. Je suis virulente des mamans qui sautent le diner, des prisons remplies, des fachos qui défilent dans la rue. Je suis virulente car je crois qu'un autre monde est possible et nécessaire, je suis virulente car je le veux, je nous le veux. Je suis virulente car nous méritons mieux.

J'écris et peins et invente et sculpte et coupe et imagine avec feu, j'aime et rêve, en espérant la force des mauvaises graines, le courage des pies hurlantes.

Virulente, je suis fleur vagabonde, feu de broussaille et savoirs en sorcellerie. 

Quelques siècles avant, on m'aurait tuée, jetée dans une maison de correction ou un couvent, sur un bûcher ou dans le lit d'un homme, forcée. 

2024, je porte la corvée, mais le menton haut des ressuscitées, la puissance des autres virulentes.

2024, j'écorche mon genou du mot soufflé, je ramasse mes livres et crée nos jours, embrasse la joie et nos éclats.


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Jérôme Orsoni
, 25/07/2024 | Source : cahiers fantômes

Angoisses, diverses. Hier au soir, au début de la nuit, ayant du mal à dormir, chaque fois que je me réveillais (mais combien de fois cela s’est-il produit ? je ne sais pas, peut-être une seule à peine), je songeais que je n’avais pas de succès, que je ne gagnais pas d’argent, et qu’il était donc absurde d’aller visiter la maison que nous allons visiter demain matin parce que, à cause de moi, nous ne pourrions pas l’acheter, et chaque fois, d’un revers de ma main mentale, je tâchais de chasser cette idée, avec plus ou moins de succès, cette idée, si elle n’est pas tout à fait une idée fixe revenant tout de même assez souvent chez moi, peut-être parce qu’elle est vraie, — et fausse à la fois. Ensuite, dans la matinée, dans un lieu touristique où nous nous sommes rendus pour faire plaisir à Daphné, je me suis trouvé avec des gens, et c’est la deuxième angoisse que j’ai ressentie. Double angoisse que cette deuxième angoisse, parce que, d’une part, en effet, il faut bien voir les gens, tels qu’ils sont, et non pas tels qu’on voudrait qu’ils fussent — il ne faut ni voiler ni travestir la réalité —, mais, d’autre part, on a beau savoir qu’il faut les voir, les gens, et la voir, la réalité, on n’est jamais préparé à les voir vraiment, à la voir vraiment, et, quand on les voit, vraiment, c’est toujours une manière de choc, pas violent, non, mais comme si l’on tombait en une condition plus dégradée de l’existence que celle qu’on avait l’impression de vivre auparavant (avant le contact avec les autres). Il y eut cette femme qui, avec une fort accent du sud-ouest, au sortir d’une exposition qui lui est consacrée, prononça cette sentence définitive : « Ouais, il faut aimer Tintin, quoi… » Cette mère de famille qui me sembla capable de tenir le même sourire figé pendant des heures jusqu’à prendre le bon selfie avec ses deux filles qui tâchaient de l’imiter sans succès, ce qu’elle ne manqua de leur faire remarquer. Ces deux hommes qui firent tinter leurs bouteilles de bières pour trinquer (c’était midi, l’heure du pique-nique). Et les tranches de jambon qui dépassaient des bouches affairées à mâcher, mâcher, mâcher, mâcher. Combien de milliards de mandibules ainsi occupées ? Ce n’est pas que, moi, je ne mange pas, ni que là où je réside depuis un peu plus d’une semaine il n’y ait pas de ces gens, les mêmes ou à peu près. De fait, il y en a, des gens. Il y en a partout, des gens. L’existence humaine semble infatigable. L’autre soir, quand nous nous sommes arrêtés au café de la place pour boire un verre à l’heure de l’apéritif, quand avec plaisir j’ai accepté les cacahuètes que nous proposait le cafetier (tout ceci est trivial, mais c’est la vie), j’ai bien vu cette femme singer ma façon de parler parce que, son geste et son intonation parodiques ne laissaient aucun doute à ce sujet, elle la jugeait précieuse, snob, ce qui m’a étonné parce que, moi, j’avais simplement l’impression de parler normalement, c’est dire le gouffre qui nous sépare non seulement des autres et de nous, mais de nous et de nous-même, dans l’idée que se font les autres de notre personne et dans l’image qu’ils nous en renvoient, souvent, l’on se voit comme en un miroir, peut-être pas si déformant que cela, j’ai bien vu tout cela, mais s’il y en a, des gens, ils sont moins nombreux, ils ne sont pas regroupés, ils ne convergent pas en un seul et même lieu, comme l’exige d’eux-mêmes l’ethos du touriste, triste époque. Triste époque ? Je ne sais pas. Je ne sais même pas ce que cette expression est supposée vouloir dire. Elle m’est venue comme ça, alors il m’a semblé que je devais l’écrire comme ça, mais peut-être que j’ai commis une erreur de le faire comme ça, je ne sais pas. Est-ce que je m’imagine que je la corrige en me commentant comme ça ? Pourquoi ai-je écrit cette page aujourd’hui ? Parce que je n’ai pas eu le temps de me consacrer à l’incendie d’Albertine ? Possible. L’aurais-je demain ? Je ne sais pas. Je ne sais rien. Au moins, l’idée en est-elle notée ici, où ainsi ne tombera-t-elle peut-être pas totalement dans l’oubli.

Dita Kepler, l'anti-personnage

Anne Savelli
, 25/07/2024 | Source : Fenêtres Open Space

Bonjour à toutes et à tous,

Aujourd'hui, je m'attaque, sous un certain angle, à la question du personnage de fiction, en me demandant au passage pourquoi je me complique tant la vie avec cette Dita Kepler qui ressurgit depuis 2009, date de ma première résidence d'écriture.

Depuis cette période, elle intervient en effet quand je me trouve en résidence (au 104 à Paris, à La Marelle à Marseille, avec L'Esprit du lieu, près de Nantes...). Va-t-elle désormais réintégrer un métavers ? Sans répondre, je peux tout de même donner ce scoop : elle, qui s'est immiscée dans plusieurs de mes livres, est vouée à disparaître. La Boucle impossible, livre co-écrit avec Joachim Séné, sera son dernier passage dans cette "vie première". On entend, du reste, dans cet épisode, Joachim Séné, qui était déjà présent dans celui que j'avais consacré à l'écoquartier de Châtenay-Malabry (épisode 8).

Bonne écoute, et n'hésitez pas à faire connaître Dita Kepler au monde entier : c'est le sujet même du livre ! Vous pouvez également, bien sûr, si ce n'est pas encore le cas, soutenir mon travail sur Patreon. Je vous en remercie d'avance !

(photo d'Arnaud de la Cotte)

Références :

"Espaces" de Dita Kepler mentionnés ou lus :

Extrait du texte écrit au 104 (inédit)
Compte Twitter (futur X) de Dita Kepler, créé par Pierre Ménard
Journal du silence, journal de la lutte, codé par Joachim Séné pour remue.net
Anamarseilles, publié par les éditions La Marelle
Ile ronde, déchirure tempête, publié par Joca Seria, collection L'Esprit du lieu
À travers Champs, co-écrit avec Joachim Séné, publié par L'aiR Nu
La Boucle impossible, co-écrit avec Joachim Séné, publié par Joca Seria, collection L'Esprit du lieu)

Autre lecture :
L'Ère du soupçon, Nathalie Sarraute

Extraits de bandes-son :

Remember Second Life ? It's now taking on big tech's metaverse, vidéo du Wall Street journal.
Madame Bovary, Claude Chabrol (bande-annonce)
Eugénie Grandet, Marc Dugain (bande-annonce)
À quoi je sers, Mylène Farmer (clip)

La musique du générique est toujours de Jean-Marc Montera et les bruitages de la Sonothèque.

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Jérôme Orsoni
, 24/07/2024 | Source : cahiers fantômes

Au cœur de l’écriture, il y a une idée directrice : les noms cachent quelque chose. Les noms nous cachent les êtres, dissimulent la réalité de leur multiplicité derrière l’apparence de leur unité. Il y a certes les « noms de pays », les sons, les étymons qui sont les sujets de la rêverie onomastique de Proust, les envolées poétiques qu’ils suscitent et l’écrasement quand, derrière le nom, un Brichot dévoile une racine qui ne correspond pas à l’imaginaire de l’écrivain. Mais surtout, les noms de personne, lesquels littéralement ne veulent rien dire, parce qu’ils désignent une entité unique là où ce sont des réalités multiples qui se déploient. Dans la Prisonnière (840-843), Proust résume cela d’une phrase : « Hélas ! Albertine était plusieurs personnes. » juste avant qu’Albertine ne laisse échapper le terrible « me faire casser… ». Ce n’est pas tant l’acte, à l’image duquel Proust, tout en laissant parler Albertine, finit par parvenir — cet acte, il est bien entendu dans toute la Recherche que nombre de personnages l’accomplissent, et dans tous les sens —, non, c’est l’expression. « Se faire casser le pot » désigne l’acte de se faire sodomiser. Ce qu’Albertine avoue malgré elle (« elle mit sa main devant sa bouche comme si elle avait pu faire rentrer les mots qu’elle venait de dire et que je n’avais pas du tout compris »), c’est qu’elle aimerait se faire enculer que de dépenser de l’argent pour inviter les Verdurin à dîner. S’ouvre alors, dans sa bouche fermée un instant trop tard, une autre Albertine insoupçonnée de Marcel, une Albertine qui dit des horreurs parce que c’est le langage qu’elle a l’habitude d’employer avec ses semblables quand Marcel n’est pas là. Ce n’est pas l’acte en tant que tel que l’image de l’acte, le mot de l’acte, la parole de l’acte : « Et ainsi je vis qu’elle n’avait pas dit “casser”, mais “me faire casser”. Horreur ! c’était cela qu’elle aurait préféré. Double horreur ! car même la dernière des grues, et qui consent à cela, ou le désire, n’emploie pas avec l’homme qui s’y prête cette affreuse expression. Elle se sentirait trop avilie. Avec une femme seulement, si elle les aime, elle dit cela pour s’excuser de se donner tout à l’heure à un homme. » Ce qui obsède Proust, et c’est la raison pour laquelle règne une atmosphère étrange dans la Recherche, entre le cuit et le cru, entre le raffiné à l’extrême et le salace le plus bas, parce qu’il ne pense pas à la chose, ce qui obsède Proust, c’est le langage, percer le secret qu’il cache : comment se fait-il que l’apparence de son unité vienne toujours se fracasser contre la réalité de la multiplicité ? On prend une femme pour objet de son amour, une femme éloignée de l’objet idéal de son amour, pour la pouvoir sculpter à l’image de l’idéal de son amour, et l’on voit cet amour détruit par l’irréductibilité de la femme aimée à l’idée que l’on se fait de l’amour de la femme aimée. Proust avait déjà parlé d’Albertine comme d’un « être en fuite » (599), le mouvement perpétuel de ses yeux qui cherchent les femmes épousant le mouvement perpétuel de son être, toujours changeant, toujours fuyant, toujours absent, c’est-à-dire jamais là où l’on s’attend à le trouver, car Albertine a beau essayer de complaire à son geôlier d’amour, elle est toujours une autre que celle que le désir de ce dernier désire. La complaisance ne procure aucun plaisir. Tout cela, Marcel le sait, et l’on se demande souvent, à la lecture, pourquoi il s’entête à l’aimer. Comme s’il pouvait faire autrement. Ce que Marcel aime chez Albertine, c’est la découverte qu’il fait : la fuite de l’être par laquelle il échappe au nom qui devrait le désigner. Dans Albertine disparue, cela prendra la forme de la « question d’essence » que pose Albertine, le problème que pose un nom par lequel on se rapporte à une chose (y pense, en parle, lui parle) qui n’existe pas parce que l’unité ainsi désignée est manquante, fuyante, absente, disparue, fait que l’on se demande si l’on ne parle pas toujours un peu dans le vide. Un peu trop ou un peu dans le vide ? Un peu trop et un peu dans le vide. Quand Albertine se rend compte de ce qu’elle vient de dire (la fatigue, sans doute, Proust commente : « Albertine n’avait pas menti quand elle m’avait dit qu’elle rêvait à moitié »), elle essaie de faire rentrer les mots dans sa bouche, mais elle n’y parvient qu’à moitié (l’autre moitié, moitié rêve, moitié réalité). C’est que les mots, les noms, bref, le langage, le langage nous emmène toujours un peu trop loin : au-delà de ce que nous voulons et au-delà des êtres dont nous pensons que nous pouvons le dire. Évidemment, le « me faire casser… » d’Albertine est un lapsus, et le lapsus dit toujours plus vrai qu’on ne le pense, mais c’est un lapsus révélateur, laquelle révélation du lapsus ne dévoile pas tant la psyché de qui parle — depuis le début, Marcel sait très bien à qui il a affaire, cela ne fait guère de doute, plus il avance dans le temps, et plus il découvre ce qu’il sait déjà, et c’est cela, en vérité, qui l’horrifie — que la nature de l’être qui, précisément, ne parle pas, mais est parlé. Proust ne découvre pas qui est Albertine, il découvre la multiplicité que l’unité essaie toujours de dissimuler, il découvre que nous nous trompons quand nous cherchons cette unité absente, inexistante. Or, et c’est le génie de Proust, Proust ne désarme pas, il n’accuse pas le langage d’être en défaut, ne se réfugie pas dans les vapeurs narcotiques, narcissiques de l’ineffable, il pousse le langage un peu plus loin, va tout au fond de la bouche d’Albertine pour chercher les mots qu’elle voudrait y faire rentrer parce qu’elle n’aurait jamais dû les en faire sortir. Il y a des preuves matérielles, si j’ose dire, de cette fouille : les trois pages qu’il faut à Marcel pour trouver ce qui est cassé chez Albertine en sont une, en sont d’autres toutes les expressions que Proust fait sur le modèle de « l’Albertine encaoutchoutée des jours de pluie », c’est-à-dire : des descriptions nominales, où le nom propre n’est pas traitée comme un désignateur rigide qui pointe toujours le même individu, mais comme un nom commun à insérer dans une description définie (le x tel que fx, i. e. le x qui a la propriété f) afin de parvenir à épingler parmi la série des fuyantes Albertines, l’Albertine dont on cherche à parler. Le langage n’est pas défectueux, il ne lui manque pas quelque chose pour nous faire parler juste, mais les noms nous font accroire à une ontologie fixe, rigide, où un sou est un sou, une femme est une femme, Albertine Albertine, qui est erronée. L’écrivain doit chercher dans la langue même les ressources pour dépasser cette apparence, aller au-delà, et parler des êtres tels qu’ils sont, jamais les mêmes, peut-être moins des êtres au sens où la métaphysique occidentale nous a appris à concevoir les êtres (selon le principe d’identité, x=x), que des fonctions, des déclinaisons, des variations qui se s’interrompent jamais, des événements permanents, des découvertes permanentes, de surprise en surprise, en changement permanent.

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Jérôme Orsoni
, 23/07/2024 | Source : cahiers fantômes

Je sais que dehors il y a le monde social, et ce n’est même pas que cela ne m’intéresse pas,  non, — c’est tellement mauvais. Je dis dehors, et je sais qu’il faut se méfier des métaphores spatiales, mais en l’occurrence, c’est celle qui convient : ce dehors n’est pas chez moi, n’est pas là où je me trouve, là où je veux me trouver, et c’est tant mieux. Si je n’ai littéralement pas tort de dire dehors, en revanche, j’ai tort de dire le monde social : moi aussi, je suis le monde social, le monde social n’est pas la propriété des autres, moi aussi, j’y suis, m’y tiens, à défaut d’y tenir tout particulièrement, moi aussi je parle, je peux parler, je peux me lier, me relier, me lire et me relire, non, ce n’est pas cela, ce que je voulais désigner par cette expression un peu trop facile, un peu simpliste, un peu trop sociologique de monde social, c’est la comédie du pouvoir qui se joue devant moi, et sa nullité, pièce improvisée, interprétée par des acteurs de dernière catégorie, dont on ne voudrait pas même pour tourner dans les pires des pochades, les plus indigents des navets, et qui sont là, pourtant, aux aguets, pourtant, se tiennent prêts, pourtant, s’imposent, forcent les gens, et moi, je ne veux pas d’eux, je veux qu’ils disparaissent. Comment se fait-il, alors, que chaque nuit je ferme les yeux, je dors, et quand je les rouvre, chaque matin, ils sont toujours là, ils sont allés un peu plus loin, littéralement doubles : plus loin dans l’indignité et plus loin de moi. Snob ? Je ne sais pas, je ne crois pas : existe-t-il des coteries de un ? Probablement que pas. Aussi, me contenté-je d’être moi. Hier au soir, avant de m’endormir, j’ai écouté Stéphanie d’Oustrac chanter les Nuits d’été de Berlioz et, ce soir, avant de dîner, j’ai écouté Véronique Dietschy chanter des mélodies de Debussy, et cela, ces femmes accompagnées au piano, qui chantent des mélodies françaises, je ne saurais dire pourquoi, il me semble que c’est ce qui se tient au plus près de la vérité, une vérité qui ne se réduit pas au texte (quand même j’aimerais tant pouvoir écrire « hélas ! » comme Verlaine, le même « hélas ! » que l’on trouve dans la Recherche ainsi que dans les lettres, à Madame Straus, notamment, de Proust), qui ne se réduit pas à la musique, qui est quelque chose de plus que cela : ce n’est pas un en-plus et, si l’on enlevait le texte ou la musique, cela n’existerait plus du tout, mais ce n’est pas un en-moins, non plus, c’est là, mais pas sur le mode de la présence, c’est là, mais pas sur le monde de l’absence, c’est le privilège de la musique, peut-être, étrangère à tout mystique de l’ineffable, puisque tout est dit, tout est là, il ne manque rien, pas un mot ni une note, et quand c’est juste, il n’y a rien en autre, tout est là, il faudrait presque pour en parler se livrer à une sorte de musicologie négative, mais notre sujet ne se retire ni ne se rétracte quand on l’évoque, il suffit pour l’entendre de tendre l’oreille. On risque toujours de se vautrer dans le bas-côté quand on parle de musique, comme ces spécialistes qui, évoquant la surdité de Beethoven, sont à même de broder indéfiniment sur le thème heideggerien de l’écoute sans le son. C’était une émission sur France musique. J’ai éteint. C’était trop bête. Et j’ai écouté Véronique Dietschy chanter Debussy. En silence.

36. Je connais les explosions de l’enfant, sa violence incontrôlable, l’éruption, le refus d’un monde qui ne se plie pas à sa volonté, pire : qui ne ressemble pas à ses désirs, qui nie là où elle s’affirme ; — ce sont les miennes, toutes. Et je me déteste en elle. Et je m’aime en elle. Et cela, c’est l’existence. 

37. Pas un livre pour convertir ni un livre pour divertir. Pas un juste milieu. Un livre pour exister. Un livre impossible et inclassable, tel que toute vie devrait l’être. Un livre classable (*) est un livre rendu possible par un autre, autorisé, qui peut avoir des mérites — pourquoi n’en aurait-il pas ? tout ne mérite-t-il pas d’exister ? —, mais sauve toujours les apparences, cherche à reconstituer avec lui-même et les autres une unité, à renouer avec une existence passée, morte, finie. En retard, tous les livres classables, toutes les vies possibles le sont. Pas un livre pour convertir ni un livre pour divertir, un livre pour inventer, tout inventer, rivé sur le néant.

38. Assis à ma table d’écriture, j’entendis les cloches de l’église sonner. Église déserte, délabrée, célèbre pourtant, enfin, un peu, hangar à touristes, enfin un peu, médiocre support de communication, vestige fragile d’une civilisation finie, pas accomplie, comme une bête qui souffre trop : achevée. Les civilisations s’achèvent. Elles s’accomplissent dans la forme que prend leur anéantissement. Et ensuite, elles passent. On s’en souvient, comme des jolies histoires à raconter auxquelles personne ne croira plus jamais.

39. Quelle est ma civilisation ? (Pense à la civilisation de qui ose chanter faux à la gloire de Dieu, voire de qui ne chante pas du tout.) Me posant la question, je savais ce que j’allais y répondre : De civilisation, je n’en ai pas. Ma question était donc malhonnête, mais la réponse, elle, non pas moins vraie.

40. Le paysage tout autour de la route défilait aussi vite que les idées, rien dans l’esprit que ce que les yeux voyaient, rivés sur l’asphalte, le bitume fondu, durcissant ensuite, qui avait gardé traces des passages successifs. Depuis mon habitacle vitré, je pouvais apercevoir de petits animaux morts — lièvres, hérissons, divers oiseaux écrasés ou, plus gros encore, un marcassin renversé, figé là, sur ma gauche, impotente statue, figure hiératique de l’abandon. Découverte en passant, la nature est hostile. Et la nature humaine,  — pire.

41. Je suis un civil sans civilisation. 

42. Et tout ce que je ne peux pas dire.

(*) Qu’est-ce qu’un « livre classable » ? Un livre dont on sait déjà, avant même de l’avoir ouvert, l’usage que l’on en fera. C’est-à-dire : un livre pour lequel on n’a pas d’usage, mais un livre usager. Évidemment, si seuls les livres souffraient de ce genre de défaut, nous n’aurions pas à nous plaindre, mais les livres ne sont qu’une image partielle de notre existence tout entière.

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Jérôme Orsoni
, 22/07/2024 | Source : cahiers fantômes

Aux alentours de neuf heures, le soir, heure à laquelle, en temps normal, elle est déjà couchée, Daphné m’interroge : « Papa, je ne comprends pas, dans la Recherche, pourquoi est-ce que Legrandin dit à Marcel : “non, je ne connais pas les Guermantes, ne réveillez pas la grande douleur de ma vie” ». Or, nous ne sommes pas en temps normal, nous sommes en vacances, et il va bien falloir que je réponde. Problèmes de riche, me dira-t-on (le fameux privilège blanc de savoir lire, je suppose), mais comment se fait-il, alors que je suis si riche, que je sois si pauvre ? Je réfléchis, essaie d’expliquer que Legrandin est un snob, qu’il ne dit pas qu’il souffre de ne pas connaître les Guermantes, mais qu’il ne veut pas les connaître, comme font les gens snobs (j’aurais dû lui dire que le passage était une explicitation de l’antiphrase que dit à haute voix Legrandin), que Legrandin est comme elle, comme Marcel, il vit à Paris et passe ses vacances à Combray, explique qu’une façon de lire la Recherche est d’y lire l’ascension de la bourgeoisie et le déclin de l’artistocratie, et tout ce genre de choses, les différents mondes qui ne se côtoient pas dans la Recherche et en viennent pourtant à se côtoyer. Est-ce que cela te convient comme réponse, mon chat ? Oui, mais j’ai encore deux ou trois questions à poser. Et Madame Verdurin, on est d’accord qu’elle est incroyablement bête ? Eh bien, justement, oui et non, le roman est le récit de l’ascension des Verdurin, qui incarnent la bourgeoisie. (Encore un oubli : ne pas lui avoir rappelé le portrait de la comtesse Potocka, un des possibles modèles de Mme Verdurin. Décidément, je ne fais qu’oublier. C’est quand j’écris que je me souviens.) Hier, d’ailleurs, cette fois, ce n’est pas ce que j’ai dit à Daphné, je lisais les pages qui, dans la Prisonnière, suivent le concert du septuor de Vinteuil, où Proust décrit avec une cruauté qui n’a d’égale que sa tristesse (je crois que Marcel est réellement triste de ce qu’il arrive à Charlus), comment Charlus reçoit les éloges dans le salon de Mme Verdurin, sans le moindre égard pour elle, qui enrage et prépare sa vengeance, qui sera la rupture entre Morel et Charlus, et la chute de Charlus qui ne voit rien venir. Moment donc où le mouvement d’ascension et de déchéance s’accomplit, — les courbes se croisent, comme l’on dit. Je crois que Marcel est réellement triste de la chute de Charlus parce qu’il a une phrase où il dit que Morel ne vaut pas le millionième de Charlus, manière de dire que le milieu qui prend la place du milieu des Guermantes ne vaut rien comparé au milieu des Guermantes, ce qui veut dire qu’il y a une réelle conscience malheureuse chez Proust, conscience dont — et c’est peut-être la raison pour laquelle il reste inactif en assistant à la chute du baron, ce qu’il appelle sa « lâcheté », et combien je me sens proche de Proust quand il évoque cette lâcheté, combien je suis lâche moi-même — il jouit malgré tout parce qu’elle prépare ce que Benjamin appelait avec un brin d’ironie en trop « l’apothéose de l’art » du Temps retrouvé : seul l’art apaise la douleur de notre conscience. Forcément, qui croit plus à l’art qu’à la vie, comment ne finirait-il pas par précipiter le sort de la vie, précipiter sa chute, toutes les chutes : la fin de la grandeur, la fin de l’amour, la fin de tout ? Et toi, tu en penses quoi ? Écris un poème tout à l’heure, à l’arrière de la voiture que Nelly conduisait, sur la route entre Chateaudun et le Sobio de Barjouville, le poème que voici :

En passant devant le Carrefour Market
Frissons sur ma peau, — la surface ;
peut-être est-ce l’ignorance,
ou l’insolence de l’être,
donc, d’abord je me demande :
« Oh comment peut-on, oui,
comment peut-on vivre ainsi ? »
Mais tout le monde ne vit-il pas — ainsi ?
Sauf que ce n’est pas vivre que vivre
ainsi,
me dis-je.
Comment est-ce vivre alors, oui,
comment ?
Comme je vis moi ?
Mais comment est-ce que je vis, moi ?
Est-ce seulement vivre que vivre comme je vis, moi ?
Vis-je seulement ?
Et vis-tu toi ?
Frissons devant le Carrefour Market,
nulle langue de nulle espèce n’aurait pu imaginer
ceci que je vois là,
ceci qui donne forme à nos vies,
là,
bâtis de fer béton métal,
bâtis du néant, 
tant que l’on en peut mettre dedans,
de l’être, — rien,
rien que des frissons sur ma peau,
en passant devant le Carrefour Market.
Et ma colonne vertébrale tremble :
« Oh, me dis-je encore,
oh, l’espèce d’invertébrés que nous sommes venus former ici,
dans ce monde-ci former »,
devant le Carrefour Market,
quel culte est-il né ici ?
et quel saint, de mes lamentations né ?
Temple du banal, —
j’ai peur
en passant devant le Carrefour Market. 

Vorace §08

Benoît Vincent
, 22/07/2024 | Source :

Ma voisine de palier, Ms Abigail Arbogast, est, voyez-vous donc, d’origine britannique, galloise, je crois, du côté de son père. Elle enseigne la théorie harmonique et l’art du contrepoint à Steinhardt. Nous nous sommes connus aux réunions de copropriété, et nous avons sympathisé. Elle voulait à tout prix que j’intègre un parcours académique, mais je...

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Jérôme Orsoni
, 21/07/2024 | Source : cahiers fantômes

Vers onze heures, ce matin, entendre sonner les cloches de l’église m’a rassuré. En tout cas, c’est ainsi que l’expression m’est venue. Et ainsi que je me suis senti : rassuré. Ou peut-être, tout simplement : bien. Pourtant, n’étant même pas baptisé, c’est le moins que l’on puisse dire, je ne suis pas un bon chrétien, et il me semble en outre que cette civilisation dont les cloches de l’église étaient le son est finie, ou finissante, ce n’est donc ni pour des raisons religieuses ni pour des raisons culturelles que je me suis senti rassuré par le son des cloches de l’église, mais pourquoi alors, oui, pourquoi ? Peut-être parce que, même finissante, que les cloches de l’église sonnent encore, c’était comme un supplément de vie que l’on accorderait à un moribond : on sait qu’il n’en a plus pour longtemps, mais on lui laisse accroire que cela pourrait s’étendre, pas s’éterniser, non, il ne faut pas exagérer, pour nous, l’éternité n’est plus une notion disponible, mais continuer indéfiniment, et aussi, comme il est mourant, on lui accorde certains petits plaisirs que, dans son état, on ne devrait pas lui accorder, mais cela n’est pas important, ces jours étant comptés, un de plus ou un de moins, c’est indifférent, n’est-ce pas ? Je me suis assis sur un banc dans le jardin et j’ai filmé la scène avec mon téléphone portable, la scène que donc je ne voyais pas (les cloches sonner) mais que j’entendais toutefois (les cloches sonnaient) et le son des cloches et les chants des oiseaux s’entrecroisaient pour ne former plus qu’une seule et même texture sonore : un dimanche à la campagne. Or, cette idée même d’un dimanche à la campagne ne semble-t-elle pas fausse, mensonge éhonté, hérité de l’époque reculée où la ville n’avait pas encore complètement colonisé notre univers mental, quand tout n’était pas encore devenu politique ? Tout est politique, tout est gâché ; — cela aussi, je sais que c’est vrai. Pourtant, j’ai continué ma promenade autour du bourg, traversant le parc où un vieux monsieur s’était installé pour pêcher, continuant mon chemin le long du Loir (devenu la Vivonne dans l’univers romanesque de Proust), franchissant le pont du chemin du Filoir, rejoignant la départementale en coupant par une ferme déserte, retrouvant le bourg, et caetera. Je n’avais pas ce sentiment que j’ai parfois — que tout est faux , mais que ce n’est pas grave, on peut continuer quand même, continuer à faire semblant. Je n’aurais pas dit non plus que tout me semblait vrai, mais je ne sais pas, c’est comme si cela n’avait pas d’importance, ne faisait pas la moindre différence, la seule donnée qui importerait étant de se trouver là, de faire ce que je faisais au moment même où je le faisais : être là, sans arrière-plan ni fausse profondeur métaphysique, simplement me tenir là où je me tenais, regarder autour de moi, et marcher pour le plaisir de voir, le plaisir de sentir, le plaisir de traverser, le chemin, le bourg, le pays, la vie. 

29. Les nuages au loin semblaient des automates digitaux. Ils flottaient sur l’écran du néant. Meublaient le fonds du champ perceptif comme échoués sur le récif infini. Où ai-je lu un jour que, pour les Grecs anciens, le ciel et la mer ne faisaient qu’un ? Est-ce moi qui ai inventé cette antique croyance ? La connais-je par ouï-dire ? L’ai-je rêvée ? Lever les yeux à la mer et s’immerger dans le ciel des idées. Décision d’embrasser toutes les valeurs. Et de les congédier toutes.

30.  Y a-t-il des questions autres que naïves ?

31. Dans la chambre à côté de celle où je m’étais installé pour écrire, j’entendais Daphné qui jouait, enfouie en plein été sous un épais édredon aux motifs cachemire. Je ne distinguais pas ce qu’elle disait. Pour cela, il m’aurait fallu arrêter d’écrire, perdre le fil des phrases que je m’efforçais de renouer. Je n’entendais de ses histoires, de ses discours, de ses dialogues inventés, que les [ʃ] et les [ʒ] qu’elle ne prononçait correctement que depuis peu et avec une intonation que je trouvais si belle que, chaque fois, elle me faisait sourire de ravissement. Dehors, dans la rue, les gens sortaient déjà les poubelles qui seraient ramassées quelque douze heures plus tard, au petit matin. C’était la fin de l’après-midi, et je venais de me poser la question que voici : Si je devais n’écrire plus qu’une ligne par jour, une ligne par mois, une ligne par an, une ligne de toute ma vie, serais-je encore un écrivain ? 

32. Y a-t-il des questions autres que pétrifiées d’angoisse ? Mais les questions ne médusent pas, elles mettent en mouvement, ne crois-tu pas ? 

33. M’en étant allé courir, comme tous les jours, pour tenter l’impossible, à savoir : battre la mort, ou (plus prosaïquement) lutter contre le mal par excellence de nos temps très modernes : l’obésité — trop de graisses, trop de références, trop de sucres, trop de sources, trop de produits chimiques, trop de distance, trop d’idées, trop de mensonges, trop de vérités, trop de tout, trop de rien, et caetera —, m’en étant allé courir, je revenais en longeant la rivière qui coule non loin de la maison, quand je croisai un homme assis, les yeux rivés sur son téléphone. Quand il m’entendit, ou sentit ma présence, il me jeta un regard furtif, puis replongea dans son écran. Un chiot lui était attaché par une corde. Lui aussi, il me regarda, mais il réagit à mon apparition en allant se cacher entre les jambes de son maître, qui lui lança un sévère et menaçant : Eh oh, tu fais quoi, là ? que je trouvai déplacé. Le chiot aussi, qui eut peur, me sembla-t-il, et quitta le refuge qu’il avait trouvé. Il n’y aura pas d’abri pour toi sur cette terre, pauvre petite bête. Ce n’est pas ce que je pensais sur le moment, mais plus tard, en écrivant seulement. Après avoir dépassé cet étrange couple, j’eus l’intuition que l’homme, parlant ainsi à son chien, devait parler ainsi à tout le monde, femme et enfants, s’il en avait (pourvu que ce ne soit pas vrai), comme à des bêtes.

34. Nous sommes de pauvres petites bêtes.

35. Un éclair de lucidité ou une élucubration, je ne sais. Quelle différence cela fait-il ?

Journal de lecture : Ça nous apprendra à naître dans le Nord

la souris
, 21/07/2024 | Source : Grignotages

Raconter quelque chose qu’on n’a pas réussi ou eu des difficultés à faire : c’est un sujet de rédaction pour lequel j’ai maudit la prof en 5e. J’ai cherché sans rien trouver d’intéressant, vraiment je ne voyais pas, je cherchais, mais rien qui vaille le coup, rien qui puisse tenir plus de dix lignes, rien à faire je n’y arrivais pas. Je n’y arrivais pas… mais voilà, mon sujet tout trouvé ! J’ai raconté comment je n’arrivais pas à écrire cette rédaction, et hop, affaire réglée. J’étais satisfaite de ma pirouette. La prof en rendant les copies a remarqué que c’était un truc auxquels ont parfois recours les écrivains (hé, j’ai trouvé un truc d’écrivain !), mais qu’il ne fallait pas en abuser (rho, tout de suite…).

J’ai repensé à cet épisode parce que c’est exactement ce qu’ont fait Amandine Dhée et Carole Fives dans Ça nous apprendra à naître dans le Nord. Pour répondre à une résidence d’écriture sur l’histoire d’un quartier ouvrier de Lille, elles mettent en scène leur dialogue de créatrices qui galèrent avec cette commande — presque une pièce de théâtre, hé ! Il n’y aurait qu’à changer les verres devant elles pour marquer le début d’une nouvelle scène dans un nouveau café (les consommations et le lieu sont scrupuleusement notés avant chaque dialogue, comme les clopes et les verres de vin dans le journal de Bridget Jones).

Bon, comme Amandine Dhée et Carole Fives sont plus douées que la souris-en-5e, ces passages auto-référentiels alternent avec des portraits d’habitants, Yvette Cardon, Odette Lejeune, Noémie Klaba, Daisy Crepin, une page un paragraphe fenêtre dans divers quotidiens, et une ébauche de fiction avec Lucie, Lucie tout court sans nom de famille (de toutes façons, elle n’a jamais existé), ouvrière textile dans une filature qui nous fait remonter en 1910. Là, l’humour se met en sourdine et laisse la place à quelque chose de plus poignant.

Comme les comparses sont malignes, elles arrivent même à justifier sans en avoir l’air l’absence de narration traditionnelle. Difficile de faire roman quand il n’y a rien de saillant.

— Ça y est, je sèche. Je sais plus trop quoi raconter parce que les journées de Lucie se ressemblent très fort. Au niveau dramaturgie, c’est nul.

— Les conditions de travail de la femme ouvrière n’intéressent pas grand monde. C’est presque le contraire : l’entrée des femmes dans les filatures fait peur aux ouvriers parce qu’elle entraîne une baisse des qualifications et des salaires.
— Et Lucie dans tout ça ?
— Elle se tait. Les fabriques s’épanouissent grâce à toutes ces muettes.
— C’est décevant. Une héroïne, ça doit pas se taire.
— Que veux-tu qu’elle fasse ? Elle sait à peine lire et écrire. Elle a passé dix heures par jour dans un atelier depuis l’âge de treize ans. Son réseau social c’est filature-courée, courée-filature. L’estaminet, parfois. Et tu voudrais que d’un coup, elle se sente pousser une âme de révolutionnaire ? Qu’elle produise un discours critique ? La vérité c’est que Lucie est aliénée par le travail. Elle n’a pas les mots.

Évidemment, on n’échappe pas au flottement des textes de commande, à cette non-nécessité qui se sent. Mais comme les autrices le savent et en jouent, je me suis marrée vite fait, j’ai partagé leurs questionnements sur ce qu’implique un texte de commande et appris quelques trucs sur un coin qui aujourd’hui ne vend pas du rêve (où une camarade de l’ESMD avait sa coloc’).

Lors de ses cocktails mondains, Lille n’assume pas toujours Fives, son petit frère au chômage. C’est pourquoi elle préfère parler du passé. De comme il était beau et fringant avant. […] Fives sourit bravement et malgré ses friches, il en devient presque attachant. Alors Lille rayonne — tout en surveillant son frère du coin de l’œil : quand il a trop picolé il a tendance à brailler l’Internationale au milieu des convives, ça ne le fait pas du tout.

Des anecdotes rapportées, je retiens notamment à quel point les rapports sociaux sont inscrits dans l’urbanisme et l’habitat, avec une hiérarchie visible entre les habitations des propriétaires d’usine, les ingénieurs et les ouvriers. L’illustre bien l’histoire d’un vieux monsieur locataire qui voudrait comme ses voisins passer la cuisine côté rue plutôt que jardin, mais son propriétaire refuse parce que ce serait outrepasser son statut d’ouvrier en se mettant au même niveau que lui, contremaître.

…

Détail insignifiant enfin, mais peut-être ce qui m’a décidé à emprunter le livre alors que j’hésitais devant l’étagère de littérature régionale :

[…] Mais la contredame, j’ai bien l’intention de la décrire. Ce sera une forte dame rougeaude, à la voix criarde et vulgaire, sanglée dans un grosseir tablier, ciné dans un cliché. Bien fait pour elle !
— L’œil mauvais.
— Et aussi l’air hommasse, quelque chose entre l’homme et le homard.

Entre l’homme et le homard, mais tellement ! C’est exactement ça, ce mot. Je suis toujours enchantée quand je découvre dans une œuvre une manière de faire ou de penser qui est mienne et que je n’ai jamais rencontrée chez quiconque — souvent parce que trop insignifiante pour avoir pensé à en parler. Du réel exhumé de l’inaperçu !

La première épiphanie du genre dont je me souviens, c’est la pensée magique de Mathilde dans Un long dimanche de fiançailles ou dans un film de Lelouch, je ne sais plus qui est venu avant qui. Si je réussis à… avant que… alors… Si je réussis à courir jusqu’au phare avant que le bateau entre dans la rade, alors il reviendra. Si je réussis à faire deux tours là tout de suite, alors je vais réussir l’examen. Si je réussis à compter jusqu’à dix avant que… Il existait donc d’autres tocqués pour se donner cette illusion de maîtrise. Incroyable ! (En réalité 12% de la population a, a eu ou aura des TOC, alors de la pensée magique non pathologique…)