Kafka ne mourra pas

arnaud maïsetti
, 03/12/2024 | Source : arnaud maïsetti | carnets


Au pli de la biographie monumentale de Reiner Stach, j'en resterai à jamais au mois de mai 1924, quelques jours avant les derniers. Ces jours de mai qui sont peut-être les plus atroces, quand l'espoir encore existe.

Le livre bascule de la page 816 à la page 865. Aux jours de mai succèdent les notes savantes du savant auteur. Et entre ? Rien. Dans le pli de cette vie non écrite, il n'y a que la mort. Et la mort n'existe pas. Mon édition fautive est la plus juste. Mon édition fautive est la plus véritable et je la tiendrai pour seule vraie.

On dira bien sûr que c'est un cahier qui en serait la cause. Que ce n'est là qu'un souci d'assemblage. Que l'imprimeur aura été distrait, le fabricant négligent, l'éditeur — les impeccables éditions du Cherche-Midi — peu regardant.

Mais je sais bien, pour avoir compulsé dans le détail les XII cahiers et les innombrables liasses composées rageusement et dans le plus grand désordre par K., que non.

À l'ami Max Brod, il ne cessait de dire que tout était impossible : contenter son père, se marier ou se rendre chaque jour à l'Arbeiter-Unfall-Versicherungs-Anstalt für das Königreich Böhmen et rédiger ses rapports d'assurance, venir à bout d'un de ses romans : impossible, tout. Max souriait, il disait que si tout, vraiment tout était impossible, le travail au bureau et l'écriture, la vie, alors pourquoi le simple fait de manger ne serait-il pas impossible lui aussi ? Or, il mangeait — si peu, et sans plaisir certes, mais il levait la fourchette de temps en temps, ce qui était bien la preuve qu'au moins une chose n'était pas impossible. Mais c'est vrai, lui répondait Franz, c'est vrai. Sans doute le désir de perfection n'est qu'une petite partie de mon grand nœud gordien, mais chaque partie est aussi le tout en l'occurrence, et donc ce que tu dis est vrai. Mais cette impossibilité existe bel et bien : cette impossibilité de manger. Sauf qu'elle n'est pas aussi grossièrement visible que l'impossibilité, par exemple, de me marier. Impossible, tout l'est — manger y compris, mais ce n'est qu'un détail. Tout est dans cette vie impossible, et avant tout l'écriture, et avant tout ce que l'écriture affronte. C'est le projet de chaque texte qu'il écrivit, l'enjeu même : c'est pourquoi en chacun, l'impossible se produit.

Impossible donc que Kafka puisse jamais mourir.

Le trois juin mille neuf-cent vingt-quatre n'arrivera pas. Pas dans ce livre que je tiens entre mes mains où la vie s'écrit en lettres pleines, précises et fatales ; où la vie est cette tâche impossible qui s'accomplit, ligne à ligne, jusqu'à fabriquer cette œuvre impossible où l'impossible est à sa tâche jusqu'à repousser la mort entre deux pages oubliées, volantes et introuvables.


Oséement

Clément Alfonsi
, 03/12/2024 | Source : Anath & Nosfé

Il fait nuit tôt. Banalité, renouvelée. Une cloche sonne. On se rappelle qu’on est « sans roi, sans prince, sans sacrifice, sans autel, sans éphod et sans théraphins ». L’éphod est superhumérale (Wikipédia). On ignore la signification exacte du mot théraphin (idem). « Le Seigneur va entrer en en jugement avec les habitants de la terre, parce qu’il n’y a point de vérité, qu’il n’y a point de miséricorde, qu’il n’y a point de connaissance de Dieu sur la terre » (Osée, IV, 1). « Seule notre notion du temps nous fait nommer ainsi le jugement dernier ; en réalité c’est une cour martiale » (Franz Kafka). Outrages, larcins, meurtres et guerres sur toute la Terre : depuis 2770 ans et la date approximative des oracles d’Osée, évolution relative. On prêche sur tel réseau social, c’est-à-dire au-milieu d’un nouveau désert ; et en même temps, quand on quitte un réseau, on voudrait qu’on nous applaudisse comme un moine ayant fait voeu de silence ; mais un moine qui souhaite être applaudi est déjà un échec ambulant. On n’y comprend plus rien. La pire réception qu’on puisse faire à un texte, c’est de prétendre l’avoir compris. On fait toujours fausse route. L’honnêteté : je fais fausse route, mais c’est ma fausse route. Mais attention, le texte sacré (?) dit : « n’allez point à Galgala, n’allez point à Béthaven ». Tenez-le pour dit.

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c jeanney
, 03/12/2024 | Source : TENTATIVES

Je comprends ce matin que je ne comprends rien. Je savais que je ne comprenais rien en général, la grande obscurité, les météores, le pourquoi des battements de cœur et le cerveau du poulpe, et je m'en arrangeais, je m'en arrange, je piste des explications ou des semblants de théories, mais je n'avais pas réalisé que je ne comprenais pas pourquoi existent certains paramètres faciles d'accès. Par exemple, toute la journée d'hier le sujet a été la motion de censure contre le gouvernement. J'ai déjà entendu parler dans le passé de réunions à l'assemblée à minuit, à deux heures du matin, le lendemain on lit des titres comme "Ils y sont finalement parvenus. Les députés ont voté dans la nuit : récit d'une nuit de débats intenses". Je ne comprends pas pourquoi la motion de censure qui était le sujet d'hier n'a pas été voté dans la nuit ou tôt ce matin pour qu'on enchaîne avec la suite, avec la prochaine organisation. J'ai l'impression que ce calendrier, qu'il se fasse dans la nuit en urgence ou soit reporté deux jours plus tard, obéit à des règles tacites, comme la pluie. Ça ajoute un filtre de plus à la compréhension des événements. Ça donne l'effet de procédures qui tombent comme elles tombent parce qu'elles tombent. Peut-être que l'explication se trouve dans du tacite, du souterrain, comme le déplacement des foules, les principes qui régulent les embouteillages et les plans d'évacuations, ou bien ce qu'on appelle le nudge. Je trouve non logique que le sens de ce qui semble logique m'échappe. Il doit y avoir un règlement dans la constitution qui dit que lorsque le discours A a lieu, la réponse B doit être émise dans tel cercle à une certaine heure, par exemple lors d'une certaine séance qui aurait lieu le jour de Mercure (mercredi) et pas le jour de Vénus (vendredi), mais même ça je l'ignore, pourquoi le nom des jours est-il le nom des jours, issu de quelles divinités. J'aime la pensée que le calendrier aztèque ou maya ne possède pas les mêmes paramètres que le mien, ça me laisse croire que tout est interrogeable et négociable, que tout peut être examiné, réinventé, comme le rapport au vivant lorsqu'il est destructeur. Je me demande à quel point ne pas savoir ne nous encourage pas à simplement faire la vaisselle en attendant. En attendant les usines d'armement fonctionnent sans souffrir d'une publicité écrasante, le nom des signataires des bons de commande n'étant pas affichés en vitrine, tenus dans des endroits dénués d'écriteaux en grosses lettres lumineuses comme à noël (je cherche dans mon pays où sont faites les munitions, je trouve un lieu, un groupe, un site web, avec sur la première page Construisons ensemble un avenir de confiance, puis des phrases avec combat de haute intensité, et nous devons faire preuve de beaucoup de compétence et de talent pour satisfaire les demandes de nos clients, et je note que le nom de Thales est aussi celui d'un philosophe de la Nature). Je me demande de quoi on parle quand on parle, et surtout de quoi on ne parle pas tout en parlant.

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Jérôme Orsoni
, 03/12/2024 | Source : cahiers fantômes

En lisant le journal du trois novembre deux mille vingt-quatre que Guillaume Vissac a mis en ligne aujourd’hui, j’ai eu le sentiment que, modulo certains aspects plus ou moins intimes de nos biographies respectives, j’aurais pu l’écrire moi. Ce qui, évidemment, n’est pas possible parce que ces aspects plus ou moins intimes de nos biographies respectives modulo lesquels j’aurais pu écrire le journal de Guillaume Vissac font que, précisément, je ne peux pas écrire le journal Guillaume Vissac, ils modulent nos existences et nos relations, mais cela me semble toutefois suffisamment remarquable pour être souligné. Je n’entends pas, ce faisant, dénoncer un quelconque plagiat, tant s’en faut, ni même tracer je ne sais quel parallèle avec des œuvres de la période cubiste de Picasso et Braque, disons, dont on ne parvient pas toujours à distinguer qui est l’auteur de quoi, ce n’est pas cela, non plus, mais plutôt que je ressens très personnellement quelque chose dans le rythme, l’absence de technique narrative au sein de laquelle toutefois le récit peut se déployer en passant du coq à l’âne, manière de penser qui est souvent le signe d’une grande intelligence, la juxtaposition d’éléments qui peuvent sembler triviaux et d’éléments qui ne semblent pas l’être, une sorte de flux où rien ne distingue vraiment le très intime de l’universel, l’ordinaire des jours de la philosophie, et que rien ne les distingue, cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de différences, mais qu’elles ne sont pas essentielles, qu’on peut passer de l’un à l’autre avec une certaine facilité dès que l’on écrit, facilité dont on aimerait pouvoir jouir lorsque l’on vit tout simplement, mais ce n’est pas toujours possible : on n’est pas seul au monde. Quand je lis le journal de Guillaume Vissac, je me réjouis de n’être pas seul au monde (ce n’est pas seulement quand je lis le journal de Guillaume Vissac que je me réjouis de n’être pas seul au monde, si tel était le cas, ma vie serait désespérément désespérante, déjà qu’elle n’est pas toujours folichonne folichonne, ne noircissons pas exagérément le tableau), et cela est d’une importance décisive parce que, si tel n’était pas le cas, on n’aurait pas de réponse à apporter à la question déjà suffisamment embarrassante (étant donné ce qu’il se publie chaque jour, ce n’est pas la peine d’en rajouter) : À quoi bon lire ? Dans le journal de Guillaume Vissac, justement, il est question de la question de la lecture, question qui déchire régulièrement la France, vieux pays qui, nonobstant un état de dégradation nettement avancé et passablement déplorable, pense être un phare qui brille dans la nuit du monde, sans doute parce que les autorités compétentes s’imaginent que la culture française s’exporte à l’international, bon moyen, se frotte-t-on les mains, de maintenir positif le solde de la balance commerciale, lequel, naturellement, est négatif depuis plus de vingt ans, car ainsi va la gloire du monde, et, en le lisant, je me suis fait remarquer que, sans doute, le goût ignoble — de plus en plus ignoble — des riches et la décroissance massive de la lecture — et plus largement de la culture — au sein de la population générale sont deux phénomènes concomitants, pour ne pas dire que le premier est la cause directe du second. Ce qui, je crois, n’est pas tout à fait inexact, même si cela réclamerait, afin de l’établir de manière pas trop incertaine, des développements supplémentaires auxquels je ne suis pas forcément disposé. Mais j’y ai déjà pensé, l’autre jour, avec cette histoire de banane scotchée et vendue à plusieurs millions de dollars que son propriétaire, il a raison, il ne faut pas gâcher, a fini par manger, et qui a déclenché les salves d’indignation de rigueur, Mais enfin, une banane, ce n’est pas de l’art ! Reviens, Boticelli, reviens ! Sono diventati tutti pazzi ! et je me suis dit qu’Arthur Danto, quand il avait annoncé, après avoir vu les Brillo Boxes d’Andy Warhol à la Stable Gallery de New York en 1964, la fin de l’art, c’est-à-dire l’accomplissement hégélien de l’art, la révélation de sa nature philosophique et son disenfranchisement de la philosophie, littéralement son désaffranchissement, son assujettissement, comme on a pu le traduire, par souci d’élégance, mais cette traduction semble inexacte : le désaffranchissement n’étant pas la même chose que l’assujettissement, le désaffranchissement philosophique de l’art a une dimension historique, c’est-à-dire que l’art, après s’être affranchi de la philosophie, revient à sa vraie nature qui est d’essence philosophique, peut-être, n’avait pas eu tout à fait tort, finalement. Pour Danto, en bon hégélien, la révélation de la vraie nature de l’art désaffranchi de la philosophie, cela ne signifiait pas qu’il n’y aurait plus d’œuvres d’art, voire des bonnes, mais qu’on avait tout dit, que l’histoire de l’art — dont le sens donc est de révéler l’essence philosophique de l’art — avait été achevée, réalisée, menée à son terme, comme on voudra. Il y aura encore des œuvres d’art, et même des bonnes, semblait ainsi nous dire Arthur Danto, mais elles ne seront plus intéressantes, ce sera un peu comme revoir un film dont tout l’intérêt réside dans le retournement de situation final, comme revoir Usual Suspects, par exemple, une fois la fin connue, ce n’est plus très intéressant, sinon pour analyser comment le scénario nous a mené en bateau. La banane de Maurizio Cattelan était de l’art, il n’y avait aucun doute à ce sujet (depuis Marcel Duchamp, on savait que tout pouvait devenir de l’art et ce que Danto avait appris en regardant les Brillo Boxes de Warhol, c’était que la différence entre une œuvre d’art et une chose ordinaire n’est pas visible, qu’elle est invisible, c’est-à-dire de nature conceptuelle, ce qui peut passer pour un sophisme, et l’est peut-être un petit peu, mais il ne faut pas oublier que, pour Danto, les œuvres d’art n’existent pas en dehors du monde de l’art où elle prennent corps et sens), mais elle ne nous apprenait rien de la nature de l’art, il n’y avait plus rien à apprendre de l’art, Warhol et Danto nous ayant tout dit à ce sujet, à moins de vouloir se re-raconter l’histoire de l’art, comme je viens de le faire rapidement. Et, en effet, sous ma douche, cela m’avait pris cinq minutes, environ (j’exagère à peine), pour passer en revue les événements conduisant du ready-made de Marcel Duchamp aux boîtes de lessive en contreplaqué d’Andy Warhol. Si je voulais vraiment raconter comment j’en suis venu à la phrase que le journal de Guillaume Vissac m’a inspirée, il faudrait ajouter que l’art n’ayant plus rien à dire, il n’a plus aucun sens, ce n’est qu’un ensemble d’œuvres vides dont le seul intérêt réel désormais, ne signifiant plus rien, ne nous apprenant plus rien, est la valeur ou, pour le dire le plus simplement du monde, les sommes que des riches sont prêts à payer pour les acquérir et augmenter leur capital financier d’une dimension culturelle, la culture n’étant plus, depuis la révélation warholienne, qu’un aspect du capital financier. Ce n’était pas un hasard si Justin Sun, magnat des cryptomonnaies (dans cette histoire, on le voit, tout se tient),  après l’avoir acheté, finissait par manger l’art. C’était tout ce que l’on pouvait faire avec l’art, désormais, le consommer : ayant été rendu à sa véritable nature, les œuvres n’avaient plus de valeur en tant qu’art, elles n’étaient que des choses parmi d’autres, consommables parmi d’autres. Et non seulement l’art contemporain, mais toutes les œuvres de l’histoire de l’art, rétrospectivement, subissaient le même sort, se voyaient réduites à des couches successives de vernis passées sur le capital financier (d’où les sommes astronomiques qu’atteignent les ventes des tableaux de Cézanne ou la soupe que l’on jette sur les tournesols de van Gogh, parce que c’est ce qu’est, désormais, dans notre culture, l’art : une couche de vernis derrière laquelle le capital ne cherche pas à se cacher, non, mais à briller). La culture n’ayant plus de valeur en soi, c’est ce que je voudrais dire aussi, faut-il s’étonner que les gens s’en détournent, s’en moquent, la traitent avec mépris, comme un vulgaire fruit produit par l’industrie agro-alimentaire, qu’on pèle, qu’on mange, et qu’on jette, quelle importance, on peut toujours en produire un autre ? Mais qu’on y pense un peu, et l’on verra que, avec la fin de l’art, c’est peut-être la fin d’une certaine humanité qui s’est annoncée à New York, au milieu des années 1960, humanité dont l’histoire aura duré quelques dizaines de milliers d’années, ce qui n’est pas si mal, après tout. Pensant à tout ce que les pages de Guillaume Vissac m’inspiraient, je me demandai comment il se faisait que, alors que tant de faquins trouvaient éditeur, lui n’en trouvait pas, ou plus, plutôt, et je fus pris d’un frisson : peut-être que si j’entends si bien ce qu’il écrit, et lui ce que j’écris, c’est parce que nous sommes tous les deux de splendides ratés. Autant faire un club, donc, en effet.

Éric Rondepierre | L'Hypothèse (Publie.net)

arnaud maïsetti
, 02/12/2024 | Source : arnaud maïsetti | carnets


30 novembre 2024 :
La disparition d'Eric Rondepierre, cet automne, laisse ce vide que déposent les artistes, ce manque à la mesure de leur œuvre, soudain brutalement close sur elle-même qui laisse apparaître cruellement une totalité. Comment rassembler le travail d'Eric Rondepierre, photographe, plasticien, poète, penseur de l'image et archéologue de leur mémoire en nous ? Sa mort ouvre aussi d'autres vies : j'apprends qu'il fut aussi, dans les années 1970, acteur, chef de troupe, homme de théâtre traversé par la pensée d'Artaud, répondant à l'appel du Double. D'Éric Rondepierre, nous avions publié en 2019 aux éditions Publie.net [1] avec Jérémie Liron sa fascinante Hypothèse faite d'images brûlées, réassemblées, éventrées et plus vives alors. Toute une scène intérieure, jetée. Elle demeure là, persiste, comme une image toujours sur le point de ne pas mourir et comme ce qui conjure l'angle mort de la vie, et de la mort. Éric Rondepierre avait 74 ans. Un hommage lui est rendu ces jours d'automne 2024 au Centre National des Arts Plastiques. Je remonte ici cette page ouverte au moment de la parution du livre.


16 octobre 2019 : Deuxième texte de la collection Arts et Portfolio de Publienet que je coordonne avec Jérémy Liron : à voir sur le site et la page du livre - pour s'abonner ou pour vous procurer l'ouvrage (numérique)...

Deuxième titre de la collection Art & Portfolio sur Publie.net : L'Hypothèse, du plasticien Éric Rondepierre.

Les vingt premières pages sont à feuilleter en accès libre via le calaméo sur la page du livre, ici ; et pour aller plus loin, soutenir publie.net et sa coopérative d'auteurs, le livre est disponible à l'achat sur cette page, ou via les différents abonnements proposés :



Eric Rondepierre nous fait l'amitié, et c'est pour nous une grande fierté, de nous confier ce livre de photos et de textes qui revient sur son oeuvre : vingt ans de travail sur la photographie et le film, mais aussi sur l'écriture — réflexion en forme de quête d'un film manquant, dont ce livre est, pour une part, le désir.


Qu'est ce qui demeure dans une image quand on la prive de mouvement ? Et qu'on la garde, ainsi déplacée dans l'immobile d'une page, récit coupé du monde ? Qu'on la regarde enfin, et qu'on l'écrive, dans l'espace manquant entre le film et ce qui lui donnerait sens ? Le travail de Rondepierre, en décapant les formes mortes du film, prélève et travaille l'image du cinéma non comme une image prélevée seulement, mais manquante : manque du film autour, manque de l'image qui pourrait achever le film (le mettre à mort).

L'Hypothèse que propose Rondepierre à la collection Portfolio de publie.net (et c'est pour nous marque de confiance et d'encouragement que nous fait l'artiste en confiant ce travail à cette jeune collection) est traversée fulgurante à la fois d'un travail personnel entrepris depuis près de vingt ans, et traversée diffuse de ce qu'on aimerait nommer histoire(s) du cinéma, si le titre n'avait pas déjà été celui utilisé il y a quelques années par Godard. Traversée non pas latérale, mais en profondeur, dans les entrailles de ce qui fait l'image et défait le récit cinématographique : le montage, la ligne, le mouvement. Traversée non de son histoire, mais des histoires que dépose chaque image d'un film qui dirait l'histoire même de l'origine de l'image. Traversée de chaque image, fouillée, éventrée, creusée d'autres images sans doute, dans l'excédent apporté de la griffure ou de l'exposition : creuset multiple des morts et des renaissances qui peuplent l'image.

Sur un espace court et puissamment dominé, ce que l'artiste traverse également, c'est son propre regard devant l'image cinématographique, et c'est l'écriture qui en retour recueille ce regard pour l'écrire littéralement, déterminer ce qui, entre le regard et l'image manque aussi. Si on a voulu que cette collection joue l'articulation d'un travail plastique et d'un travail d'écriture, Eric Rondepierre travaille précisément la plasticité de l'écriture dans les réseaux secrets constitués entre chaque page, et l'écriture de l'image dans ce qu'elle peut raconter, isolément.

L'hypothèse d'un manque à partir de laquelle se construit cette traversée est le levier quasi-hypnotique qui conduit autant l'écriture que la lecture : ce qui manque, c'est toujours ce qui achèverait le tout ; le film qui manque, c'est celui qui reste à faire, celui qui donnera sens à ceux qui ont été faits, celui qui achèvera l'origine autant que la fin. L'hypothèse : et si ce manque était toujours ce mouvement qui donne naissance à l'image, et si la traversée (de l'écriture, de la lecture) était ce geste au-devant du manque pour le maintenir à l'état de manque, c'est-à-dire finalement, d'appel ? Évocation trouble et mouvante, peut-être, de ce que disait René Char lorsqu'il écrivait « Le poème est l'amour réalisé du désir demeuré désir »

Arnaud Maïsetti


Artiste et écrivain, Eric Rondepierre à réalisé de nombreuses expositions en France et à l'étranger et publié plusieurs livres aux éditions du Seuil (Placement, La nuit Cinéma), Léo Scheer (Toujours rien sur Robert, Carnets) et Filigranes (Contrebandes, Apartés, Moires) notamment. Son travail est présent dans les plus prestigieuses collections internationales, le Moma New York, le Centre Pompidou Paris, le FNAC et à inspiré de nombreux textes et articles de la part d'auteurs tels que Daniel Arasse, Jean-Max Collard, Bernard Comment, Philippe Dagen, Hubert Damisch, Catherine Millet ou encore Marie-José Mondzain. Il enseigne à Paris 1 depuis 1996.

Attiré dès ses années de formation autant du côté du texte que de l'image, comédien, performer, c'est au début des années 90 qu'Eric Rondepierre commence à explorer les « angles morts » du dispositif cinématographique extrayant des photogrammes prélevés à la continuité fugace des séquences pour les donner à voir comme un monde caché du film. Rapidement cette activité se double et se complète de celle d'écrire : les livres d'Eric Rondepierre, mêlant la fiction à l'autobiographie et revenant avec insistance sur ses obsessions de plasticien, accompagnent et prolongent l'exploration de sa vie un peu comme on tâte dans l'obscurité les parois d'une pièce pour s'en figurer les volumes. Dans L'Hypothèse, livre réalisé à l'invitation de Publie.net, « L'auteur s'arrête quelques instants sur vingt ans de production photographique et contemple son œuvre. Une sorte de traversée narcissique du miroir qui est aussi une plongée à l'intérieur d'un film qui manque. »

Jérémy Liron


Site personnel de Éric Rondepierre
Présentation de l'artiste sur le site du CERAP de l'Université Paris 1


échos de ce livre sur internet, avec les retours de :
Erwann Perrin, sur Paris Photographies
Muriel Berthou Crestey, surVite vu, le blog de la société française de photographie



[1] Et gratitude de nouveau à l'égard de François Bon, pour avoir permis l'aventure, et à Guillaume Vissac ensuite, et Roxane Lecomte, pour l'avoir prolongé autant que possible…

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Jérôme Orsoni
, 02/12/2024 | Source : cahiers fantômes

D’une façon qui me semble inexplicable, je retrouve ce climat dont j’ai parlé il y a deux jours à propos de souvenirs de Fittko chez Giono. Ou alors est-ce moi qui projette cela sur le texte ? Moi qui lis ce que je veux voir : le bleu Méditerranée dans le ciel et partout ailleurs ? Je ne suis pas certain qu’il soit nécessaire de savoir quelle est la cause et quel est l’effet, peut-être parce qu’il n’y a ni cause ni effet, mais un climat. Un climat, oui, voilà tout ce qu’il y a. Il y a une scène qui m’a semblé très belle dans Colline : la source du hameau où se déroule l’action tarie, à la nuit tombée, les hommes décident de suivre l’idiot parce qu’ils ont remarqué qu’il est couvert de boue quand il rentre d’on ne sait où au petit matin. Là où il va, pensent-ils, il doit y avoir de l’eau. Alors, on le laisse partir, on se tient à bonne distance pour ne pas perdre sa trace sans pour autant l’alerter et, soudain, on assiste dans la nuit provençale à sa métamorphose en faune qui danse au clair de lune. C’est la même atmosphère qu’on peut respirer de la Grèce antique aux côtes de la montagne de Lure. Un même air toujours en suspens dans l’atmosphère, ce que j’appelle tout simplement, un climat. Chez Giono, la nature n’a rien d’une idylle, elle est dure, hostile, elle effraie, menace, prend, donne, détruit : les humains lui obéissent aveuglément dans la haine, l’accouplement, le travail, la mort. Et le pauvre Gagou (on l’appelle « Gagou » parce que c’est tout ce qu’il sait dire « ga, gou ») périra dans l’incendie qui descend de la colline. L’opposition entre le sec et l’humide (on croirait une romance sur un thème héraclitéen) ne se résoudra pas pour autant, elle est continuelle, elle se tend et se détend, sans cesse : la source se tarit, Gagou a toujours la lippe baveuse, l’incendie le tue, la source coule de nouveau. J’ai mentionné entre parenthèses l’origine du nom du personnage, et il y aurait beaucoup à dire sur cette genèse des noms : comme si toute parole était un appel, comme si toute parole s’adressait à l’univers tout entier. On entend un son, on en fait un nom, c’est ainsi que l’on parle, qu’on invente la place dans l’univers que l’on croit pouvoir occuper, dans le bien comme dans le mal. Chez Giono, le mal est toujours là : il n’a pas de cause transcendante et on ne le vainc ni ne lui apporte une quelconque solution. À un moment, c’est fini. L’homme qui lutte contre le feu se convainc que c’est lui qui a sauvé les maisons, les vies, mais est-ce bien vrai ? Et le vieil homme, d’ailleurs, meurt sans qu’on ait besoin d’agir. C’est l’univers qui se régule lui-même et les êtres qui vont et qui viennent à la surface de la terre (humains et bêtes) ne sont pas hors de lui, ils obéissent aux mêmes lois, aux seules lois auxquelles tout obéit. La mort du vieil homme ne signifie-t-elle pas : la volonté n’existe pas ? S’il y a des lois, il n’y a pas de décrets ; — les choses sont, les êtres vont, tout passe, c’est ainsi.

block note - vent - calme

c jeanney
, 02/12/2024 | Source : TENTATIVES

Jour de grand rangement, ce qui n'est jamais anodin, je tente de faire entrer dans ma pièce-bureau tout ce qu'il est censé contenir, puis, me heurtant aux arêtes dures de la réalité, je tente de faire sortir tout ce qu'il est possible d'en sortir pour que m'asseoir ne soit pas en option. Pendant un laps de temps, plus d'internet, qu'est-ce que ce serait de vivre sans internet, plus jamais connectée. Maintenant, arrive le moment d'intense culpabilité : si j'ai tout installé pour travailler correctement, et que je n'y arrive pas, est-ce que le vieux prof sur mon épaule ne va pas me juger capricieuse. Je repense à Cartons que j'avais écrit en plein déménagement, j'ouvrais un carton que je remplissais, puis j'écrivais sur mon ordinateur portable en équilibre sur un autre carton, je ne me demandais pas si j'avais un espace de travail « correct » et le vieux prof était aux abonnés absents. Est-ce que bouger les meubles fait bouger la tête, grand vent ou sérénité, et est-ce que le choix se résume à ces deux extrêmes, je ne sais pas, je ne saurais pas avant demain.

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)

Ricochets/ 48

Laura-Solange
, 02/12/2024 | Source : JARDIN D'OMBRES

 


1/ Sur les lèvres du réveil, les vers d'un poème de Rimbaud appris durant l'enfance, mais il en manque des bribes qu'il faudra rechercher, la mémoire n'est pas toujours fidèle. Par petites touches, recoller les morceaux oubliés, qui renaissent, se ramifient et pouvoir murmurer le sonnet presque dans son intégralité. Le premier geste du matin sera de chercher les vers égarés, j'avais oublié de tirer les élastiques de mes souliers blessés.

2/ Si peu dans le présent de cet instant, celui qui a une valeur dont on n'a pas le loisir de goûter la saveur, si peu dans le ici, mais toujours en écho à me remémorer un moment du passé dont on corrigerait bien quelques aspérités, ou alors dans le songe d'un futur où être, et réaliser les projets qui me tiennent à cœur. Seule l'écriture crie l'instant, lui donne corps.

3/ Camille Pissaro suggère à Paul Cézanne d'éclaircir sa palette, de fragmenter les touches, de les orienter, et de restituer la sensation qu'il éprouve face au paysage. Mais combien de temps faut-t-il pour traduire cela ? C'est la sensation qui guide les couleurs, les mots, et qui laisse exister une forme d'authenticité. Et quand ce que l'on voudrait dire se tient caché sous terre, bien enserré entre les racines de l'obscur.

4/ Au bord de la musique qui coule, sautille dans le lecteur de CD. Chaque note veut danser seule. Et les accords les entraînent: j'écoute et vois les mains sur le piano seul médium des morceaux qui défilent et apaisent, sans savoir comment, mon esprit. Et Virginia Woolf en filigrane puisque c'est la musique du film The Hours, composée par Philip Glass. Tendre l'oreille au lent mouvement des ombres qui s'échappent.

5/ Ce serait comme fabriquer des couleurs. Sans se préoccuper de savoir la teinte que cela pourrait prendre. Les tonalités ont quelque chose à voir avec le pourquoi pas ou le à jamais ou encore pour toujours. Tout cela est malaxé comme de l'argile dont on a aucune idée de ce qui va se modeler entre les doigts. Alors disharmonie, sûrement, et une sorte de magma d'instants réels, d'un déjà là.

6/ Au fond des moments du jour écoulé. Ce qui s'est emmêlé entre les minutes et les heures sans savoir. Les intensités émotionnelles qui ont fluctué entre tendresses reçues et les doutes essentiels qui retentissent en écho. Se sentir comme un être primitif oscillant entre ombre et lumière, dans un déjà vu, un déjà accompli, un déjà phrasé. On voudrait écrire rond et doux mais les éclairs rejoignent toujours et encore.

7/ Je lis qu'être patient c'est avoir un long souffle. Je vis d'instant en instant, et plus les années s'amassent, plus le souffle devient court. Le kaléidoscope des jours est sensiblement toujours un peu le même. Dans cet univers enchevêtré de lianes, une trace s'est inscrite sur laquelle avancer. Sur les bas-côtés des ornières où ne pas glisser. À l'arrière-fond, des cavernes de brume et de bruissements où nulle envie d'aller.

L'écriture de la présence réelle de l'acteur dans Sallinger de B.-M. Koltès | « Chantiers d'acteurs »

arnaud maïsetti
, 02/12/2024 | Source : arnaud maïsetti | carnets


Je dépose ici le texte de ma communication du 2 décembre lors du colloque « Chantiers d'acteurs » organisé du 28 novembre au 5 décembre par Sabine Quiriconi, Chloé Larmet et Christophe Triau de l'université Paris-Nanterre, au Théâtre de l'Aquarium puis à la Fondation Lucien Paye, dans le cadre du projet EUR ArTeC. Ces Chantiers proposent à des actrices et acteurs, chercheuses et chercheurs partenaires du projet et invité·es, à travailler à partir de l'expérience des artistes pour essayer de penser la présence scénique. Voir ici le programme, dense, ambitieux, prometteur.


L'écriture de la présence réelle de l'acteur : page blanche et désir obscur (à partir du personnage/acteur dans Sallinger de B.-M. Koltès)

« Ce vers quoi je vais d'abord dans un musée, ce sont les portraits — écrit Pierre Michon —, ces simples regards venus de très loin qui vous attirent d'emblée et vous font délaisser les grandes machines picturales, les mises en scène, poursuit-il. Là, une mise en scène minime, très codée, très peu de marge laissée au peintre — et si c'est un grand peintre, à chaque fois, le miracle de la présence réelle. »

C'est que la présence réelle est ce miracle : que c'est là peut-être la définition même de la présence réelle, un miracle — et peut-être est-ce en retour la définition du miracle, dans une sorte de tautologie qui vient buter sur le miroitement du langage quand il tâche de dire ce qui est : quand la présence est livrée au regard en tant que ce qui doit être vue, propre à susciter ce mystère de l'évidence.

La dilection de Michon pour les portraits contamine son écriture : et puisqu'il s'agit ici de faire des portraits-récits, se permettre se détour par celui qui fait de l'écriture — il s'en est mainte fois expliqué — le lieu de la présence réelle, non pas seulement l'espace de sa manifestation, mais son exercice : ou son épreuve. On ne s'étonnera pas que Michon oppose ici l'art du portait à celui de la mise en scène — alors je prends Michon au mot, au verbe : si le portrait est ce qui absorbe la mise en scène par le spectacle de sa propre présence, se proposer de faire le portrait d'un acteur, c'est travailler ce lieu où la mise en scène est mise aux arrêts, en examen : à moins qu'elle devient ce point de concentration où révélant son geste elle s'absente.

Ce détour par Michon, c'est à dire par l'écriture, pour ne pas dire, par les Écritures, dans le regard de celui pour qui le portrait se substitue à la mise en scène me conduit à faire ce pas de côté de la scène et à vouloir travailler cette question de la présence — des régime de présences — non pas sur le plateau, mais depuis le territoire amont qui à la fois détermine la scène et la défie, voire s'en défie : et qui se livre entièrement à l'acte de mise en présence réelle de la chair par le verbe. L'écriture donc.

La scène n'est pas donc celle du Novo théâtre, cet ancien cinéma défraichi du quartier de la Tête d'Or à Lyon, au printemps 1978 où se joue la première de Salinger mise en scène par Bruno Boëglin. Il est plus sûrement rue Saint-Sauveur le deuxième arrondissement de Paris, l'automne qui précède, sur quelques feuilles volantes dispersées sur la table de travail d'un jeune dramaturge. Bernard-Marie Koltès n'a pas trente ans. Il écrit à la commande de Boëglin, une sorte d'adaptation des romans de J.-D. Salinger, qui ne l'intéresse pas. Bruno Boëglin attend. En septembre 1977, Koltès avait été invité à observer des séances d'improvisations de la compagnie de Boëglin, avec Josiane Storelu, Lise Dambrin, Joëlle Sevilla et Abbi Patrix. C'est le projet : à partir des improvisations conçues librement depuis une lecture des romans de l'américain, l'auteur est invité à composer une pièce. Ce qu'il fait, cet automne : ou plutôt, ce qu'il se refuse à faire. Son texte, Salinger n'aura que peu à voir avec les improvisations, le désir de Boëglin, Salinger, le théâtre et tout le reste. À voir avec quoi alors ?

À voir avec une pensée de l'acteur entièrement traversé par le désir, autant dire le fantasme et la projection : l'impression au sens photographique.

Dans le texte qui servit de programme au spectacle, Koltès tente de se justifier et comme souvent, se défend par détour, dégageant une sorte de théorie portative non pas tant de l'art de l'acteur que de son rôle comme acteur.

Le projet central me semble être de charger le comédien d'établir entre une scène et un public, le lien que Salinger a créé entre les histoires qu'il raconte et des lecteurs ; c'est presque un langage qu'il s'agit de découvrir, et dont il faudrait investir les acteurs.

Responsabilité du comédien : avoir pour rôle bon celui de jouer un personnage, mais un espace d'intercession entre la salle et la scène — espace nodal analogue au rôle de l'écrivain, lui-même intervalle entre son récit et le lecteur. Qu'en est-il quand l'un de ces personnages joue également le rôle de qui joue des rôles ?

À voir surtout avec une impression d'acteur, au singulier.

Car parmi les personnages que Koltès invente, il y a — chose qui n'existe pas dans les romans —, un acteur.

Et ce qu'il écrit précisément, ici, avec lui, est le drame de l'écriture en prise avec l'acteur qui lui échappe, et de l'acteur en prise avec l'écriture qui le détermine — drame pour de faux, car dans cette histoire de créature émancipée, il n'y a qu'un jeu d'écriture, un faux en écriture.

Je me propose pour ce portrait-récit de faire le récit de ce portrait, et d'interroger le régime de présence de l'acteur depuis ce point de limite, ce que j'avais appelé dans un travail de jeunesse (ma thèse) le degré zéro de l'écriture koltésienne qu'est l'acteur : ce moment où l'apparence de l'acteur apparait — ce régime de primo-présence qu'est l'apparition sur la page de l'acteur.

Un récit, donc brièvement : c'est un cas d'autant plus limite qu'il est exemplaire. Koltès assiste donc aux répétitions. Regarde les acteurs. Cherche de la matière : cette matière livrée en pâture (l'expression est de l'auteur dans un entretien daté de 1981 où il affirmait avec une sorte de clarté qui le prenait au dépourvu (en témoigne le rire qui le gagne à la fin de l'entretien) que le seul problème que l'écriture lui pose est qu'il vit toujours une expérience en la considérant du point de vue de l'écriture : qu'il cherche toujours à en faire quelque chose, à savoir, je cite « une œuvre de mort » — « je la mets à mort en quelque sorte. »

Observons la scène : les acteurs improvisent. Koltès observe donc. Que regarde-t-on quand on regarde un acteur ? Sa présence ? Koltès regarde plutôt l'envers, et qui n'a pas de nom : ou celui d'écriture, la mise à mort de la vie livrée en pâture pour qu'on n'en fasse autre chose que de la vie. Il observe ce qui dans les gestes, la voix, le corps, et ce qui environne ce corps lui servira à en faire autre chose que ces gestes, cette voix, ce corps.

Parmi les acteurs de Boëglin, il en est un avec qui Koltès échange plus volontiers. Ce qui se passe entre eux n'intéresse l'écriture que dans cette mesure où l'œuvre de mort en passe aussi par son revers dialectique qui l'oriente : le désir. Là, Koltès n'observe plus, il fait autre chose, de plus dévorant, de moins saisissable encore.

Abbi Patrix n'avait qu'un rôle secondaire dans la troupe du Novo Théâtre. Boëglin lui avait donc destiné un rôle secondaire dans le spectacle. Sauf que, cet automne là, rue Saint-Sauveur, c'est lui qui prend toute la place. Le personnage que Koltès lui destine, Leslie, occupe près de la moitié du texte. Cela engendrera des tensions au moment de la remise du manuscrit, mais peu importe pour ce qui nous concerne. Ce qui importe, c'est que le personnage de Leslie est désigné comme un comédien. C'est l'unique personnage d'acteur du théâtre de Koltès.

La scène V lui est entièrement dédiée.

Dans un New York abstrait, nocturne, déconnecté.

— LESLIE. – Ce soir-là, je suis sorti, j'ai appelé un taxi, je lui ai dit : « Emmenez-moi, monsieur. – Où, monsieur ? – Au meilleur endroit possible, monsieur. – Bien, monsieur » m'a-t-il dit, et il m'y a emmené. Et depuis, j'y stationne. De moi-même, je ne sais pas où me mettre, je sais que je n'ai rien à attendre en stationnant ici, mais je ne sais réellement pas où je dois me poser. Ici, du moins, les cabines téléphoniques ont les fils arrachés et servent de poubelles ; les voitures ne passent pas, sauf quelques taxis qui y amènent des gens et repartent à vide ; ici, les corbeaux volent sur le dos, les chiens sont aveugles, tout le monde marche à reculons ; enfin, je suis parmi mes frères, et je peux stationner. (Temps.) « Conduisez-moi, monsieur, là où vous verriez un homme comme moi. » Et je suis descendu là où il m'a dit : « Vous y êtes, monsieur. » (Temps.) Je ne suis qu'un pauvre comédien, jamais soi-même, toujours entre deux décors, maladroit, incertain, amoureux ; je ne suis rien d'autre qu'une feuille de papier poussée par le vent, que n'importe qui ramasse ; et il jette un coup d'œil en fronçant le sourcil. Je suis un amoureux qu'on regarde en fronçant les sourcils. Pourtant, moi, je n'ai rien contre rien, enfin, je suis sans opinion réelle sur ce qui est préférable à autre chose, sur ce qui est méprisable ; je m'accommoderais de tout, comme de faire une famille, de décorer un home, mais réellement, je ne sais pas par où commencer, comment m'y prendre, enfin, je ne saurais pas comment m'intéresser à tout cela. Qu'on me donne cependant un amour d'homme, enfin : un amour posé quelque part, solide, épais, un amour à toucher, à palper, à saisir, à torturer sous mes doigts ; j'ai des besoins, moi, de toucher, je suis profondément physique et tactile, si vous voyez ce que je veux dire. Mais je demeure une feuille de papier amoureuse, je suis amoureux, point final – d'un amour global, général, indéterminé, vague, abstrait. Comment faire une famille, avec tout cela ? Comment reproduire un salon, une salle de bains, une chambre à coucher, une marmaille, avec du vent et des froncements de sourcils ? (Temps.) « Non pas qu'il ne m'arrive jamais rien, au contraire : il m'arrive une foule de choses, dont je n'ai même pas le temps de faire le tri, qu'est-ce qui est préférable, qu'est-ce qui est méprisable. Seulement, la chose préférable à toute autre, je passe à côté ; je m'en rends compte après, mais vraiment : juste après, au moment précis où cela me glisse entre les doigts, et je me dis : eh bien, maintenant, qu'est-ce que je fais de moi ? Alors, je parle aux absents, je me déclare aux morts ; je regrette, surtout, je suis un spécialiste du regret : j'aurais dû surveiller ton regard, ne pas te quitter d'une semelle ; j'aurais dû garder ma main toujours sur toi, et sentir quel est ton besoin ; j'aurais dû tenir toujours mon oreille tout près de tes lèvres, pour qu'au moindre mouvement, qu'elles s'entrouvrent à peine, et je devine quel désir elles veulent exprimer ; et tout de suite je le satisfais ; au moindre mouvement, au moindre frisson, au moindre silence, j'aurais dû comprendre tous tes désirs, surtout les plus futiles. J'aurais voulu être pour toi celui qui satisfait les désirs bêtes « et qu'on n'ose pas dire, si vous voyez ce que je veux dire. (Temps.) Enfin : « Taxi, emmenez-moi où doit aller un homme comme moi, vite, vite. – Bien, monsieur. » Où être un être simple, avec des boutons sur la gueule, et l'envie de porter les gants du voisin ; désirer par-dessus tout une belle paire de gants de peau ; et, pour le reste, à l'aise dans la vie ; je me réveille, je tire les rideaux, salut New York, le soleil, de l'eau sur la peau, salut Leslie, qui vais-je appeler au téléphone, avec qui déjeunerai-je, qui va me sourire, avec qui dînerai-je, qui m'appellera au téléphone, qui restera éveillé toute la nuit avec moi, qui s'endormira avec moi au matin, qui me regardera me réveiller, tirer les rideaux, salut New York, salut Leslie. « C'est ici, monsieur. – Merci, merci beaucoup. » (Temps.) Et maintenant, c'est fini ; je suis parti, cette fois, pour de bon. Je suis un corbeau qui vole sur le dos pour ne voir que le ciel ; je suis un chien aveugle qui marche à reculons. Je suis celui qui dit, les mains sur les oreilles et les yeux bien fermés : « Plus un regard sur moi, s'il vous plaît ; regardez devant vous, regardez-vous entre vous, laissez-moi passer, invisible, transparent, silencieux, posé sur un nuage ; je me glisse entre vous, et personne ne me voit ; s'il vous plaît, que chacun se plonge dans son être profond et coupe les cordages. » Sinon (il ouvre les yeux, prend une attitude menaçante, porte les mains à ses poches), alors, là, je suis bien décidé à me défendre. Gare à vous, je me défends. La première chose : je tire mon flingue. Un regard, un souffle, et je tire mon flingue : tu m'as regardé, n'est-ce pas ? D'accord. (Il tire, pousse du pied le cadavre.) Je regrette, vraiment, mais je suis comme cela : je suis celui qui tire son flingue si on le regarde. Qu'est-ce que c'est ? (Il se retourne brusquement) J'entends respirer, ou je rêve ? Tant pis pour vous. (Il tire.) Fallait savoir que j'étais celui qui tire si on respire. Et maintenant, qu'on le sache, que cela se dise : j'ai le flingue facile. (Soudain, il écarquille les yeux, porte la main à sa poitrine.) Salauds. Qui a tiré ? Qu'il se montre. (Nouvelles douleurs, il accuse les coups.) « Non, ne tirez plus. Au secours. Salauds. Montrez-vous. Je me rends. Au secours, au secours : on me tire dessus. (Coups, contorsions, cris.) Ne me laissez pas mourir ; arrêtez de tirer, je ne veux pas mourir, je ne veux pas mourir. (Hurlant, tremblant, la main sur sa poitrine, Leslie traverse en titubant des épaisseurs d'hallucinations et de peur, et se retrouve soudain dans…)

De quoi s'agit-il ?

D'un jeu évidemment : l'acteur qui dit qu'il n'est qu'une page blanche livrée au désir de qui passe — mais qui le dit comme si ses mots venaient de lui-même. Un faux, donc : autant dire un moment du vrai, où s'énonce en tous cas, s'avoue même, un rapport de l'écriture à la présence, ce qui la rend présent.

Or, cette présence qui s'arrache ne va pas de soi : ni pour l'acteur qui l'énonce, ni pour l'auteur qui la compose. C'est que la présence est toujours cette mise à l'épreuve du régime de la création avec ce qui pourrait bien l'annuler.

En 1984, il précise les termes de ce rapport :

B.-M. Koltès. — Les acteurs, c'est très différent [les propos qui précèdent concernent les contraintes fécondes du théâtre]. Soit le groupe d'acteurs : c'est quelque chose que j'ai beaucoup de mal à supporter ; l'idée de l'acteur, ça c'est terrible. »

Prique. — comment tu peux penser à ça ?

B.-M. K. — En même temps, je ne sais pas, j'ai une émotion folle quand je les vois comme ça… des éponges, incroyablement. En même temps, j'ai une admiration, une fascination pour eux, en même temps il me terrorisent parce que ce n'est rien… Par exemple, on ne peut rien écrire sur l'acteur, rien. Je ne pourrai jamais faire un personnage d'acteur, jamais. C'est le degré zéro de l'histoire à raconter (rire) et ça c'est un truc qui me terrorise quand même : chez tout le monde, il y a des histoires à raconter et chez l'acteur, je ne vois pas. Ce n'est pas qu'elle n'existe pas, mais c'est qu'il est acteur, donc elle est à un endroit où je ne peux absolument pas la trouver. Ceci dit, dans les rapports personnels que j'ai eus avec des grands acteurs, c'est toujours à la scène que c'est le mieux — non, mais c'est vrai — parce qu'ils sont un peu perdus, là, ils sont en train de dire …

Propos plein de contradictions, labyrinthiques, scandé par ce « en même temps » qui dit moins le balancement que la simultanéité du sentiment : irréductibilité du corps de l'acteur à son récit frontal, et impossibilité dès lors de le raconter. Ce qui reste : une présence butée où ce qui est à dire c'est qu'il est, pour ainsi dire malgré tout.

Ainsi de cette impossibilité, l'écriture en prend le parti. L'art n'est-ce pas le lieu où l'impossible toujours se produit, peut se produire ? Ainsi, puisqu'on ne saurait raconter un acteur, et même écrire sur l'acteur — refus du méta-théâtre parce qu'il n'est qu'une formulation centripète des énergies de l'écriture, et donc mortifère —, l'auteur va essayer de dire les histoires qui sauront les défaire. Puisque l'acteur est l'espace d'un dépôt d'histoires, il est lui-même sans histoire propre — c'est parce qu'il est là pour accomplir une finalité sans origine, corps fabulaire, qu'il est dépourvu de fable originelle. L'histoire de l'acteur est ce lieu introuvable du récit (et pour Koltès, conscience dévorée par le récit : ce non lieu total donc). Les paradoxes ne sont pourtant pas tétanisants mais des appels à les dépasser. L'acteur, lieu interdit, hors-lieu du récit en ce qu'il est le réceptacle du récit à venir, du récit à raconter, mais non dépositaire de sa propre histoire, est une figure possible du dépassement par l'écriture précisément parce que l'acteur appelle à être effacé par le personnage : une figure moins de projection que d'impression, au sens photographique : et en cela, un espace transitoire de la présence : un espace qui est le lieu où passe la présence davantage que le lieu de la présence, l'acteur n'est qu'une figure transitoire du spectacle, qu'un instrument de la parole du personnage : et qui permet pourtant qu'en retour la présence se manifeste. Cet espace transitoire par où passe quelque chose de l'histoire, c'est cela qu'ici, provisoirement, je pourrais appeler : présence.

« Je ne pourrai jamais faire un personnage d'acteur, jamais », mais on vient d'entendre Leslie, dans Salinger. Koltès a-t-il oublié ? Ou ce monologue n'est-il pas ce moment où s'énonce, exception qui confirme cette règle, l'aporie manifeste de l'acteur-personnage, lieu où pourrait se nommer malgré tout cette présence singulière dans les termes non de la méta-théâtralité, ni de la réflexivité, mais du miroitement : miroitement d'une altérité en tant qu'elle fait signe vers ce qui nomme une identité saisie au lieu où elle s'échappe : autre définition provisoire que je propose ici du régime de présence de l'acteur.

Avec une certaine ironie, Koltès fait de Leslie, ce personnage du comédien, un comédien-personnage, qui n'a d'existence que théâtrale. La confusion de la vie et du théâtre est ici exploitée jusqu'à l'absurde mélancolie d'une vie en attente de théâtralité, c'est-à-dire d'événements les plus littéraires, clichés sentimentaux. En attente ? Mais il est en train pourtant d'exécuter une partition théâtrale — l'exécuter, au sens littérale, peut-être. L'exécution de la présence, n'est-ce pas aussi une tâche du théâtre ?

Dès lors, le personnage est littéralement et dans tous les sens une page blanche, et se montre tel : c'est lui qui raconte qu'il n'a rien à raconter, et le monologue est dès lors tout entier tissé de ce vide narratif qui le constitue.

C'est que Koltès ne peut ici comme ailleurs nourrir son théâtre que d'énergies puisées à la vie – et non au théâtre : le théâtre de son temps, il le voyait auto-alimenté par lui-même, fabriqué « à partir d'émotions que le théâtre seul leur fournit ; ça s'auto-reproduit à l'intérieur du théâtre » , et cela l'écœurait. Dès lors quand il dresse sur son théâtre un personnage de théâtre, il est de fait déconnecté de ces énergies (c'est le New York déconnecté, abstrait, nocturne qui lance la parole). Cette auto-production du théâtre par lui-même est pour Koltès un mouvement inerte, celui-là même qui anime Leslie, qui « stationne » au pied d'immeubles immobiles dans des rues où ne passent que des taxis (payés pour se rendre aux lieux où on leur dit d'aller), où « tout le monde marche à reculons », vie qui est le contraire de la vie : un théâtre où « les cabines téléphoniques ont les fils arrachés et servent de poubelles », communication impossible, un dedans sans dehors : « Et je suis descendu là où [le chauffeur de taxi] m'a dit : ‘ Vous y êtes, monsieur.' » — ce lieu désigne le théâtre même, espace vide, qu'arpentent Leslie et l'acteur qui le joue au moment de ce monologue.

Alain Prique — Et la passion de la scène, pour toi ?

B.-M. Koltès — Ah ? Moi j'aime bien. Par exemple, c'est là où j'aime à nouveau le théâtre, c'est quand je vais voir les répétitions. Mais la passion de la scène, je ne la comprends par exemple mieux chez un éclairagiste ; je me sens mieux avec un éclairagiste — comme au cinéma quand je vois un tournage c'est toujours avec eux que je vais, parce que je me sens… — alors ça, c'est une passion de la scène que je vais traduire immédiatement en termes concrets, c'est-à-dire voir des gars comme ça qui passent quatorze heures sur une scène pour l'éclairer, sans débander, alors là je vois un rapport de la passion à l'acte, et ça je le sens très bien. Mais les acteurs, c'est beaucoup plus complexe. Non, non, non… je pense beaucoup plus, je pense vraiment un personnage. Quand je pense à un acteur, c'est toujours un acteur-personnage, c'est-à-dire que je ne l'ai pas connu, que je le défie un peu ; alors ça vient comme pour Quai ouest où il y a des acteurs que j'ai connus : j'ai écrit le rôle pour eux — mais encore, ce n'est pas vraiment pour eux —, et je peux penser à eux sans que ça me gène .

Défier l'acteur-personnage, c'est écrire l'inconnu de l'acteur que l'auteur porte en lui : c'est provoquer l'adversaire pour qui se dévoile — devienne présent.

Si Koltès aura surtout écrit des personnages à partir de leurs corps — racisés, métissés, mineurs —, c'est qu'il s'agissait de composer avec leur matérialité sensible qui fait apparaitre un visage avant même sa parole : le régime de présence de l'acteur koltésienne est ce qui précède l'écriture en tant que cette antériorité est construire par l'écriture elle-même en amont d'elle.

C'est pourquoi il y aurait moins ici complaisance dans le mythe du personnage comme page blanche sur laquelle écrire à travers l'acteur, qu'une traversée des fables qui le constituent, que ce soient des histoires de théâtre, ou des histoires intimes, quand Koltès connaît l'acteur.

Car qui se dit dans le monologue de Leslie, est ce qu'on ne peut pas lire : un secret. Doit-on le dire ? Dire que pendant les répétitions, Koltès fut aimanté par la présence d'Abbi Patrix qui détermina l'écriture, la présence excessive ensuite sur le manuscrit de cette partition destinée à être jouée par Abbi Patrix. Leslie est ce nom qui lie un auteur à un acteur, une puissance de fantasme, de désir : La relation de Koltès à Abbi Patrix, inconnu à Abbi Patrix lui-même appartient à l'écriture dans la mesure où elle s'est retirée, absentée, pour laisser place à cette présence de l'acteur dans ce nom de Leslie.

Écrire la présence, c'est donc traverser l'acteur pour atteindre le personnage au-devant de lui afin d'obtenir autre chose qui n'est ni l'acteur, ni le personnage : mais le rôle. Le rôle, ce serait moins la fonction que la partition en corps, le rouleau d'écriture que le corps délie en lui et au-delà de lui : le rôle, ce serait ce qui permet de rejoindre l'écriture posée en avant. Il permet la libération de la terreur de l'acteur, et engage un processus de déréalisation du personnage. Soit une présence qui n'est plus celle de l'identité collée à la présence de l'acteur.

Il est cette surface de projection dans la mesure où à travers la surface, il y a une profondeur qu'on devine, un peu.

« Alors bien sûr ce saisissement, cet effet de présence humaine brutale mêlée au comble de l'art que me donne le portrait peint, j'ai voulu en user en littérature, écrit Michon dans la suite de l'entretien. Je voudrais évoquer des hommes avec cet effet presque hallucinatoire qui fait la force des grands portraits. C'est un art d'évocation que je cherche, un art d'apparition. Comme un peintre, c'est une image, une image d'homme, que je veux faire apparaître. Rien n'est plus simple — et rien ne me paraît plus difficile. »


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Jérôme Orsoni
, 01/12/2024 | Source : cahiers fantômes

Soudain, je dors. Je suis passé de la veille au sommeil sans m’en apercevoir, sans coupure aucune. Je continue de lire mon livre. Mais, ces phrases qu’une voix me murmure, d’où viennent-elles à présent que mes yeux sont clos qui ne voient plus. Et que me disent-elles. De quoi me parlent-elles ? Chaque fois que j’essaie de tendre une oreille avec laquelle je les puisse entendre, afin de déchiffrer leur message, d’en comprendre le sens, je me réveille. Alors, les yeux de nouveau ouverts, je reprends le cours de mon ancienne lecture. Et, très vite, m’endors de nouveau. Mais les phrases, elles, les phrases ne s’arrêtent pas, elles continuent, passent de la veille au sommeil, du sommeil à la veille, de la veille au sommeil, certaines, je sais d’où elles viennent, mais d’autres, je l’ignore. Est-ce moi qui les imagine pour, continuant une lecture devenue impossible, passer doucement, passer discrètement, passer insensiblement de la veille au sommeil ? Mais pourquoi ? Et puis, ce n’est pas vrai, quand je m’endors, je sais que je dors, je sais que les phrases que je suis en train de lire, ce ne peut plus être du livre qu’elles proviennent, il est toujours ouvert, le livre, mais mes yeux, eux, mes yeux ne le sont plus. « Je sais que je dors », ai-je dit à l’instant, mais cela aussi, n’est-ce pas une ruse du sommeil ? Où suis-je quand je dors ? Que fais-je quand je dors ? Qui suis-je quand je dors ? « Je n’ai pas bougé, je dors,  je suis demeuré moi-même. » Tristes réponses, certes, qui n’approchent en rien la merveille des phénomènes. Moi qui dors, je le sais, malgré ce que l’on veut bien m’en dire, éveillé. À présent que j’écris, la nuit est tombée. Ce matin, quand je suis sorti pour marcher dans Paris, la tour avait la tête qui se perdait dans les nuages. Un voile gris nous enveloppait, elle et moi. Des larmes ont coulé de mon œil gauche. Mais elles ne m’ont pas arrêté. J’ai continué de marcher. Au Jardin des Plantes, il y avait des animaux étranges, mais ils ne l’étaient pas autant que les humains qui allaient et venaient. C’était comme un rêve, mais inintéressant, et assez laid. À un moment de ce rêve désagréable, un homme en tenue de sports entouré de femmes et d’hommes en tenue de sport s’est mis à crier des consignes incompréhensibles aux femmes et aux hommes qui l’entouraient et, ensuite, les femmes et les hommes qui entouraient l’homme se sont mises à aller et venir en faisant des mouvements autour de l’homme qui continuait de crier. Je me suis dit qu’il valait mieux que je m’éloigne, que peut-être l’homme allait me prendre pour l’un de ses femmes et de ses hommes qui l’entouraient (après tout, ne portais-je pas des chaussures de sport ?) et se mettre à me crier dessus. Alors, j’ai bifurqué sur la droite, empruntant un autre sentier dans le jardin. C’est là que j’ai vu ces animaux étranges, bleus surtout, comme sortis de la lointaine mer, et suspendus là, un peu au-dessus de nos têtes, dans l’air gris sous le ciel de Paris. La nuit, disaient des voix autour de moi, ils s’illuminent, et c’est très beau. À présent qu’il fait nuit, j’y pense. Mais je n’ai pas envie de les revoir, ces animaux étranges, non. Je n’ai qu’une envie : sortir de ce rêve hurleur et criard, et rouvrir le livre de mes songes.