19924

Jérôme Orsoni
, 19/09/2024 | Source : cahiers fantômes

Sur le réseau social quelconque, un homme rit de voir un autre homme gifler un troisième, des femmes entre elles se trémoussent sur une musique indigente et déjà obsolète, un prêcheur prêche, le tout est filmé. Spectateur involontaire — au XXe siècle,  dogmatisme oblige, qui abhorre les nuances, la théorie spectaculaire ne crut pas devoir prendre en compte la volonté individuelle dans son approche marxiste de l’image vue, comme si elle était indifférente, comme si le phénomène universel du spectacle s’imposait à tous de même manière, alors que ce n’est pas le cas : passe une frontière difficile à franchir entre qui veut et qui ne veut pas assister au spectacle qui lui est imposé, qui en est le consommateur satisfait et qui s’y voit exposé contre son gré, à ce qu’il lui reste de son humanité défendante —, je me demande comment l’on peut aimer être de ce temps (comme, manifestement, aime à être de son temps l’immense majorité de la population qui vit sur le modèle occidental du réseau social quelconque), et ne trouve pas de consolation dans l’horizon qui s’offre à moi : d’époque, il n’y en a pas d’autre, — tout est ici. Et si, dans quelque futur si proche qu’il nous semblerait presque immédiat, comme sur ces frises chronologiques où un squelettique trait noir sépare une période d’une autre rendant le passage de l’une à l’autre si aisé en apparence, nous étions amenés à changer bientôt de temps, qui nous dit que l’époque qui s’offrirait à nous ne serait pas pire que celle que nous connaissons aujourd’hui ? Les hommes nés en Europe quelque temps avant 1914 s’attendaient-ils à la boucherie où, dans le silence de la stabilité, l’époque s’apprêtait à les précipiter ? « Snapchat veut vous rendre accro à l’IA », peut-on lire en quelque point indifférent du réseau social quelconque, dans une communication qui vante les mérites de lunettes connectées. Placé au cœur de notre regard pour le rendre captif, le nouveau n’a rien de neuf (comme en atteste son euphémisation qu’est « l’innovation »), et la nouveauté n’est qu’une manière de compter. Et il n’est même pas vrai qu’à ce processus artificiel de surproduction perpétuelle, on puisse opposer l’authenticité de nos besoins : la réalité est que nos besoins sont indifférents, quantité négligeable. En effet, nos besoins sont si primaires que, à l’âge avancé de la productivité économique qui est le nôtre, leur satisfaction ne demande presque plus aucun travail. C’est ainsi que le marché les a effacés ; parce qu’il ne peut pas se contenter de la satisfaction, il doit la renouveler sans cesse. Le nouveau n’est pas le désir, c’en est la destruction : la satisfaction précédant toujours le désir, le désir se confond avec sa réalisation. Mais si je t’aime, si je t’aime, je swipe à droite, chante aujourd’hui Carmen, à qui comprend à peine ce qu’elle dit. Et ne meurt pas à la fin parce que la tragédie fait obstacle à la jouissance. À la place du désir, zéro, comme le temps de latence, comme la durée de l’attente. Pour décrire cette expérience, je cherche une métaphore. Me vient celle du labyrinthe, mais un labyrinthe présuppose une issue ; qu’est-ce qu’un labyrinthe dont on ne peut pas sortir ? Si l’on ne peut en sortir, c’est qu’on ne peut y entrer. Et sans donc plus d’entrée, parce que nous n’avons pas choisi d’y pénétrer, nous y avons été jetés, nous nous sentons un peu comme Gregor Samsa dans sa nouvelle peau, un beau matin, nous nous sommes trouvés là : cette époque, voici désormais notre carapace. Sauf que personne ne nous regarde bizarrement, tout le monde trouve cela parfaitement normal, tout le monde s’étant trouvé, un beau matin, tout bêtement comme cela. C’est toi, peut-être, qui regardes les autres bizarrement, et les autres qui te regardent en réponse : Que nous veut-il celui-là ? Se croit-il mieux que nous ? Mais regarde-toi donc un peu. De métaphore, me vient encore celle du fil d’Ariane, qu’il faudrait enfin couper afin de n’être plus à rien relié, mais cela aussi, n’est-ce pas illusoire ? Personne ne nous retient, encore une fois : nous sommes simplement là. Et il n’y a pas d’errance, tout est entièrement cartographié. Il n’y a plus nulle part où se perdre. Point par point le réseau quelconque a recouvert le monde. Ayant écrit tout cela, je m’arrêtai et me demandai : « Tout cela, y crois-je vraiment ? » Et je me rendis compte que je n’avais pas la réponse à cette question. À la place — d’une réponse, de quelque chose de solide sur la hauteur de quoi j’eusse pu m’édifier —, je me sentis imbécile, un vide incroyable se forma au niveau de l’estomac qui m’oppressa soudain. Je parle tout seul et, singeant l’originalité, je ne sais pas très bien ce que je raconte. « Pourquoi est-ce que je pense cela, me demandai-je alors, et pourquoi est-ce que je pense ? » Ou bien est-ce le rêve que j’ai fait cette nuit ?  Je ne sais pas. Dans le rêve que j’ai fait cette nuit, ou en tout cas dans le fragment dont je me souviens, le père de Nelly m’appelait « Julien », et je lui répondais : « Depuis vingt ans, vous ne savez toujours pas comment je m’appelle », non sans dépit. Pour comprendre ce rêve en apparence tout à fait anodin, il faut savoir que « Julien » était le prénom de l’ex de Nelly, avec qui son père jouait au tennis, notamment, lequel était donc un peu comme le fils qu’il n’aura jamais eu. Et que moi, faisant partie de la déplorable secte des Intellectuels, je ne pourrai jamais être. En vérité, ce rêve n’est pas anodin, c’est l’histoire de mon surmoi maléfique : chaque fois que je ne me sens pas à la hauteur de quelque chose (c’est-à-dire : des choses pratiques, des choses triviales, qui ont trait à l’argent ou à la vie matérielle de tous les jours), je l’ai dit à Nelly tout à l’heure, ce qui n’a pas manqué de la faire rire, c’est l’image de son père que je vois. Un autre que moi consulterait sans doute un spécialiste, mais je ne suis pas suffisamment dérangé pour confier mes pensées les plus intimes à quelque charlatan de l’inconscient ou de la thérapie sociale. Mes pensées intimes, je préfère les confier à l’écriture, là au moins, je sais qu’elles sont à leur place. Et tant pis si personne ne les comprend. Comme l’écrit Pascal (L. 6), « qu’il y a un Réparateur, par l’Écriture. » (On pourrait dire que, pour comprendre ce que c’est qu’écrire, il suffit de remplacer dans cette phrase les majuscules par des minuscules.)

Bristol fichée S(ans grand intérêt)

la souris
, 18/09/2024 | Source : Grignotages

Samedi 17 août

Rallier Bristol depuis Brighton nous prend quatre heures au lieu des trois annoncées par le GPS : la faute à un énorme accident sur la voie d’en face (circulation à l’arrêt complet sur des dizaines de kilomètres) et un total manque d’anticipation sur la date de cette étape. On aurait dû se douter que nous serions pris dans la migration des vacanciers le samedi de la mi-août. Les aires d’autoroutes sont rares : à mi-chemin, nous sortons à la recherche de toilettes et mangeons nos œufs durs sur un muret devant un pub (privatisé pour la journée). Pour la seconde moitié du trajet, je m’installe à l’arrière de la voiture et m’endors ; les sièges y sont moins hostiles pour le dos (et le nerf fémoral qui envoyait des signaux).

La disponibilité et les tarifs des hébergements nous ont conduit à choisir Bristol comme point de chute pour rayonner sur Bath et Oxford. Par curiosité et parce que nous sommes trop fatiguées pour entamer la visite des joyaux sus-nommés, nous partons à la découverte de Bristol. Nous essayons de ne pas nous arrêter aux habitations sales, tristes et délabrées que nous longeons en traversant la banlieue Est (traditionnellement la plus pauvre des villes) et attendons le centre-ville pour nous faire une idée. Las, la ville est laide. Même les vieilles pierres sont sans charme, telles les ruines de l’abbaye utilisées comme entrepôt-dépotoir par les jardiniers de la ville.

Bristol me fait l’effet de Glasgow : une ville qui n’a pas grand intérêt si on n’aime pas picoler. Nous tombons d’accord avec Mum : nous préférons définitivement l’Angleterre des salons de thé à celle des pubs. L’Angleterre posh, quoi. Bristol restera dans nos souvenirs comme une running joke : à Bath, à Oxford puis dans les villages pittoresques des Cotswolds, on s’excusera l’une auprès de l’autre, je suis désolée, je sais que tu aurais tellement préféré Bristol…

En suivant le fleuve, nous arrivons dans une zone à mi-chemin entre les docks londoniens et le canal Saint-Martin au niveau de la Villette, qui grouille de bars bruyants (il est l’heure de la bière). Au moins est-ce vivant. Près de l’eau, un pantin pendu par les pieds est secoué en tous sens au bout d’un élastique. En nous approchant de l’engin de chantiers auquel il est suspendu, nous découvrons que ce n’est pas du tout un pantin, mais un humain en chair et en os — en vertèbres malmenées, même. J’ai du mal à imaginer que les gens paient pour exercer cette violence sur leur corps, sans qu’aucun système ne sécurise un alignement minimal de la colonne vertébrale.

Entre la bagnole, la marche et le bruit, nous sommes rincées. Le rapport kilomètres / mirettes (neuf / bof) est le plus mauvais du séjour. Quelque part gris, Mum me parle d’un souvenir d’Italie en réalité norvégien, sis à Oslo. Quelque part gris encore, nous cherchons le plus court chemin pour rentrer. On a repéré un restaurant indien pas loin du AirBnB, ça fera l’affaire. Ça fait plus que l’affaire : Msala Library est probablement le meilleur restaurant indien où j’ai jamais mangé, goûtant un plat inouï de mes papilles — des épinards aux pignons de pins, raisins secs, oignons caramélisés, épices et piment, perfect balance between sweet & spicy je confirme. On répète delicious plein de fois, les serveurs papadoum (nous déclinons à chaque fois, les plats sont trop bons pour perdre de la place en galettes).

De Bristol, outre ce restaurant indien, je retiens surtout notre AirBnB, non pour quelque charme AirBnBesque standardisé ou pittoresque, mais pour l’amusement de deviner  qui y habite. La bibliothèque et un certificat encadré indiquent que l’on dort chez un psy… sportif ? (des suppléments protéines dans les placards)… buveur de thé (trois boules à thé en forme de boule plus une pyramidale, soit tout de même quatre boules à thé pour un seul homme)… raffiné ou bien conseillé (c’est évidemment un biais sexiste, mais j’imagine spontanément les mugs Morrison, le bain moussant à la lavande et les bougies autour de la baignoire choisis par une femme). En tous cas, on y dort très bien — et Mum, les jambes surélevées, parce que la visiteuse japonaise avait raison : les sols ne sont pas droits.

Ombres d'une plante et d'une armoire massive au pied d'un escalier, sous lequel un espace de rangement est fermé par un rideau
Le monstre sous l’escalier était en réalité une plante.

Les friend awards semblent être un truc apprécié des Anglais. Il y en avait un dans la chambre que j’occupais à Brighton : la classe félicitait cette petite fille pour être une super camarade, toujours prête à partager ses expériences, mais aussi à écouter et aider les autres, toujours de bonne humeur, adorant la gym, etc. Quelque chose à mi-chemin entre le portrait chinois et l’évaluation de soft skills qui ne rentrent pas dans le cadre scolaire mais qu’on voudrait valoriser. À Bristol, un équivalent pro est affiché au-dessus de l’imprimante ; il détaille à quel point notre hôte a été un excellent compagnon d’équipe et énumère tout un tas de qualités et d’événements souvenirs, comme le fait qu’il fasse un ketchup maison meilleur que le ketchup (ou était-ce une soupe ? je ne me souviens plus). Est également mentionné le fait qu’ils ne mentionneront pas l’épisode de l’écureuil ; depuis, cela me taraude : what on earth happened with that squirrel, Alex? I need to know. (I never will.)

18924

Jérôme Orsoni
, 18/09/2024 | Source : cahiers fantômes

Faut-il que j’écrive ? Il faut que j’écrive. Je me suis assis au Jardin du Luxembourg et j’ai lu les Pensées. Il me paraît impensable de m’être trouvé là, à lire Pascal, dans le vent qui soufflait, le défilé permanent des touristes, des coureurs, des gens tels qu’ils sont, tels qu’ils se satisfont d’être. Ai-je eu l’impression que le monde était fou et que j’étais une île de santé ? Oui, je le crois. Et c’est le sentiment qu’on a, en effet, à la lecture de Pascal : quelqu’un qui a découvert qu’il était seul à n’être pas perdu et entreprend de l’écrire. Et c’est l’effet que fait la lecture de Pascal : soudain, grande clarté, mais pourquoi tout est-il encore si sombre tout autour de moi ? Être l’île où tenir bon. Il le faut. L’état des papiers qui constituent ce qu’on a pris l’habitude d’appeler « les Pensées de Pascal », n’est-il pas le résultat de l’entreprise même : quand on se lance dans un combat contre le monde, voilà ce qu’on obtient ? C’est ce que je me dis, tout en songeant que ces lambeaux de papier, ces ruines ont plus de grandeur, plus de beauté, plus de profondeur que les édifices qui semblent ne jamais vaciller sur leurs fondations. Illusion du pouvoir. Nulle trace de vérité. À Daphné, sur le chemin du retour de la Schola, je dis de rester comme elle est, parce que son naturel est bon. Elle me répond qu’elle a surtout de bons parents (ce que je crois), mais je lui dis que cela ne suffit pas, que cela n’explique pas tout. Il y a quelque chose d’autre, qui est là ou qui ne l’est pas. Je venais de voir le visage méprisant d’une camarade avec qui elle prend des cours de danse (maman fut une députée macroniste absente, papa est parti avec la start-up nation), un visage où il n’y avait nulle trace de bonté, rien que de mépris, un visage qui était déjà vieilli malgré le jeune âge officiel, un visage déjà flétri, laid. Daphné lui avait dit bonjour sur le ton enjoué qui est le sien. Et c’est à ce moment-là que, après avoir dit quelques mots de la fausse importance que donne à certains la naissance, j’ai dit à Daphné de ne pas changer. Et bien sûr, elle changera, mais ce n’était pas ce que je lui disais, je lui disais de garder ce cœur bon qu’elle a et qui, j’en suis convaincu, ne s’acquiert pas, est étranger à toute considération sociale ; on l’a ou on ne l’a pas. Quant à moi, je commence une nécessaire cure d’austérité.

Note syntaxique

nosferalis
, 18/09/2024 | Source : Anath & Nosfé

Là où vacille la syntaxe, lecteur je me sens chez moi. J’y songeais après avoir pris un livre au hasard, dans la réserve de Lettres de l’établissement où j’enseigne : La Nuit du renard de Mary Higgins Clark. Livre divertissant, thriller correctement monté, avec une réflexion sur la peine de mort, prose simple mais livre à la longueur ambitieuse : très bien pour de bons lecteurs de fin de collège. Quant à moi, ce livre m’entraîna vers un profond ennui. Mes goûts sont ailleurs, dans ce que France Culture appelle désormais « littérature complexe », ce qui ne veut rien dire. Je ne fais pas de hiérarchie, je n’en ai plus le cœur, chacun lit ce qu’il veut, d’ailleurs chacun a aussi le droit de dire du mal des œuvres qu’il veut, faites ce que vous voulez. Je pris ensuite une nouvelle d’Alexandre Dumas qui traînait également là, mais j’avais furieusement envie de courir commander un autre Thomas Bernhard, ou le dernier Mircea Cărtărescu, ou tel livre de poésie contemporaine dont le tirage dépassera difficilement 2000 exemplaires, puisqu’à part des poètes contemporains, peu de gens lisent de la poésie contemporaine, et encore tous les poètes revendiqués ne lisent pas forcément leurs contemporains. (J’aimerais dire que c’est une crise de production postmoderne, mais en vérité on dispose de passages satiriques du XVIIe siècle qui font état du même problème : il y a plus de poètes que de lecteurs de poésie.)


Valérie Rouzeau rappelle quelque part une formule de Wittgenstein (qui se trouve elle aussi « quelque part ») affirmant qu’il y a déjà une mer de poésie dans une goutte de grammaire. (Citation inexacte, j’ai recomposé la métaphore, mais je cite de mémoire et personne n’ira vérifier. On n’en est plus à ça près.) J’ai toujours voulu écrire un article défendant l’idée que la Syntaxe latine (dite Ernoux-Thomas) pouvait se lire comme un long poème en prose, mais à chaque pas je me disais que c’était « un peu du Borges », donc une copie de peu d’intérêt. Sans doute cette lecture émerveillée de faits linguistiques explique-t-elle pourquoi j’ai été si mauvais en latin : trop occupé à rêver les mots et la syntaxe, je n’apprenais rien. De même on pourrait reconstruire une lecture de dictionnaire sous forme de roman policier. Les poètes l’intègrent déjà à leurs poèmes : Ponge, Rouzeau, Vinclair, entre autres. À cet âge où l’on remet encore et toujours sur le tapis les données de base de la poésie, dictionnaires, grammaires et articles de linguistique nous enchantent ; et, forcément, on relit Wittgenstein. On ajoute un peu de Deleuze, qui détestait pourtant Wittgenstein : au retour aux données de base, on ajoute l’idée quelque peu romantique que la poésie fait justement « exploser le code ». On est sérieux, mais un peu fou. Les gens les plus sérieux ont les folies les plus terribles.


Une autre question me taraudait : à partir de quel moment l’explosion syntaxique devient-elle peu intéressante ? Dans la foule d’écritures contemporaines d’avant-garde pour « postmodernes », il y a comme dans tout domaine artistique un grand nombre de textes qui nous paraissent médiocres. Moins qu’ailleurs, me semble-t-il, sinon je ne serais pas un lecteur de ce créneau, mais tout de même, selon la nécessité dont parlait Nelson Goodman : l’essentiel de ce qui est produit sous le nom d' »art » est mauvais. À partir de quel instant un texte se voulant novateur devient-il médiocre ? Sans doute pas à cause d’une question de style : nous n’en sommes plus à ce concept-ci, très vague vague-à-l’âme. Sans doute pas à cause du principe : si je suis attiré par les textes où sens et syntaxe partent en tout sens, et qu’un texte de ce genre ne me plaît pas, c’est qu’il y a autre chose. Sont-ce alors les thèmes proposés ? Vais-je apprécier tel recueil qui mentionne telles idées ou tels faits ? Au sens où j’apprécierais Rouzeau et Vinclair non pour leur travail syntaxique mais pour leurs visions, pour le fait qu’ils parlent de lieux et d’objets qui me parlent, mentionnent des discours qui me touchent, et sont pour tout dire également dans un créneau politique proche du mien ? On a presque honte de dire cela, quand on a mis le nez dans les questions de « données de base de la poésie », et encore plus de revenir à un terme aussi vague vague-à-l’âme que « vision », qui n’est pas plus clair que « style » ou « beauté ».


À force de faire maigre poésie et maigre pensée, de revenir aux données de base, on s’aperçoit qu’en vérité il n’y a pas de données de base. C’est un puits sans fond. Il y a de la lumière au fond du puits, de la lumière au-dessus, on est au-milieu et on hésite quant à la direction à suivre. Régression perpétuelle (Blaise Pascal) ou position sur un rhizome du plan d’immanence (Gilles Deleuze) ?


Je me suis perdu dans mon propre texte. C’est bien, car c’est exactement de l’égarement poétique dont je voulais parler. Perdez-vous. Aimez vous perdre parmi les mots, les objets, les idées. Ce doit être la donnée de base pour apprécier la poésie contemporaine.

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Jérôme Orsoni
, 17/09/2024 | Source : cahiers fantômes

Quarante-sept ans. Ce n’est pas très intéressant ce qu’il se passe dans ma tête en ce moment. Il va falloir qu’il se passe autre chose dans ma tête, quelque chose de plus intéressant, sinon je ne vais pas avoir envie de rester dans ma tête. Et le problème, c’est que je ne sais pas comment, si jamais je le devais, je pourrais sortir de ma tête. Et par « sortir de ma tête », je n’entends pas : « sortir métaphoriquement de ma tête », mais « sortir physiquement de ma tête ». C’est étrange, cette façon de parler : si je sortais de ma tête, où irais-je ? Et puis, qui est ce je qui se tiendrait dans ma tête en ce moment et qui pourrait en sortir, ou sinon en sortir, du moins espérer en sortir, aspirer à en sortir ? Est-ce que le je qui se trouverait dans ma tête pourrait survivre hors de ma tête ? Mais où ? Dans une autre tête ? Dans l’air, comme flottant ? Mais qui serait-il dès lors ce je hors de ma tête ? Serait-ce encore je ou quelque chose d’autre, quelqu’un d’autre ? Et si je restait le même, ma tête serait-elle encore ma tête, et moi, moi ? Et si ma tête n’était plus ma tête, à qui serait-elle, ma tête ? À un autre ? Mais à qui alors ? Change-t-on de tête comme on change de chaussettes ? À personne ? Mais alors que serait-elle ma tête qui ne serait plus ma tête ? Serait-elle encore seulement une tête ? Faut-il une tête ? Une tête toute seule, cela n’existe pas. Il ne faut pas seulement une tête, mais tout le corps qui va avec. Qu’adviendrait-il de lui, ce corps qu’on dit le mien ? Qu’adviendrait-il de moi ? Et je, où serait-il ? Et qui ? Et pourquoi ? Non, vraiment, il faudrait qu’il se passe quelque chose d’intéressant dans ma tête. Pourquoi ne se passe-t-il rien d’intéressant dans ma tête ? Se passera-t-il un jour quelque chose d’intéressant dans ma tête ? S’est-il déjà passé quelque chose d’intéressant dans ma tête ? Et si j’étais tout simplement trop vieux, périmé, obsolète, dépassé, tout juste bon à mettre au rebut ? Ne suis-je pas déjà trop vieux ? Pour l’instant, par exemple, j’ai encore un an et neuf jours de moins que Walter Benjamin quand il est décédé en 1940 ? Mais l’an prochain ? Ne sera-t-il pas absurde de vivre plus vieux que Walter Benjamin et d’avoir pourtant accompli si peu de choses, si peu écrit, ou alors trop, des imbécilités, comme ce que j’écris en ce moment, sans même vraiment faire le malin, sans chercher réellement à faire le malin, simplement parce qu’il ne se passe rien dans ma tête, et que je le sens bien que ma tête est vide ou pleine d’insignifiantes pensées, des considérations humiliantes pour qui s’en trouve l’auteur ? Oh, je peux dire que c’est la faute de l’époque, et c’est vrai que c’est la faute de l’époque, qui se fait un devoir de massacrer nos pensées, mais est-ce suffisant ? Non, cela n’est pas suffisant. Je viens de taper du poing sur le bureau où j’écris à cause du bruit d’une sirène d’ambulance ou de diable sait quoi qui dérangeait le peu de pensées qui peuvent se tenir dans ma tête en ce moment, mais ce n’était pas le bureau que j’avais envie de casser, c’était le véhicule, c’étaient tous les véhicules qui sillonnent le monde en permanence, et le bruit qu’ils font, envie de casser le monde, envie de casser la civilisation, mais pas cette civilisation-ci, qui n’est qu’une civilisation parmi d’autres civilisations, il y en a déjà eu tellement, nous n’avons pas à nous préoccuper de celle-ci, non mais l’idée même de civilisation, c’est cela qu’il faut détruire. Dans le journal, un titre qui se croit intelligent, mais n’est que de la poudre aux yeux : « La question n’est pas de savoir si notre civilisation va s’effondrer, mais quand », et l’impossibilité pour moi de ne pas me dire que c’est inepte, cette histoire d’effondrement, et me demande : qu’est-ce qui nous excite tant dans ce fantasme d’effondrement ? Est-ce que nous sommes pétrifiés par la vue de notre propre fin, tellement conscients de nous-mêmes que nous ne sommes plus capables de rien ? Et alors, comme quelqu’un qui se serait administré à lui-même un poison qui le rendrait incapable de mouvoir son corps mais demeurerait parfaitement conscient de ce qu’il lui arrive, nous nous regarderions en train de nous faire dévorer sans être capables de réagir et nous penserions en vain : « La question n’est pas de savoir si je vais mourir dévoré, mais quand ». Quel sens cela peut-il bien avoir ? Ou alors, le spectacle de notre fin nous procure-t-il l’ultime jouissance ? Et à qui ne l’aime, on offre l’euthanasie. Ou alors, encore alors, l’effondrement et la civilisation ne sont qu’un seul et même concept, une seule et même conception du monde : nous sommes terrifiés à l’idée de l’effondrement parce que nous sommes obsédés par la civilisation, c’est-à-dire la sauvegarde, la conservation. C’est comme moi qui me lamente qu’il ne se passe rien d’intéressant dans ma tête, mais ce qu’il passe d’intéressant ne se passe dans ma tête, exactement comme les pensées ne sont pas dans la tête. Et dès que je me mets à écrire, il se passe quelque chose d’intéressant, mais ce n’est pas dans ma tête, c’est dans l’écriture. Et quand je dis : « J’aimerais bien écrire un livre sur ceci, un livre sur cela », ne sais-je pas que je me condamne à ne rien faire du tout, à assister au spectacle de mon impuissance, de ma nullité, de ma vacuité, de ma vanité ? Le spécialiste de la civilisation ne parle pas des êtres humains qui vivent, il parle de l’idée qu’il se fait de leurs vies : dans cette idée, des civilisations se suivent les unes les autres, à l’effondrement de l’une succède l’essor d’une autre, et ainsi de suite va le petit train des civilisations, tchou ! tchou ! font les civilisations en passant, et cela forme en effet une histoire parfaitement positive, mais toujours vue a posteriori (note en passant que c’est exactement ce que Panofsky fait dans son essai sur la perspective), qui est totalement vide, absente du monde, car, dans ce schème conceptuel, tout est déjà mort (d’où la niaiserie crasse de la phrase de Valéry) parce que la vie est inconcevable, parce que le présent est inconcevable. Présent non comme contemporain (notion qui nous ramène au regard de l’historien légiste, comme il y a des médecins légistes), mais comme vie, comme potentialité, comme indétermination. Quelle vie s’offre-t-elle à qui passe son temps à se demander quand la mort va venir ? Et que faire quand cette mort viendra pour qu’elle ne soit pas trop douloureuse, pour qu’elle soit douce, gentillette, proprette, sympa, quoi ? Tout est déjà mort pour qui vit ainsi. Tout est déjà mort pour les civilisations. Il faut en finir avec la civilisation. Il faut détruire la civilisation. Ne doivent plus avoir de cité que les êtres vivants, singuliers. Dans ma tête, le brouillard s’est dissipé. Un jour de plus, un jour de moins, quelle différence cela peut-il bien faire ? Je suis en vie.

Le chagrin du Docteur Johnson

Mehdi Pérocheau
, 17/09/2024 | Source : Conversations inachevées

Peut-être que c’est Valery Larbaud qui a fait remarquer que les conclusions de Samuel Johnson étaient déjà énoncées dès le début de ses textes. Larbaud (si c’est bien de lui qu’il s’agit) oppose le Docteur Johnson à un autre penseur anglais dont le raisonnement n’est pas arrêté au moment où il prend la plume. Ce dernier, lorsqu’il se penche sur un problème, le fait sans idée préconçue, pour le résoudre et non pour démontrer ; l’écriture l’amène à un endroit qu’il n’avait pas envisagé.

Au contraire, Samuel Johnson débute souvent par un aphorisme et conclut de la même manière. Ses premières phrases se suffiraient à elles-mêmes. Cependant, d’autres sentences sur le même sujet méritent d’être imprimées et, de toute façon, une seule ne fait pas un article.

Le 28 août 1750, il commence ainsi son essai dans The Rambler :

« Des passions qui agitent l’esprit de l’homme, il peut être observé qu’elles précipitent naturellement leur propre fin en encourageant et en accélérant la réalisation de leurs buts. Ainsi la peur presse notre fuite, et le désir anime notre progression ; et si certaines peuvent être caressées au point de dépasser ce qui est nécessaire à leur satisfaction, comme c’est souvent le cas pour l’avarice et l’ambition, alors elles se tournent immédiatement vers des moyens de bonheur qui existent réellement et généralement à leur portée. L’avare imagine toujours qu’une certaine somme qui le comblera ; et chaque homme ambitieux, comme le roi Pyrrhus, a la conviction qu’une fois son labeur achevé, il passera le reste de sa vie dans l’aisance ou la gaieté, dans le repos ou la dévotion. »

La tâche qui nous occupe ne trouvera pas son accomplissement une fois achevée mais déjà pendant que nous nous y attelons. Johnson ne s’attarde pas sur ce point mais sur le seul sentiment qui déroge à la règle qu’il vient d’exposer : le chagrin.

L’article s’achèvera ainsi :

« Le chagrin est une espèce de rouille de l’âme que chaque nouvelle idée contribue à son passage à récurer. C’est la putréfaction de la vie stagnante à laquelle on remédie par l’exercice et le mouvement. »

La puissance d’un aphorisme est immédiate : soit il nous plaît, nous amuse et nous convainc, soit nous le rejetons. L’essai ne sert pas à parvenir à une conclusion. À travers la littérature, Johnson ne semble pas, contrairement au penseur défendu par Valery Larbaud, chercher la vérité – soit celle-ci est éternelle et nous la connaissons tous, soit elle change constamment et la déterminer serait vain – mais plutôt le bonheur. Après la joie provoquée par le premier aphorisme, le but est d’en provoquer une deuxième.

Ce que fait Johnson est annoncé même avant la première phrase, dès le titre : « Les bons moyens de modérer le chagrin ». L’essai est lui-même le meilleur moyen de modérer le chagrin.

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Jérôme Orsoni
, 16/09/2024 | Source : cahiers fantômes

Depuis plusieurs années, j’ai envie d’écrire un livre sur Chardin, mais je ne sais pas comment m’y prendre. Un livre, du moins, dans lequel il serait question de Chardin. Un esprit rieur me répondrait : « Eh bien, en regardant ces tableaux pour commencer, pardi », et c’est vrai, mais ce n’est peut-être pas si simple que cela. N’est-ce vraiment pas si simple que cela ? Qui sait ? « Depuis plusieurs années », ai-je écrit, et je n’ai pas compté exactement combien d’années, mais je crois que le compte est approximativement bon, « depuis que j’ai vu Paris dans Chardin » serait toutefois une expression plus exacte de cette tentative de datation, depuis que j’ai vu Paris à travers le regard de Chardin et que j’y ai trouvé quelque chose de beau, non pas de beau, je crois que ce n’était pas une question de beauté, quelque chose de désirable, — un lieu où vivre. Étrange façon de voir les choses ? Peut-être. Peut-être aussi faudrait-il commencer par elle, par cette vision traversante, comme chez Dürer, mais pas comme chez Dürer parce que la traversée de la surface plane du tableau ne s’arrête pas à la surface du tableau (on fait comme si le tableau n’existait pas), mais passe à travers le tableau en prenant conscience de la réalité du tableau, de la réalité de la réalité (on fait comme si tout existait, est-ce que tout n’existe pas ?). Voir Paris à travers les yeux de Chardin. N’est-ce pas passablement confus ce que j’écris ? Qui sait ? Dans ce dessein d’écrire un livre sur Chardin, ou en tout cas dans lequel il serait question de Chardin, j’ai repris la lecture du Chardin de Jean Louis Schefer, que j’ai déjà lu une première fois il y a plusieurs années, mais mes yeux se sont perdus dans les lignes de son texte (et de son sous-texte, cf. la critique de Baxandall, mais sans le citer jamais, ce qui est une preuve de mépris, mais s’avère dommage, on aimerait en savoir un peu plus). Schefer n’y est sans doute pas pour grand-chose si sa prose m’a assommé, n’est-ce pas moi, le problème ? Enfin, je crois que c’est moi. Mais qui sait ? Ou, plus exactement, le problème, c’est que, demain, j’aurai quarante-sept ans et que je n’ai pas envie d’avoir quarante-sept demain et que, pourtant, à moins de décéder dans les quelques heures qui me séparent de demain (à l’heure où j’écris cette phrase, ce seize septembre deux mille vingt-quatre, il est sept heures sept du soir), j’aurai quarante-sept ans demain. Qu’y faire ?

Fin et contingence

Mehdi Pérocheau
, 16/09/2024 | Source : Conversations inachevées

Je crains que les rééditions du journal de Jérôme Orsoni que l’avenir nous promet ne puissent, pour des raisons matérielles, être intégrales. Je suppose cependant que la page du 26 mai 2024 devrait être conservée. Orsoni fait un rapprochement entre Truman Capote et Proust, puis rappelle l’attaque de Borges contre ce dernier.

Quand il parle de Capote, Borges, dans ses cours de littérature anglaise, l’oppose à Shakespeare. L’un est un écrivain d’observation et l’autre de méditation. Il reprend la distinction de Coleridge : « La simple observation peut permettre de produire une copie précise, et même de mettre dans l’esprit des autres hommes plus que ce que le copiste a proposé ; mais le résultat ne peut que consister en parties et en fragments, en fonction des moyens et de l’étendue de l’observation. La méditation se penche sur chaque personnage seulement en ce qu’il incarne une vérité générale, de façon à ce qu’il puisse traduire un problème philosophique. » L’écrivain d’observation doit se mettre devant son sujet pour le reproduire en mots. Par la méditation, l’écrivain va chercher en lui, parmi ses souvenirs et ses sentiments. Contrairement à Capote, il peut comprendre comment un homme peut en venir à commettre un méfait sans passer six années auprès de condamnés à mort. L’observation est primitive, la méditation lui succède. De cette manière, Schwob s’agaçait contre Zola qui allait s’asseoir sur un banc face au soleil couchant pour en faire des fiches prêtes à l’emploi dont il ferait usage quand tel roman le nécessiterait. Pour Borges, la méditation correspond à l’inspiration à laquelle il accorde une importance primordiale. Il refuse de prendre au sérieux les explications de Poe sur les étapes de composition du « Corbeau ». Il affirme que le poète est commandé par une force supérieure et aime ainsi rappeler l’histoire rapportée par Bède le Vénérable de Caedmon qui, bien qu’analphabète, devint le premier poète anglais suite à une apparition divine.

Orsoni fait de Borges l’écrivain de la fin, de Proust celui de la contingence. En effet, le Portègne ne peut renoncer à croire qu’à la fin, il y a une réponse. Dans « Éloge de l’ombre », alors qu’il est vieux, il écrit « J’arrive à mon centre, à mon algèbre et à ma clef, à mon miroir. Bientôt je saurai qui je suis. » Il croit aussi que la fin est la littérature. Pour ne pas désespérer, il évite de remettre en cause cette vision mystique.

Proust, au contraire, dans sa préface à sa traduction de Sesame and Lilies de Ruskin, relate l’expérience de la « lecture décevante », selon la formule de William Marx.

« Alors, quoi ? ce livre, ce n’était que cela ? Ces êtres à qui on avait donné plus de son attention et de sa tendresse qu’aux gens de la vie, n’osant pas toujours avouer à quel point on aimait, et même quand nos parents nous trouvaient en train de lire et avaient l’air de sourire de notre émotion, fermant le livre, avec une indifférence affectée ou un ennui feint ; ces gens pour qui on avait haleté et sangloté, on ne les verrait plus jamais, on ne saurait plus rien d’eux. »

Borges pense que la moindre partie d’un livre doit être nécessaire. Proust sait que la fin d’un livre révèle toujours son insuffisance. Borges détourne les yeux et attrape un autre livre ou reprend un passage antérieur du même. Proust devance ou prépare ce moment en insérant dans son roman ce que Borges prend pour des pages insipides et oiseuses.

Orsoni aussi déjoue la fin redoutée, notamment en omettant bien souvent dans ses contes leur dénouement qui est alors à chercher, à la manière de Borges, dans un autre conte, ou, (la rhétorique voudrait que je dise ici « à la manière de Proust », mais je ne l’ai pas assez lu) dans la relation incertaine qui se tisse entre la narration et les événements qui composent la vie.

Bright Brighton

la souris
, 16/09/2024 | Source : Grignotages

Une porte jaune vif dans une maison bleu, collée à sa voisine rose

Mercredi 14 août

À notre arrivée à Brighton, le AirBnB sent l’humidité. Ou le renfermé. Une odeur pas agréable, forte. Je répugne à rentrer après être ressortie pour dîner. Mum prend la chambre du haut et je dors dans celle d’une petite fille qui fait du foot, de la musique, de la gymnastique et de la danse — il y a un diplôme de la Royal Academy of Dance au-dessus du lit. J’envoie une photo à N. (nous avons toutes deux commencé la danse avec cette institution) et elle fond : avec distinction, en plus !

Le pub du coin de la rue a
des burgers VG à la carte (oui, au pluriel, il y en a deux, nous commandons les deux)
une table haute pour bébé
une cookie jar remplie de biscuits pour chien
une guirlande de photos de chiens
un serveur adorable
une tablée de femmes qu’on imagine mères de famille ou pas du tout, ça pourrait être une soirée entre copines, Tupperwear ou queer
— une atmosphère familiale qui, pour tout dire, ne correspond pas à l’idée que je me faisais d’un pub.
Comme la pizza de la veille, frites et burgers se digèrent étonnamment bien.

…

Jeudi 15 août

Je petit-déjeune d’un scone au fromage assez gros pour, peut-être pas assommer quelqu’un avec, mais disons briser une vitre. Difficile de ne pas jouer avec telle nourriture : Mum immortalise mon (sur-jeu) de casseur agressif. Nous nous attardons à la table du petit-déjeuner bien après avoir fini de manger ; il est si agréable de discuter sous l’ouverture du toit vitré et les quelques rayons de soleil qui nous tombent dessus.

Lumière matinale sur le mur

Les habitants ont dû emporter leur sèche-cheveux au camping ; j’agite les miens au-dessus du grille-pain (McGyver ne sort pas la tête mouillée quand il fait frais). Comme convenu, ils ont en revanche laissé leur chat : Bobby-the-cat est très câline quand il s’agit d’obtenir sa pâtée.

Boutique violette de Fish & chips au premier plan, puis une maison bleu sombre avec une porte orange vif

Le AirBnB se trouve dans un quartier résidentiel en hauteur. Des rues pleines de petites maisons de couleurs pas toujours assorties : un brouillon de color artist qui ferait des essais pour sa palette perfect. Au niveau individuel, entre murs et porte, ça marche parfois, mais il faudrait un graphiste pour harmoniser les couleurs des rues, en camaïeux ou teintes qui tranchent.

Lampadaire à moitié cassé sur fond de ciel gris tempête

Sur le front de mer, on trouve la fameuse jetée, évidemment, mais on n’imaginait pas le contre-champ comme ça, ni l’une ni l’autre, pas si grande ville, pas avec des bus à deux étages à deux rues de là. Il y a un petit côté destroy aussi, qui peut-être empêche le kitsch ? Authenticité de la peinture corrodée.

Un bout de plage, un gros manège jaune-orange sous un ciel gris tempête et l'enfilade des immeubles dépareillés sans charme qui forment le bord de mer

Sur la plage, les mouettes : they own the place. Quatre jeunes gens en maillot de bain vont dans l’eau, entre les deux drapeaux qui délimitent l’aire de baignade, dans le vent, le froid et les rouleaux. On les regarde sous la capuche de nos hoodies, les mains un peu plus enfoncées dans les poches.

Mouettes et transats rayés sur une page de galet avec au seconde plan "Brighton Palace Pier"

À 15h, nous déjeunons indien au milieu d’une forêt magique de guirlandes lumineuses et de cordes : les lianes ne sont autre que les tenants de balançoires, à l’amplitude restreinte par des chaînes pour qu’on n’aille pas faire du tape-cul aux voisins. Le serveur propose des chaises normales comme alternative, mais évidemment nous préférons the fun ones. Et le cœur et le corps balancent devant la carte. Nous découvrirons plus tard que le restaurant est franchisé : watch out for Mowglie.

Mur et plaque de rue qui disparaissent sous les graffiti

Les peluches Jellycat se multiplient dans les vitrines : des marshmallows chez Waterstone, une aubergine Dracula dans une boutique de jouets, une grosse mouette en peluche sur une maison de souris un peu plus loin. Toujours l’enfance, partout. Et l’inventivité graphique. Dans les papeteries, sur les présentoirs des cartes postales, les devantures des magasins et les murs de la ville, omniprésente. Les o des DoNUTS volent.

Auvent rayé et tableau naïf pour une rue commerçante

Peluches Jellycat

Ni couleurs, ni revêtement, ni métaux : le Royal Brighton Pavilion ne nous emballe guère avec ses formes indianisantes sans aucun atour. Nous le contournons, dubitatives, en cherchant toutes les quotes qui pourraient résumer le lieu :

« Une maquette en attente d’être peinte. »
— la souris

« Comme si on avait mis du fond de teint et oublié de se maquiller. »
— Mum

Le seul véritable attrait de ce bâtiment est de n’avoir rien à faire là. Incongru, je l’aime autant en silhouette sur les poubelles de la ville. Une photo que je n’ai pas prise : le pochoir blanc du Royal Pavillon sur une poubelle vert sombre devant une maison vert clair.

Un bout du Royal Pavilion parmi les toits

Bow window dont la fenêtre est tenue par une bouteille en verre

Le crachin nous fait accélérer le pas — en montée. La soupe réchauffée est tout indiquée. Mum s’endort devant Les Animaux fantastiques, alors que je suis tout heureuse de retrouver le Niffleur et les fossettes d’Eddy Redmayne. J’ai l’impression de l’avoir vu hier. Hier il y a 8 ans.

…

Vendredi 16 août

Au réveil, je repense au SDF croisé sur la promenade près de la plage dans son sac de couchage, la tête relevée par le coude, un Philippe Katherine Poséidon qui regarde passer les touristes. La lumière filtre à travers les rideaux, projette sur le mur des rayures chargées de la couleur des boules en papier qui enguirlandent la fenêtre. Je me rendors. Au réveil, j’ai l’impression que je pourrais dormir toute la journée, enveloppée dans la douceur de l’oreiller et de la couette, pourtant pas si douce. Toutes les sensations me semblent pouvoir être ressenties avec volupté. La fraîcheur du (beau) jour en passant la tête par le vasistas. La proximité de la mer invisible autrement que par le cri des mouettes.

Écureils anglais
Attention, un squirrel peut en cacher un autre.

Cette fois nous descendons jusqu’à la mer par Queen’s Park – l’occasion de croiser des écureuils et des nénuphars en cage (leur nature expansive contenue par des espèces de casiers à homard, des mouettes pour geôliers). La mer en vue n’est pas pour autant directement accessible. Passage souterrain à emprunter, voies à traverser, murets à enjamber : c’est comme en Calabre, la plage se mérite. Et elle a ceci de génial : des toilettes publiques (certes partagées avec les mouettes, dont une perverse qui ne me quitte pas des yeux).

Plage de Brighton

Plage de Brighton avec au premier plan un bout de rambarde turquoise rouillée

Plage de Brighton au second plan, derrière un fronton sombre et une rangée de poubelles

Il fait beau. Presque chaud. Beaucoup plus beau et beaucoup plus chaud qu’on aurait pu l’escompter en partant ce matin — sans maillot de bain. Entre les vagues si grises hier et l’air si frisquet ce matin…  Je regrette. J’envisage me baigner en culotte et serais presque prête à faire fi de la gêne seins nus s’il n’y avait le froid et l’humidité à mettre en balance pour la suite de la journée. C’est trop bête. Cela prend si peu de place, un maillot. Sur un coup de tête, j’abandonne le conditionnel passé (j’aurais du) et décide de faire l’aller et retour, vingt-cinq minutes de marche en dénivelé, pour aller chercher maillot et serviette.  Je laisse Mum dorer somnoler sur la plage et me lance, transpirante, enthousiaste, dans ma virée un peu folle, un peu fofolle.

Séparation colorée gris et rose de deux maisons mitoyennes

Séparation colorée de deux maisons mitoyennes : une bleu avec porte orange et une jaune avec porte gris sombre. Devant la seconde est garée une voiture bleu pastel qui fait écho à l'autre maison

Je marche seule à grande enjambée, prise d’un sentiment de liberté vivifiante, vole quelques photos au passage, suis enfin de retour, puis dans l’eau. Cela aurait été trop dommage de louper ce bain de mer, mon unique occasion du séjour et de l’été. La brasse face au Pier a quelque chose d’improbable. Moins cependant que la discussion que j’engage dans l’eau avec une Allemande de Cologne, qui a laissé son boyfriend sur la plage. On échange des banalités puis des tips, elle me conseille The Little tea room in The Lanes et je tente de lui décrire le cheese scone :
— It’s like Brot und Käse, only…  
— … only better, that’s what you’re trying to say ? elle rigole.
Je cherchais juste : plus chmouch chmouch, plus moelleux. Fluffy? Mon anglais est rouillé.

Silhouette au bord de l'eau qui relève son pantalon

Gros plan sur une rambarde en fer forgé avec la mer floue en arrière-plan

Lunch time : sandwich triangle et pas triangle. 2 x 2£ et nous nous promenons sur le Pier, dénichons deux transats un peu éloignés des attractions bruyantes. Ici, les glaces à rien sont servis avec un bâtonnet de chocolat : whip & flake, je dois goûter. Après quelques stands hors de prix ou en rupture de stock, c’est chose faite : le bâtonnet s’émiette, on dirait une stracciatella en kit, non mélangée. On digère et on somnole sur un banc étoile pas loin de la maison renversée qui marche sur le toit puis on longe la plage longtemps, jusqu’à une langue de pelouse et un Crescent bien peu balnéaire qui s’avèrent appartenir à la commune suivante, Hove.

Barrière en fer forgée blanche et panneau "Risk of death or serious injury Don't jump in the water"
J’adore cette précision anglo-saxonne (s’il y a danger de mort, on se doute qu’il y a a minima danger de graves blessures).

Transats rayés devant les ruines du concert hall sur pilotis

Mum toute floue avec son cornet de glace
L’erreur de réglage me rappelle les photos argentiques de mon enfance.

Après quatorze kilomètres de balade dans les pattes, nous sommes de retour. Ratatouille et œufs cassés dedans façon chakchouka, nous dînons à la maison. Puis regardons la fin de Fantastic Beasts. J’ai décidément grand plaisir à le revoir.

Ruines du concert hall sur pilotis encadré par les décors d'un kiosque

Brighton and off

la souris
, 15/09/2024 | Source : Grignotages

Mouette qui s'apprête à s'envoler du "pier" en lumières

Mouettes et mamies sur le pier

Attractions sur pilotis

Fish and chips / Just eat

Un arbre et un bout de Royal Pavilion encadrent un immeuble plus lambda

Toits de Brighton avec un bout de Royal Pavilion

Un écriteau Fish and chips en vas d'un escalier qui mène à la plage

Une rue à double ligne jaune qui mènent vers la mer

Ruines sur l'eau et pilotis

Ruines sur l'eau et silhouettes à contrejour lors de la golden hour