Sur le réseau social quelconque, un homme rit de voir un autre homme gifler un troisième, des femmes entre elles se trémoussent sur une musique indigente et déjà obsolète, un prêcheur prêche, le tout est filmé. Spectateur involontaire — au XXe siècle, dogmatisme oblige, qui abhorre les nuances, la théorie spectaculaire ne crut pas devoir prendre en compte la volonté individuelle dans son approche marxiste de l’image vue, comme si elle était indifférente, comme si le phénomène universel du spectacle s’imposait à tous de même manière, alors que ce n’est pas le cas : passe une frontière difficile à franchir entre qui veut et qui ne veut pas assister au spectacle qui lui est imposé, qui en est le consommateur satisfait et qui s’y voit exposé contre son gré, à ce qu’il lui reste de son humanité défendante —, je me demande comment l’on peut aimer être de ce temps (comme, manifestement, aime à être de son temps l’immense majorité de la population qui vit sur le modèle occidental du réseau social quelconque), et ne trouve pas de consolation dans l’horizon qui s’offre à moi : d’époque, il n’y en a pas d’autre, — tout est ici. Et si, dans quelque futur si proche qu’il nous semblerait presque immédiat, comme sur ces frises chronologiques où un squelettique trait noir sépare une période d’une autre rendant le passage de l’une à l’autre si aisé en apparence, nous étions amenés à changer bientôt de temps, qui nous dit que l’époque qui s’offrirait à nous ne serait pas pire que celle que nous connaissons aujourd’hui ? Les hommes nés en Europe quelque temps avant 1914 s’attendaient-ils à la boucherie où, dans le silence de la stabilité, l’époque s’apprêtait à les précipiter ? « Snapchat veut vous rendre accro à l’IA », peut-on lire en quelque point indifférent du réseau social quelconque, dans une communication qui vante les mérites de lunettes connectées. Placé au cœur de notre regard pour le rendre captif, le nouveau n’a rien de neuf (comme en atteste son euphémisation qu’est « l’innovation »), et la nouveauté n’est qu’une manière de compter. Et il n’est même pas vrai qu’à ce processus artificiel de surproduction perpétuelle, on puisse opposer l’authenticité de nos besoins : la réalité est que nos besoins sont indifférents, quantité négligeable. En effet, nos besoins sont si primaires que, à l’âge avancé de la productivité économique qui est le nôtre, leur satisfaction ne demande presque plus aucun travail. C’est ainsi que le marché les a effacés ; parce qu’il ne peut pas se contenter de la satisfaction, il doit la renouveler sans cesse. Le nouveau n’est pas le désir, c’en est la destruction : la satisfaction précédant toujours le désir, le désir se confond avec sa réalisation. Mais si je t’aime, si je t’aime, je swipe à droite, chante aujourd’hui Carmen, à qui comprend à peine ce qu’elle dit. Et ne meurt pas à la fin parce que la tragédie fait obstacle à la jouissance. À la place du désir, zéro, comme le temps de latence, comme la durée de l’attente. Pour décrire cette expérience, je cherche une métaphore. Me vient celle du labyrinthe, mais un labyrinthe présuppose une issue ; qu’est-ce qu’un labyrinthe dont on ne peut pas sortir ? Si l’on ne peut en sortir, c’est qu’on ne peut y entrer. Et sans donc plus d’entrée, parce que nous n’avons pas choisi d’y pénétrer, nous y avons été jetés, nous nous sentons un peu comme Gregor Samsa dans sa nouvelle peau, un beau matin, nous nous sommes trouvés là : cette époque, voici désormais notre carapace. Sauf que personne ne nous regarde bizarrement, tout le monde trouve cela parfaitement normal, tout le monde s’étant trouvé, un beau matin, tout bêtement comme cela. C’est toi, peut-être, qui regardes les autres bizarrement, et les autres qui te regardent en réponse : Que nous veut-il celui-là ? Se croit-il mieux que nous ? Mais regarde-toi donc un peu. De métaphore, me vient encore celle du fil d’Ariane, qu’il faudrait enfin couper afin de n’être plus à rien relié, mais cela aussi, n’est-ce pas illusoire ? Personne ne nous retient, encore une fois : nous sommes simplement là. Et il n’y a pas d’errance, tout est entièrement cartographié. Il n’y a plus nulle part où se perdre. Point par point le réseau quelconque a recouvert le monde. Ayant écrit tout cela, je m’arrêtai et me demandai : « Tout cela, y crois-je vraiment ? » Et je me rendis compte que je n’avais pas la réponse à cette question. À la place — d’une réponse, de quelque chose de solide sur la hauteur de quoi j’eusse pu m’édifier —, je me sentis imbécile, un vide incroyable se forma au niveau de l’estomac qui m’oppressa soudain. Je parle tout seul et, singeant l’originalité, je ne sais pas très bien ce que je raconte. « Pourquoi est-ce que je pense cela, me demandai-je alors, et pourquoi est-ce que je pense ? » Ou bien est-ce le rêve que j’ai fait cette nuit ? Je ne sais pas. Dans le rêve que j’ai fait cette nuit, ou en tout cas dans le fragment dont je me souviens, le père de Nelly m’appelait « Julien », et je lui répondais : « Depuis vingt ans, vous ne savez toujours pas comment je m’appelle », non sans dépit. Pour comprendre ce rêve en apparence tout à fait anodin, il faut savoir que « Julien » était le prénom de l’ex de Nelly, avec qui son père jouait au tennis, notamment, lequel était donc un peu comme le fils qu’il n’aura jamais eu. Et que moi, faisant partie de la déplorable secte des Intellectuels, je ne pourrai jamais être. En vérité, ce rêve n’est pas anodin, c’est l’histoire de mon surmoi maléfique : chaque fois que je ne me sens pas à la hauteur de quelque chose (c’est-à-dire : des choses pratiques, des choses triviales, qui ont trait à l’argent ou à la vie matérielle de tous les jours), je l’ai dit à Nelly tout à l’heure, ce qui n’a pas manqué de la faire rire, c’est l’image de son père que je vois. Un autre que moi consulterait sans doute un spécialiste, mais je ne suis pas suffisamment dérangé pour confier mes pensées les plus intimes à quelque charlatan de l’inconscient ou de la thérapie sociale. Mes pensées intimes, je préfère les confier à l’écriture, là au moins, je sais qu’elles sont à leur place. Et tant pis si personne ne les comprend. Comme l’écrit Pascal (L. 6), « qu’il y a un Réparateur, par l’Écriture. » (On pourrait dire que, pour comprendre ce que c’est qu’écrire, il suffit de remplacer dans cette phrase les majuscules par des minuscules.)
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