premier juin deux mille vingt-trois

Jérôme Orsoni
, 01/06/2023 | Source : cahiers fantômes

Je suis mon propre incendie. Et ne cherche pas à l’éteindre. Je veux qu’il me consume, qu’il consume mon monde, jusqu’à la racine, il faut qu’il n’en reste rien. Brûler la fausse conscience jusqu’à l’essence. Il ne doit rien subsister. Quand tout aura été calciné alors nous pourrons parler. En attendant, mets le feu à la volonté. Arase. Tout est faux. On s’imagine exister, mais il n’en est rien. L’univers fait semblant. C’est sa raison d’être. J’ai trouvé refuge dans un coin pour écrire. Dans la pénombre. Non pas indifférent au cours de l’univers — qui pourrait bien s’offrir un tel luxe ? si nous en avons le désir, il faut se rendre à l’évidence : c’est au-dessus de nos moyens, pour se l’offrir, il faudrait être une sorte de divinité grecque dans un monde qui n’en a plus l’usage, la dette a tout emporté —, mais loin, juste à côté, mais infiniment loin, dans une autre dimension, ou quasi. J’avais commencé à écrire quelque chose et j’étais même parvenu à me persuader que ce n’était pas complètement stupide, qu’il y avait une beauté naïve dans cette idée, mais au bout de quelques phrases, je me suis senti écrasé sous le poids de ma propre bêtise. Et donc, j’ai tout effacé. Et donc, j’ai recommencé. Avec ce désir de tout brûler. Qui n’était pas une métaphore, ou pas tout à fait, plutôt l’expression de la nécessité de mettre fin. Alors pourquoi est-ce que j’ai recommencé ? Pourquoi n’ai-je pas tout simplement laisser tomber ? Alors pourquoi recommencer ? Pourquoi toujours recommencer ? Tu ne comprends pas. Tu crois chercher quelque chose de neuf alors que tu ne fais rien, qu’attendre la dernière nouveauté. Et il y en aura encore une après, et il y en aura toujours une après. Ce n’est pas cela qu’il faut chercher, mais autre chose, qui n’a pas encore existé, qui n’a pas encore vécu. Comment s’y prendre autrement, pour le trouver, qu’à tout brûler ? Dans ma pénombre, le bruit du boulevard me parvient étouffé, sans doute pas assez, je n’ai pas d’usage pour lui. Pour une divinité grecque, oui. Je l’installerais sur mon épaule, et lui dirais : Inspire-moi. Chante, muse. « Chante, muse » : quand on tape ces mots-clefs dans google, le premier résultat qu’on obtient est « Muse chante “Plug In Baby” en live – Vidéo Dailymotion. » Tout une civilisation dans un moteur de recherches.

trente-et-un mai deux mille vingt-trois

Jérôme Orsoni
, 31/05/2023 | Source : cahiers fantômes

Sentiment d’être libéré et que des mois heureux vont enfin s’offrir à moi. Vérité relative, il est vrai, on ne sait jamais ce qu’il peut arriver. Mais je n’ai que faire de ce pessimisme hypothétique, je me sens ouvert au monde, aux possibles, à ce qui n’est pas encore là, à tout ce qu’il peut arriver. Est-ce une façon de parler ? Peut-être, mais qu’y a-t-il, sinon des façons de parler ? Je me fais des réflexions sur ces possibles : dans une situation à venir cet été, la perspective qu’Untel, qui m’a chassé de sa vie comme on le fait avec un vulgaire malpropre et m’a traité avec le plus grand mépris, quels que soient mes torts réels ou supposés, me fasse l’honneur en quelque sorte de m’y laisser revenir me répugne — au plus haut point. Je suis pris d’une sensation physique de dégoût, de répulsion, tout ce que je suis rejette cette perspective parce qu’alors cela signifierait que je ne suis qu’une chose dont on peut disposer. Ce que, tout entier, je me refuse à être. Je ne suis pas une chose, ni pensante ni étendue. Et, dans cette affirmation, il ne faut pas entendre un jeu avec les mots plus ou moins intelligents, mais une authentique déclaration de principe, l’affirmation d’une nouvelle sensibilité : nous ne sommes pas des choses faites d’une chose qui habite dans une autre chose, nous ne sommes pas des choses du tout, on ne peut pas disposer de nous, nous ne sommes pas disponibles, nous sommes des possibilités qui nous actualisons sans nous épuiser, sans épuiser les possibilités que nous sommes, nous sommes des totalités incomplètes, mais irréductibles, incomplètes parce que nous ne serons jamais complètes, nous devenons, nous nous transformons, nous inventons, nous nous inventons, nous faisons l’avenir, nous nous faisons un avenir que personne n’a pensé pour nous. Ce sentiment d’être libéré, je le chéris : il signifie que je me rends le temps disponible dont on me prive (dont on nous prive), et c’est mieux que la conquête de l’espace, c’est la conquête du temps, laquelle est un des enjeux majeurs de l’existence à notre époque : comment occuper notre finitude ? Ce matin, cependant que je courrais, dix kilomètres comme hier, comme demain, comme après-demain, je l’espère, c’est ce que j’ai prévu de faire, je me suis souvenu de cette horrible professeure de mathématiques en deuxième année de classe préparatoire qui me hurlait dessus, et tout le dégoût qu’elle m’inspirait (outre la nullité de ce que je pouvais bien apprendre dans cette classe à domestiquer les esprits, c’est aussi à cause d’elle que j’en suis parti), et tout ce qu’elle exprimait : cette haine que le monde social te destine pour te mater, te conformer à l’idée qu’il se fait de toi, toute la haine que le monde social mobilise pour détruire l’individu. Me souvenant d’elle, j’ai regretté de ne pas l’avoir insultée à cette époque, avant de me dire que non, j’avais fait exactement ce qu’il fallait : foutre le camp. Vivre ma vie. Et Daphné, qui a le trac.

Et soudain le 31 mai

C Jeanney
, 31/05/2023 | Source : TentativeS



Et soudain est une sorte de revue convulsive
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Jrnl | À quoi comparer ce monde

arnaud maïsetti
, 30/05/2023 | Source : arnaud maïsetti | carnets


À quoi comparer ce monde ?
À la vague blanche derrière
un bateau parti à la rame
dans l'aube ?

Mansei


À ce qui tombe dehors, pluie ou soir, silence effrayant sous les étoiles qui tombent elles aussi, mais qui ne heurtent le sol qu'en notre absence ; à ce qui s'éloigne de nous chaque jour et qui fondait pourtant la part la plus certaine, vivante, terrible de nous ; au type allongé dans ses guenilles qui me demande si ça va et à qui je réponds d'un mouvement de tête ; à ces matins quand le rêve précis brutalement s'échappe, ne reviendra pas ; à ce qui pousse entre les tombes ; aux fusillés des premiers jours de la révolution ; à l'aube, au soir, à tout ce qui tient éloigné l'aube et le soir ; à une feuille ; à rien.

Ouvrir des pages au hasard de cette vie de Müntzer par Bloch : aucune ne parle de Müntzer, toutes du poids de la terre ou de ce qui la soulève, de ce à quoi est appelée une vie et du silence qui nous cerne, et peut-être est-cela qu'on appelle un livre, ou la terre, ou ce poids de la terre en nous qui empêche qu'on renonce tout à fait.

Ces dernières nuits, réveil en sursaut à trois heures du matin (parfois un peu plus tard, mais toujours dans la nuit) : sans vraiment savoir ce qui me jette dans le jour, et je suis comme celui qui a manqué le dernier métro, contraint d'attendre que recommence le temps pour se coucher, mais qui sera toujours à contretemps désormais, j'écoute les moustiques chanter autour de moi, ce moment d'avant l'heure bleue, d'avant le temps, ce qui précède les prises des villes et ce qui suit la mort d'un roi ; j'attends, je fais en moi-même le compte de ce qui a eu lieu, j'ai renoncé à l'espérance, je tâche de faire semblant de dormir pour m'endormir et les images de massacres me bercent ; dehors, les bêtes sauvages chassent, je suis leur proie et elles l'ignorent, il pleut.


trente mai deux mille vingt-trois

Jérôme Orsoni
, 30/05/2023 | Source : cahiers fantômes

Je ne suis pas encore parti que j’ai déjà la tête ailleurs. D’autant plus loin que le voyage n’est pas prochain. Encore quoi ? deux mois à attendre ? À peu près, oui. Ce n’est pas que je m’ennuie ici ni que je me sente étouffer, ou je ne sais, même si c’est vrai, les touristes sont de retour, partout, je les avais oubliés, ce n’est pas que je n’en puisse plus, non, mais est-il possible de respirer toujours le même air ? Je ne le crois pas. Aussi, ai-je passé quelques heures de la matinée à traduire deux poèmes de Saba. Mal, cela va de soi, mais ce n’est peut-être pas si grave que cela. Quand on pense que certains, omettant la rime, pour Pasolini aussi, passent pour bien traduire, on peut faire n’importe quoi. Ne cédons pas à cette tentation facile, je veux dire : dans l’air du temps. Il est important, pour moi, qu’un voyage, ce soit aussi des livres. À lire, à écrire. Parfois, à vrai dire, j’envie les touristes du monde entier qui viennent se presser ici, à Paris. Si j’étais étranger et que je venais séjourner à Paris, qu’est-ce que je lirais en premier, pour me préparer ? Évidemment, ce n’est pas dans les livres qu’on peut se faire une bonne idée de la cité, d’autant qu’ils sont tous écrits au passé, mais je ne voudrais pas m’en passer. Quels livres, donc, sur Paris ? Je n’en ai aucune idée. C’est une expérience de pensée, histoire de me mettre dans la peau du destinataire, de ne pas tomber dans le piège de la réalité. Il y a une profonde intimité entre l’écriture et la localité. C’est quelque chose que je ne cesse d’explorer et qui ne laisse pas de me fasciner. Je ne cherche pas à en venir à bout, je ne cherche pas à trouver le fin mot de l’énigme. Cela m’importe peu. Ou plutôt, non, disons les choses ainsi : de deux choses l’une, ou bien il n’y a pas d’énigme ou bien il faut l’approfondir. Ainsi, hier au soir, avant de m’endormir, j’ai pensé à mon problème (je bois trop), et je me suis dit : Agis de la même façon que lorsque tu écris, ne cherche pas à résoudre le problème, détruis-le. Il n’y a pas de sens à résoudre un problème (la résolution d’un problème est illusoire, on ne fait jamais que le déplacer, en poser un autre, c’est bon pour les gens qui aiment les problèmes), un problème, ne se résout pas, un problème, ça se détruit. La destruction est la seule solution possible.

journaux hors-sol 4

camille ruiz
, 29/05/2023 | Source : camille ruiz

peut-être que je me souviendrai de cette période comme de celle de l’épuisement, ou de la limite toujours frôlée et jamais atteinte, ou du grésillement qui vient mais ne sature jamais, ou de vouloir écrire, me sentir, me dire écrivaine, et ne jamais vraiment écrire ce que je voudrais écrire. peut-être que je ne m’en souviendrai pas, ou alors juste de la fatigue, bête et méchante, la brutalité rouge de la fatigue dont on ne peut rien tirer, ni écrit, ni leçon, ni forces pour ensuite.

il me semble que je suis toujours en train de déplacer des affaires, toujours en train de remplir des valises, d’emmener mon chien par-ci, par-là. mes gestes sont contraints par le sac sur mon dos et la laisse dans mes mains, et le ballottement du train à l’intérieur duquel les gestes s’exécutent. le train s’arrête, nous en sortons mais le ballottement continue. à Paris ou ailleurs, il est impensable que le dehors reprenne ses habits doux, son ici arrimé à la terre.

quand Piero est là, comme pendant notre séjour parisien, tout en moi se réajuste et ce mouvement me désarme, je tombe toujours dans ses bras. je sens la rigueur que j’essaye d’avoir s’adoucir. le quotidien est jeté sur nous comme un couverture tiède qui à la fois rassure et endort, dans laquelle parfois nous nous perdons et regrettons ensuite le temps et l’énergie déployée à nous perdre. je me demande souvent comment être la mesure de cet amour dans un monde découpé en rythmes, qui n’est pas celui que nous choisissons. comme les rythmes sont cruels, nos rythmes très différents, moi et mon corps du matin, qui m’écroule de fatigue à neuf heures du soir, lui dont l’humeur n’émerge pas avant midi et qui peut veiller la nuit durant. parfois je ne sais pas qui nous sommes en dehors des corps prisonniers dans les rythmes qui les dessinent. qui suis-je quand je m’extirpe du lit le matin sans réveiller Piero, déposant un baiser sur son épaule tatouée, pensant à la journée de travail, à tout ce que je voudrais et ne peux pas faire de mon corps et de mon temps ?

ce qui est certain, c’est que je ne suis jamais la meilleure version de moi-même dans le fait d’aimer, c’est encore quelque chose que je dois faire, apprendre à aimer mieux, enrayer ce mouvement d’adaptation constante à ce que je crois comprendre des attentes de l’autre. il y a cette formule de Winnicott, qui dit qu’une adaptation parfaite aux besoins de l’autre relève de la « magie » ; pour un nouveau né, « l’objet qui se comporte d’une façon parfaite ne vaut pas mieux qu’une hallucination ». en somme, ce que je fais, quand je m’adapte, c’est que j’essaye de disparaître.

Winnicott va me sauver, peut-être. à cause de lui, je paye ma dette envers ma psy, qui traîne depuis deux ans, c’est très littéral : je fais un virement de 300 euros intitulé « séances 2021« , mais je ne lui écris pas de mail pour reprendre le travail, pas encore.

les appartements défilent sur les écrans de nos ordinateurs, il y a énormément d’appartements dans chaque ville, dont certains n’existent même pas, il y a de vrais appartements, de faux appartements, et de l’espace entre, virtuel ou non. on en visite certains, de ceux qui existent, nous nous laissons aspirés par la potentialité des lieux. où disposerons-nous les affaires, où irons-nous faire des courses, le lit d’Heitor, les livres, dans des quartiers, entre quatre murs, ensuite quoi faire des projections, les maisons défilent, avec elles les manières de vivre, peut-être, toujours peut-être, puis un jour non c’est sûr, mais la projection reste là comme un fragment inabouti, elle s’accroche plus longtemps que la pensée. nos forces s’éparpillent dans les hypothèses. dans les allées de la Villette le grand soleil la main de Piero dans la mienne, le gras sucré de churros qui nous brille dessus, les enfants qui jouent partout, j’oublie un peu que le mois de mai fut terriblement froid et pluvieux, et que Piero repart bientôt, que nous ne savons toujours pas où nous vivrons, à partir d’août, je pense juste que je l’aime profondément et qu’une vie est possible.

il n’y a qu’ensemble que j’aime regarder des séries, sinon je piétine, j’ai l’impression que j’aurais dû faire autre chose. je ne sais pas si c’est un snobisme de ma part mais je déteste m’abrutir, regarder ou lire quelque chose de moyen voire de bête. en fait je crois que c’est parce que j’ai déjà constamment la sensation de lutter contre la brume intérieure, que je me sens déjà, constamment, abrutie, moins intelligente que ce que je pourrais être, si je n’étais pas toujours rattrapée par le vague, l’inattention, le flou de mon rapport aux choses. dans la dernière saison de Six Feet Under je suis impressionnée par la scène, ou plutôt l’épisode entier durant lequel un oiseau s’infiltre dans la maison. quel procédé magnifique, l’oiseau survolant chaque tension logée dans chaque pièce, modifiant, révisant, attisant les comportements de chacun et chacune, jusqu’au geste meurtrier. je me dis, partir de ça. de ce frôlement, des battements d’ailes. écrire une nouvelle qui serait au centre d’un triangle, quelque chose comme Lispector <> Six Feet Under <> Cortázar. arrivés au dernier épisode, tout le monde nous a tellement vendu la fin que nous la détestons.

ma maladresse et ma rêverie s’aggravent. un verre de vin explosé à la table d’un bar, une figurine de Pégase au BHV, que je laisse tomber au sol et dont les ailes, oui les ailes, littéralement se brisent. quand j’étais petite j’adorais Pégase, je le dessinais partout, il ne résiste pas à ma main d’adulte anxieuse. pourquoi dès qu’on met un pied en région parisienne tout s’accélère c’est comme si j’avais la manche toujours coincée dans l’ascenseur ou dans la porte d’un métro, une femme est morte comme ça, dans la ligne 6, un collègue me raconte ça justement dans l’ascenseur, le lendemain de l’incident d’un autre ascenseur, je serre les dents.

toute la journée je pense à écrire, je demande à l’écriture de m’attendre, de se tenir sage à l’intérieur. en somme je lui parle comme à mon chien, à qui je demande aussi de m’attendre, auquel je m’adresse toujours pour lui dire tout et n’importe quoi, au point que l’éducatrice canine me dit que je devrais lui parler moins, qu’à présent pour lui ma voix doit être comme la radio, comme le brouhaha de la radio. j’ai honte de mon rapport anxieux à l’animal. un jour, au cours d’une dispute, Piero désigne le chien et me dit « ça, c’est ta dépression !« , et je me terre de honte car au fond je sais que c’est vrai. dans le texte que je suis en train d’écrire, tout le monde pourra faire le même geste, le même commentaire, et ce sera encore plus vrai que le vrai, et Ziggy sera libéré, j’aurais placé mon affreuse dépression dans un autre objet, il redeviendra un chien, mon chien, mon petit bébé.

il aime tellement l’eau, le courant de la Marne, défier les cygnes et les canards, il est tellement un chien, je ne sais pas si je vais m’habituer, si ça va arrêter de me solliciter le cœur. je découvre un groupe de chiens et leurs propriétaires aux abords du grand parc dans lequel ils n’ont pas le droit d’entrer. j’ai l’impression que tout le monde se prend d’affection pour Ziggy, que Ziggy est particulièrement intéressant, touchant, qu’il interpelle les gens, mais ça c’est mon cœur (ma tendresse dépressive) qui le dit.

ici dans la rue les vieilles dames viennent me parler de leur petits chiens morts en voyant le mien, très gros et vivant. il y a celle qui boîte, avec ses yeux hagards, elle s’adresse directement au chien au lieu de me parler, elle dit « ta maîtresse et moi avons presque les mêmes chaussures » (pas du tout), elle dit « la mort du mien je ne m’en remets pas » et ses yeux se brouillent encore davantage alors elle baisse la tête et elle s’en va. une autre me décrit avec une très grande précision l’urne funéraire dans laquelle repose Daisy, morte à 14 ans, sa petite Daisy dans l’urne en nacre rose avec un cœur « en diamants« , une figure d’agneau et une marguerite. « ça doit être joli » je dis, sans y croire. je pense à Ladivine, la mère, dans le roman de Marie N’Diaye, et ses petites figurines, et le fait qu’elle se transforme en chien. je pense à Annita, la vieille dame du troisième, qui elle n’a pas de chien mais parle aussi à Ziggy et m’invite plusieurs fois à prendre le café chez elle, mais je n’ai pas le temps et je me déteste de ne pas avoir le temps.

au milieu de tous ces portraits de femmes s’invite le souvenir de J. ou plutôt de ma honte liée à J., la voisine de Brasilia qui avait un adopté une petite femelle basset absolument adorable, baptisée Amora. mais elle n’arrivait pas à s’en occuper, entre le boulot, sa fille, etc., à chaque fois que je la croisais elle semblait épuisée. un jour, peu avant Noël, j’ai vu son mari, dont j’ai oublié le nom, et il m’a dit qu’ils avaient dû donner Amora à cause d’une allergie de peau assez grave que sa femme avait développée. je n’ai pas beaucoup réfléchi et j’ai envoyé un message à J., pour lui dire que j’étais désolée, etc., que c’était quand même triste cette histoire de maladie de peau. ce n’est qu’en discutant avec Piero que je me rends compte qu’il s’agissait probablement du mensonge officiel pour couvrir l’épuisement de J. et la place qu’il n’y avait pas pour le petit chien dans la maison, dans le quotidien quotidien. que j’ai rendu les choses pires, le mensonge grossier, en y adhérant sans réserve et en me comportant comme s’il était vrai. les quelques fois où nous nous sommes croisées par la suite, il y avait la distance de la gêne polie entre nous. l’histoire était probablement destinée à leur fille de sept ans, et il était attendu des adultes qu’ils l’adoptent publiquement tout en lisant la vérité derrière. je ne sais pas pourquoi je pense souvent à cette incompréhension de ma part, j’ai envie de me secouer, de m’engueuler.

j’essaye de tout faire, je suis toujours au bord de l’épuisement sans jamais pourtant que l’épuisement n’arrive. contrairement à J. et aux autres personnes épuisées du monde, je n’arrive pas à abandonner quoi que ce soit. il faudrait par exemple décider que faire un Master en parallèle de tout n’était probablement pas la meilleure idée du monde, mais je m’accroche, quitte à tout faire moyennement. je ne profite pas assez du monde, je ne profite pas assez de Piero, pas assez de Chloé et Cindy, je pars tôt du bar, obligée d’aller promener le chien, de travailler pour le master, de ne pas me coucher trop tard car le lendemain je travaille, etc., etc., etc., à l’infini du demi-présence anxieuse. je ne sens plus mon corps, souvent, c’est pour ça que je me fais mal ou que je casse des choses.

en parallèle je sens mon caractère de plus en plus sérieux, un sérieux sec, retourné sur lui même, concentré sur ses propres racines, et à la fois flottant, sans ancrage. peut-être un peu comme dirait Caetano Veloso (pour dire tout autre chose) « meu coração vagabundo / quer guardar o mundo em mim« .

je dis à Piero en fait il est possible de tenir toujours tenir à l’infini, tenir tenir tenir sans jamais craquer, ce sont juste nos résistances qui s’élargissent, nos limites deviennent informes. il acquiesce en silence, c’est notre dernière nuit avant longtemps, avant presque trois mois. à chaque fois, une déchirure, jamais au même endroit pourtant. même quand je pense avoir pacifié mon rapport à la distance, à la séparation, elles viennent me blesser d’une autre manière, comme un vol d’oiseaux malins.

de retour à Saoû, pour le temps intermédiaire. mon père passe ses journées à recouvrir l’encadrement des fenêtres de mosaïque, en écoutant ses disques préférés : Nina Simone, Mighty Mo Rogers, Sade, Misia, Cesaria Evora. il chantonne toujours le même air, peu importe la musique. c’est presque excessivement pittoresque, de faire de la mosaïque avec des azulejos et des coquillages achetés à Action, dans ce petit village traversé par des caravanes de touristes qui prennent en photo tout et n’importe quoi dans la rue où nous habitons, mais ça fait longtemps que je ne l’avais pas vu faire une chose qui lui plaise autant.

je loue à mon père sa grand pièce du rez-de-chaussée, presque une cave, les gens passent leur bras par la fenêtre pour caresser Ziggy, une femme fait même entrer son visage et me demande « vous aussi, vous êtes dans l’artisanat ?« , ils pensent que le village entier est comme une grande communauté d’artisans et d’artistes, ce qui n’est pas totalement faux (je pense qu’il y a ici la plus forte concentration d’accordéonistes de toute la France) mais ce sont surtout des lieux où habitent des gens, ces gens se débrouillent pour vivre d’une certaine manière. j’entends tous les commentaires des promeneurs des jours fériés, dont beaucoup sont habillés comme des parisiens en vacances, près du petit pont sous lequel je baigne le chien, une femme dit « un truc que j’ai jamais compris c’est pourquoi ils mettent des panneaux comme ça dans les sites touristiques » elle baisse son imposant appareil photo et s’éloigne, je regarde le panneau en question, que je n’avais jamais vraiment remarqué, c’est celui qui signale la traversée d’enfants, en face de l’école.

ici dans la pièce humide, sous les belles voutes, le chien est toujours mouillé de rivière, le pain n’est jamais vraiment sec, il fait froid et même frais lorsque la chaleur s’allonge sur les rochers à l’extérieur. je dors sur un petit lit et Ziggy sur un autre, je prends le café avec un livre nouveau le matin avant de prendre mon shift, je pense à Piero là dans notre Brasilia lointain, j’embrasse mon téléphone du bout des lèvres lorsque le matin je me réveille avec un long message. lors de mes promenades ce sont les vers d’H.D. et d’Inger Christensen, « ma passion : m’éveiller« , qui guident mes pas sur l’herbe mouillée, sur les tapis de luzerne, dans les taillis de genêts sauvages (Lilou m’explique que ce sont les arbustes avec lesquels sont faits les balais des sorcières), à travers l’odeur âcre des excréments de biches, au creux de la forêt, sa partie calme, non-traversée. dans la lumière du matin, je remarque que la tête du chien se couvre petit à petit de poils blancs, au bord des yeux, sur le relief du museau. j’ai peur de passer à côté de ma vie.

(photo d’en haut provenant des Archives départementales de la Drôme)

vingt-neuf mai deux mille vingt-trois

Jérôme Orsoni
, 29/05/2023 | Source : cahiers fantômes

J’aurais pu ne rien faire d’autre que ça, cliquer sur Ça ne m’intéresse pas. Et, pendant un certain temps, en effet, je n’ai rien fait d’autre que ça, cliquer sur Ça ne m’intéresse pas, encore et encore et encore, sans donner de raison, ça ne m’intéresse pas, c’est tout, parce que c’était la seule activité que je trouvais digne d’intérêt. D’intérêt, tout le reste n’en avait pas. Pourtant, je vois bien, tous ces gens qui font les intéressants, je vois bien que c’est tellement dans l’air du temps, se donner en spectacle, se mettre en avant, mener des combats, défendre des causes, épouser des luttes, faire la promotion de je ne sais quoi, de tout, de n’importe quoi, d’une chose et de son contraire, et puis polémiquer, et ainsi de suite, toujours la même chose, encore et encore, mon dieu, mon dieu, pourquoi l’humanité s’évertue-t-elle à m’infliger ce spectacle navrant et abrutissant ? Est-ce que je ne mérite pas mieux ? (Là, généralement, quelqu’un t’explique que non, ou alors que oui, mais fermez-la, s’il vous plaît, fermez-la.) C’est peut-être pour ça que je clique sur Ça ne m’intéresse pas : parce que même si c’est en vain, je sais que c’est vain, même si je sais aussi que le réservoir des choses qui ne m’intéressent pas est profond comme l’infini, je ne peux pas ne pas, je ne veux pas ne pas, il faut que je, que je quoi ? Que j’existe, j’allais dire. La blague. Qui existe ? Pas moi. Nous n’existons pas, ce n’est pas vrai, nous sommes saturés et, dans cette saturation absolue, nous avons l’impression de trouver notre domaine de définition, alors que nous sommes en vérité dédéfinis par cette masse, nous sommes en vérité désidentifiés par cette masse d’informations, cette masse d’événements, cette masse de paroles prononcées, cette masse qui grossit, qui grossit, qui grossit, grossit. Qui y comprend encore quelque chose ? Personne. Est-ce le but ? Quoi ? Que plus personne ne comprenne plus rien ? Oh, je ne sais pas, je dirais que non. Ne va pas croire, en effet, qu’il y a un dessein à l’origine de ce phénomène de masse, il n’y a personne à l’origine de ce phénomène de masse, pas une intelligence, ça a lieu, c’est comme ça, on ne peut plus rien y faire, on se trouve impuissant face à ce mur qui plonge aussi profond que l’infini, s’élève aussi haut que l’infini, s’étend partout, partout autour de nous, jamais le monde n’a été aussi grand et jamais il n’a été aussi petit : nous sommes la mouche qui tourne au milieu de la pièce, ça n’a pas de sens, mais c’est ce qu’elle fait, jusqu’à s’épuiser, on ne l’entend pas tomber, et pourtant, c’est assourdissant. Ploc.  (Onomatopée.) Ça ne m’intéresse pas, non, c’est vrai que ça ne m’intéresse pas. Je n’essaie même pas de le faire savoir pour que, à la place de toute cette immense absence d’intérêt, on me propose enfin des choses dignes d’intérêt, dignes de moi, non, ce n’est pas cela, de choses dignes d’intérêt, je n’en veux pas non plus, je ne veux pas de quelque chose qui m’intéresse, je ne veux pas cliquer sur Ça m’intéresse, non, ça ne m’intéresse pas, du tout, rien ne m’intéresse du tout, je ne veux rien du tout, rien. Je ne veux pas qu’on m’intéresse, je ne veux pas qu’on s’intéresse à moi : tout ce que je veux, je le fais, c’est là, j’écris, même si ce que j’écris ne t’intéresse pas, même si tu n’aimes pas ce que j’écris, ça ne m’intéresse pas, tout ce qui m’intéresse, tout ce dans quoi je me trouve complètement, tout ce dans quoi je me trouve en entier, et non pas sous la forme de morceaux, de bouts, de lambeaux, de fragments, de pièces détachées, de chair mutilée, non, tout ce en quoi je me trouve en tant que tout, en tant que moi sans dimension ni épaisseur ni profondeur ni intériorité ni intimité, c’est écrire. Prends cela comme un manifeste. Ne prends pas cela comme un manifeste. Prends cela comme tu veux. Ne prends pas cela du tout. Fais comme tu veux. Fais comme tu le sens. Ça ne m’intéresse pas. Moi, j’écris.

Brûlé Vif | Critique [par Alexis Buffet • En attendant Nadeau]

arnaud maïsetti
, 29/05/2023 | Source : arnaud maïsetti | carnets


Dans le numéro 172 de la revue d'En Attendant Nadeau, daté du 24 avril 2023, cette lecture sensible et profonde d'Alexis Buffet de Brûlé Vif – que je dépose ici.

— Lien vers la revue en ligne
— Lien direct vers la critique


Nous et la langue des autres

par Alexis Buffet

24 avril 2023

Après s'être intéressé à la figure de Saint-Just dans Saint-Just et des poussières (2021), Arnaud Maïsetti porte son attention sur Étienne Brûlé, aventurier méconnu du XVIIe siècle qui contribua à la colonisation européenne de l'Amérique du Nord. Cet analphabète, dont la vie n'est connue qu'en pointillé et dont la trace se perd quelque part dans les grands espaces, apprit à parler la langue des Hurons auprès desquels il vécut, et il devint truchement – c'est-à-dire interprète – de Samuel de Champlain. Roman des Nouveaux Mondes et de la rencontre avec l'Autre, Brûlé vif est aussi une méditation mélancolique sur la langue.

Comme l'écrit l'historien des coureurs de bois Gilles Havard, Étienne Brûlé, de par sa condition d'analphabète, « n'offre aucune clé de compréhension » (L'Amérique fantôme. Les aventuriers francophones du Nouveau Monde, Flammarion, 2021). De fait, il n'a pu laisser aucune trace écrite autre qu'un nom maladroitement tracé sur tel ou tel registre. De lui, on ne sait donc que ce que les autres ont écrit, au premier rang desquels Samuel de Champlain, son mentor, et quelques missionnaires qui voyaient Brûlé, « l'Indien blanc », d'un mauvais œil. Entre la légende dorée de l'explorateur des Grands Lacs et la légende noire du vaurien renégat – il s'est mis au service d'un corsaire anglais, trahissant de fait Champlain –, demeure donc l'épaisseur du secret. Mais ce récit n'est pas une tentative de combler les blancs de l'histoire d'Étienne Brûlé. Le narrateur en souligne au contraire les béances, et lorsqu'il formule une hypothèse ou s'adonne à une rêverie méditative, il le reconnaît sans fard. Cette vie de Brûlé ne vise pas à rendre transparente une existence finalement moins ensauvagée qu'enténébrée. Elle en récrit le mystère, ou plus exactement tente d'en cerner les contours. Dès lors, l'intérêt du récit ne saurait résider dans la succession d'anecdotes biographiques de toute façon insuffisantes à faire la lumière sur la destinée du personnage.

Carte du comté de Huron établie au milieu du XVIIe siècle


Quel est le sujet véritable de l'ouvrage ? Sans doute l'énigme dissimulée sous les cendres de Brûlé n'est-elle rien d'autre que la quête d'une langue différente, celle des Hurons. Le conteur tente d'en approcher le secret, progressant par cercles concentriques, comme le feraient les Indiens dans un western de John Ford. Mais gardons-nous d'y voir une méditation abstraite, une rêverie déshistoricisée. Ce que le narrateur écrit des explorateurs et de Champlain en particulier nous rappelle utilement le caractère politique de la maîtrise de la langue :

« Les explorateurs écrivent leurs voyages dans la langue où ils ont appris à voir et à écrire bien avant leur voyage. Alors ils écrivent le mot Sauvages à l'entrée de leur livre et ces mots exécutent le rituel de leur mise à mort. À force de livres, ils pensent ainsi avoir accompli leur voyage. Voilà peut-être le secret de l'énigme. Si Étienne Brûlé a su parler les langues inouïes de ce bord du monde, c'est qu'il ignorait l'écriture de la sienne. »

Hypothèse poétique et romantique à laquelle le narrateur aimerait pouvoir pleinement croire. Mais jamais il n'est dupe de sa propension à poétiser l'existence de Brûlé.

Cette théorie dit néanmoins quelque chose de crucial : la rencontre de Brûlé avec les Hurons est rendue possible car il ne l'écrira pas, a fortiori dans sa langue natale. Chargée d'idéologie, la langue des Occidentaux est liée aux intérêts commerciaux, phagocytée par les préjugés racistes ou les intentions messianiques. Ainsi croise-t-on la figure du père récollet Gabriel Sagard, auteur d'un dictionnaire de la langue huronne, qui, non content de se servir des connaissances d'Étienne Brûlé pour sa rédaction, discrédite ce dernier auprès de Champlain. Son dictionnaire, loin d'être une œuvre désintéressée, se veut un instrument pour évangéliser les tribus nomades nord-américaines. Quant à Champlain, auteur d'une relation de voyage significativement intitulée Des sauvages, il incarne tout autant le rapport utilitaire à la langue de l'Autre :

« Oui, [Champlain] sait qu'il ne pourra remonter la terre s'il n'a que des mousquets et aucun mot en lui. La route ne s'arrache que dans le langage, et il faudra bien se rendre maître des mots pour l'être des sauvages qu'il n'entend pas, et ne voit peut-être que comme au bout de son arquebuse, proies, bêtes, pierres dressées, arbres. »

Bref, il s'agirait pour lui de comprendre pour prendre et, en fin de compte, détruire. Todorov décrivait le paradoxe de Cortès à travers une formule lumineuse, cette incompréhensible « compréhension-qui-tue » (La conquête de l'Amérique. La question de l'autre, Seuil, 1982). Jamais, dans le récit, Champlain ne voit au-delà de ses préjugés, jamais il n'entend au-delà de sa langue. Ses relations sont au service de l'édification de son propre mythe et servent la justification de la conquête. Elles ont pour charge de montrer aux concurrents européens que la Nouvelle-France prend forme. La langue de l'Autre reste donc, pour Sagard ou Champlain, un moyen, et le narrateur leur oppose un autre rapport à la langue, en la personne de Brûlé.

Ce dernier, parce qu'il est analphabète et qu'il ne fera pas la relation de ses divers voyages, échappe à un usage purement pragmatique de la langue. Il demeure disponible à l'Autre, à l'écoute de ses sonorités inouïes qu'il tente de reproduire :

« On n'apprend pas la langue, on la fait en soi, c'est ce que disent sans phrase les Innus à Brûlé, et aurait-il pu le comprendre ? […] Un mot après l'autre, un geste après l'autre, c'est apprendre à nommer ce qui rendra possible soi-même au milieu de ce qui nous entoure jusqu'à rencontrer son nom et comprendre qu'il était là, qu'on ne faisait que le rejoindre – et qu'on nomme cela la mort ne suffit pas à dire son mystère et la force enclose en elle ».

Ainsi le romancier lie-t-il l'apprentissage d'une langue (et par là même d'une pensée autre) à l'accomplissement de son personnage, comme si son métissage, de nécessité (diplomatique et commerciale), devenait destinée. Dès lors, Brûlé n'appartient plus à ce « Nous » occidental que de façon marginale, tandis que les Autres l'accueillent comme un des leurs. Il est cet homme entre deux mondes, ce truchement qui appréhende peu à peu une autre façon de parler et de voir.

Cela donne de très beaux passages sur la façon dont le système d'une langue façonne notre rapport au monde, notre manière de saisir la réalité :

« Brûlé s'arme d'une langue neuve et bancale et c'est avec elle qu'il s'enfoncera dans l'épaisseur touffue du monde où chaque mot aura été l'épreuve de leur traversée. Veiller sur la langue est peut-être tâche de poète, mais la porter, au bout de sa torche, tandis que l'hiver ne cesse de se répandre en désordre sur lui-même, et puis lentement refaire le trajet des choses vers les mots pour leur donner naissance dans le brouillard, les dresser ensuite dans l'existence parce qu'on a trouvé l'accentuation juste sur la troisième syllabe d'une sifflante […] paraît tâche d'homme qui sait que cette tristesse tombée dans les choses ne tient pas aux choses, ni au nom, mais au malheur d'avoir pensé par là terminer leur trajet en nous ».

Le personnage de Brûlé n'adopte pas seulement les mœurs des Hurons, mais aussi un rapport poét(h)ique à la langue, et donc au monde.

Étymologiquement, truchement pourrait désigner le coucher du soleil, le désert, ou bien le don de parler, ce qui fait dire au narrateur « qu'elle est vaine et désespérée la quête de l'origine pure des mots, surtout quand elle revient à dire la force de dire ». Il y a quelque chose, dans tout ce livre, d'intensément mélancolique qui tient autant à la figure de Brûlé qu'à la nature du projet : saisir l'insaisissable. Arnaud Maïsetti se met à l'écoute de son personnage comme celui-ci s'est mis à l'écoute du Nouveau Monde. Le romancier fait avec Brûlé ce que ce dernier a accompli avec la langue huronne avant lui. C'est qu'il y a analogie entre les langues éteintes d'Amérique du Nord et la trace perdue de Brûlé. La quête biographique adhère tout à coup à la quête de la langue. C'est un même chemin semé de cendres. La langue d'Arnaud Maïsetti aurait pu se perdre dans une oralité vouée à l'artificialité. Elle nous semble au contraire en quête d'elle-même, tentant moins de renouer avec une oralité originelle fantasmée que cherchant à l'inventer.

AB


Kae Tempest | Transmettre une mémoire rageuse

arnaud maïsetti
, 29/05/2023 | Source : arnaud maïsetti | carnets


Ce jeudi et pour trois jours à Rennes a lieu le 62e Congrès de la Société des Anglicistes de l'Enseignement Supérieur, autour du thème Transmission(s) — le groupe de Recherche sur les Arts Dramatiques Anglophones Contemporains y organise ses rencontres, sous la direction d'Emeline Jouve et de Marianne Drugeon.

Occasion de prolonger quelques réflexions autour de l'écriture de Kae Tempest.
Je dépose ici ma proposition de communication.


Kae Tempest
Transmettre une mémoire rageuse


Il n'y a peut-être pas de monstres à tuer,
ni plus aucune dent de dragon à semer,
mais ce qui reste c'est l'écoulement
de la pluie le long des gouttières,
ce qui reste ce sont les murmures des cinglés.
Ce que nous avons ici
est une toute nouvelle palette de mythes

Kae Tempest, Les Nouveaux Anciens

Dans ses textes et sur scène, le·la dramaturge Kae Tempest paraît le lieu d'énonciation d'un renouement paradoxal, puisant, dans les mythes passés, des formes-forces capables de nommer le présent et d'en désigner les lâchetés, les violences et les impasses. En cela peut-on considérer que l'écriture dramatique innerve cette œuvre protéiforme — qui prend les voies du roman, de l'essai, de la musique et de la performance live — au-delà même de la forme proprement dramatique : les enjeux de l'adresse, du corps exposé et traversé, de la répétition et de la représentation (du passé au présent) sont autant de principes esthétiques travaillés en vertu d'une éthique de la transmission, où l'altérité n'est pas seulement un motif ou un destinataire, mais bien ce qui fonde la parole, et lui donne sens et finalité.

La puissance d'adresse du·de la poète réside précisément dans ce double mouvement : du passé vers le devenir, c'est au présent qu'il·elle invente une forme de parole intempestive, d'intervention manifeste, de transmission d'un passé au nom de ce que nous sommes désormais.

En cela Kae Tempest affronte l'ancienne question de la tâche de la poésie : parole de veille et de prophétie, mais d'une prophétie dénuée de moralisation messianique, plutôt arrachant ce qui reste depuis ce qui a été défait. Dès lors, ce que transmet cette voix semble dès lors moins un contenu de savoir sur lequel capitaliser, qu'une force — rageuse et mélancolique — capable de lever les restes, et de donner du courage pour affronter l'époque.

Donner des forces et du courage serait transmettre ce que la langue est seule à porter : ce qui, dans la langue, résiste à ce que le pouvoir de la domination fait à la langue.

On se proposera de lire ici — sans négliger son travail de musicien·ne — quelques œuvres écrites récentes, parmi lesquels, outre Les Nouveaux Anciens (Brand New Ancients, 2013), Inconditionnelles (Hopelessly Devoted, 2014), Etreins-toi (Hold Your Own, 2014), et l'essai Connexion (On Connection, 2020), pour interroger l'enjeu politique de la transmission des affects à la lueur d'une conception renouvelée de l'ethos du·de la poète.


Jrnl | Seul est vrai le présent, ce désert

arnaud maïsetti
, 28/05/2023 | Source : arnaud maïsetti | carnets


Mais où sont-ils passés, les siècles et les rois ?
Et l'herbe exterminée aux sabots du barbare,
Et les sabots exterminants ? Et la cithare
Héroïque, et l'arbre d'Adam, et l'autre Bois ?
Seul est vrai le présent, ce désert. La mémoire
Bâtit le temps. L'horloge et le calendrier
Ont la succession et le dol pour métier.

Borgès, L'instant


Comment vivre dans un monde qui existe si peu ? — on posait dans le journal cette question à Borgès qui répondra à peine, ou comme le monde existe : et la dette est payée ; c'est ainsi : le ciel s'efface, les hommes disparaissent, les rêves s'éloignent, les désirs les uns après les autres semblent moins précis, les luttes seules demeurent avec leur férocité têtue, toujours plus âpre comme si elles refusaient de singer la réalité et sa façon de passer, effet Doppler garanti — alors dans ces jours de peine, s'y tenir encore : non comme on tient la promesse qu'on s'était faite, enfant, mais comme au sommet du col dans le vent terrible, la main agrippe encore la pierre, et qu'on ferme les yeux, qu'on va tomber, qu'on ne le fait pas encore, que l'être est tout entier la main serrée sur la pierre et que le vent redouble.

Derrière moi, douze heures de train ces quinze derniers jours et pour la semaine qui vient, douze autres : il y aura une vie de Müntzer à traverser en même temps que la campagne profonde, la chute de Nabonide, des rêves de Babel par Borgès et inversement, il y aura Kae Tempest et la rage de transmettre, des courriers en souffrance, des nuits au sommeil approximatif, des façons de chercher des yeux la lune si elle existe.

Il est dix heures du soir et ce sera donc la dernière fois dans cette existence terrestre que le vingt-huit mai deux mille vingt-trois passera, il l'aura fait comme en travers de la route qui n'aura mené qu'ici, j'aurai regardé sur les bas-côtés avec l'impression d'être observé par une bête sauvage prête à se jeter sur moi.


L'année est simulacre aussi bien que l'histoire.
Entre l'aube et la nuit un abîme d'efforts
S'ouvre, et de soins et de lumières et de morts ;
Faussement il se croit le même, ce visage
Qui se cherche aux miroirs fatigués de la nuit.
Pas d'autre ciel, et d'autre enfer pas davantage,
Que la mince seconde à tout jamais qui fuit.