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Jérôme Orsoni
, 17/01/2025 | Source : cahiers fantômes

Hier, le courrier que nous avions envoyé à Daphné au début du mois d’octobre, lequel contenait le conte pour enfants bizarres que j’avais écrit pour elle, nous est enfin revenu, et Daphné a ainsi pu le lire. Elle l’a beaucoup aimé, m’a-t-elle dit, et s’est demandée à quoi ils pouvaient bien ressembler, ces petits bonshommes. Je lui ai retourné la question : Et toi, tu penses qu’ils ressemblent à quoi ? Elle m’a répondu : À des petits bonhommes “bâton”. Je ne le lui ai pas dit, mais ce n’était pas comme cela que je les imaginais, et le plus étrange, je m’en suis aperçu en pensant à sa réponse, c’est que je ne les avais pas imaginés du tout, ces petits bonhommes, je ne leur avais pas donné de forme précise, il étaient définis par leur action, par leur situation dans l’espace, leur relation ou absence de relation avec le narrateur, mais ne possédaient pas une forme définie, aucune identité personnelle, ce en vertu de quoi ils étaient donc susceptibles de recevoir toutes les formes, toutes les identités, qu’on pourrait bien leur donner en lisant le conte. Ensuite, elle a utilisé la couverture d’un livre qui ne tient plus sur les pages qu’elle est censée contenir et a placé mon conte dedans en écrivant sur une bande de papier : « Receuil de contes de Jérôme Orsoni », et m’a demandé de lui en écrire un par semaine. Je lui ai dit que cela ne se faisait pas comme cela, alors elle m’a dit qu’elle me donnerait les idées et que je n’aurais plus qu’à les écrire ensuite. Merveilleuse enfant, me suis-je dit. C’est peut-être un peu imbécile, mais cela m’a touché sincèrement que Daphné aime l’histoire que je lui avais écrite. Comme c’est pour elle que je l’ai écrite, si elle avait été déçue, j’en eusse été très triste. Mais la nature, enfin, la nature, non, notre nature, celle des autres, je préfère en entendre parler le moins possible, notre nature fait bien les choses. La seconde, pas la première, laquelle est la même pour tout le monde. Plus tard, c’est-à-dire juste avant d’écrire ce journal, j’ai songé qu’il était dommage qu’en grandissant les gens perdent cet enthousiasme, et leur goût, l’émerveillement tout philosophique qui illumine le regard et illumine la langue, parce que force est de constater que la réception de textes (“la critique”, comme on dit) est frappée de conformité (goût standardisés et esthétique moyenne) banalité (adjectifs rebattus qui tiennent lieu de jugements esthétiques et idées qui le sont tout autant) ou d’enflure (emploi des termes techniques prétentieux pour masquer le fait qu’en réalité on n’a pas grand-chose à dire, mais scoop : ça se voit quand même). Mais peut-être que les gens qui ne sont pas enthousiastes à l’âge adulte, par « enthousiaste », j’entends : être capable de s’émerveiller, avoir cultivé son sens esthétique et être capable de formuler des jugements qui ne sont pas d’affreuses platitudes contentes d’elles-mêmes, et qui donc souffrent des maux que je viens d’énumérer en partie, n’ont jamais fait preuve d’enthousiasme ni d’originalité, peut-être ont-ils toujours été conformistes, et n’ont-ils donc rien perdu avec l’âge, l’âge ne faisant que prolonger ce qu’ils auront toujours été, des gens tristes et insignifiants. Qu’ils soient tristes et insignifiants, cela ne signifie pas qu’ils n’ont pas de pouvoir — au contraire, être triste et insignifiant, en des temps tristes et insignifiants, est une condition nécessaire pour parvenir à détenir une forme de pouvoir —, c’est simplement comme cela qu’ils sont, conformes à leur moi, conformes à leur époque, copies conformes de copies conformes. Au fond, même si pour elle la vie est quelquefois plus difficile que pour d’autres, je suis heureux que Daphné soit une enfant bizarre qui aime les contes pour enfants bizarres. Tout le monde n’a pas cette chance, non.

Notes #7

Bruno Leyval
, 17/01/2025 | Source : Notes – Bruno Leyval

La plupart n’attachent de l’importance qu’aux chiffres et autres détails égocentristes. La visibilité, je m’en écarte férocement. Combien de suiveurs satisferont l’appétit grandissant ? Au fond de la salle, les écrans allumés éclairent des visages dévitalisés. Je vous ai tous abandonnés il y a quelques années. Introuvable sur vos téléphones mobiles, vos plateformes centralisées, j’ai disparu, comme évaporé. Vous étiez des dizaines de milliers et pourtant, aucun ne s’est inquiété de mon absence. Vos chiffres de followers, d’un, ont simplement baissé.

Décentralisé, j’espère que le compteur va s’absenter. Certains veulent encore le gonfler, car de ronces leurs chemins sont parsemés.

J’ai tout eu sans rien chercher. Je ne cherche rien et ce que j’ai, par égarement accumulé, je m’attelle à le déconstruire patiemment et sans me forcer. De la feuille de papier au crayon et à la plume, mon outil préféré restera la gomme de l’effacement, forcément. La beauté d’une auréole sur la table d’un café, témoignage de l’absence d’une tasse et d’un instant passé.

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c jeanney
, 17/01/2025 | Source : TENTATIVES

Il y a toujours des raisons à ce qu'on fait. Voilà. Je crois que c'est ça mon "cœur". Tenter de trouver, tenter de comprendre, tenter de cerner pourquoi ce qu'on fait ("on" au sens large, moi inclue) se fait. C'est forcément un échec, comme la traduction qui tente de rendre ce qui est dit dans une langue avec les outils d'une autre. Ce n'est pas parce que je n'y arriverai pas que je ne fais rien, ce n'est pas parce que je ne comprends pas, que je ne trouve pas, que je ne cerne pas, que je vais me laisser dériver sans chercher à comprendre, cerner, pourquoi on écrit, pourquoi on croit en quelque chose, pourquoi on préfère ne pas y croire, pourquoi on admire quelque chose, pourquoi on donne à une chose plus d'importance qu'à une autre, pourquoi on vote pour tel ou tel (plus rarement telle), pourquoi on choisit d'occuper son temps libre avec telle ou telle activité, et d'ailleurs pourquoi y a-t-il du temps "libre", par quoi le temps est-il contraint, quel sens met-on derrière telle ou telle pratique, c'est pour ça que j'aime tellement entendre des gens comme Jean-Loïc Le Quellec ou Philippe Descola. Examiner son "cœur", les "cœurs" et moteurs internes. S'étonner et s'émerveiller aussi des mystères, là si proches, pas là-haut dans le ciel mais posés juste devant soi comme sa tasse à café. Par exemple, pourquoi je déteste les injonctions, même dites gentiment avec l'impression d'aider l'autre, à cause de mon vécu je les traduis en prise de pouvoir, celle-ci liée à un jugement carré, celui-ci lié à un dédain pour le doute, pour la tentative de saisir ce qui ne donne de prise qu'en apparence et qui est toujours plus compliqué que ça. Les jugements professoraux. L'infantilisation. Pour moi, ce sont des graines de violence, toutes petites, et souvent sans conséquences lourdes, mais quand même. Quand on juge l'autre moins sensé que soi, qu'est-ce qu'on fait et pourquoi. De quoi on se venge, qu'est-ce qu'on rattrape qu'on a perdu ou jamais eu. J'aime quand Jean-Loïc Le Quellec raconte que l'ethnologue, en arrivant dans une tribu, ne fait que des bêtises. Il s'assied sur la pierre sacrée, il ne sait pas se tenir correctement, il ne sait pas manger ce que mangent les autres, il ignore tout des chants internes pour saluer les esprits, il tâtonne. Tâtonner, ça n'est pas négatif, c'est le présupposé pour découvrir. Et quand Philippe Descola dit qu'il faut faire attention au verbe "protéger", parce qu'on ne peut protéger que ce que l'on possède, et que c'est un problème quand protéger c'est posséder. Quel œil on pose sur ce qu'on souhaite faire vivre (pas contrôler). Faire le lien protection / possession débouche sur une autre façon de décoder ce qui arrive, sur une autre façon de considérer ce qui est fait. Par exemple, je fais le lien protection /possession avec le rapport aux êtres qui n'ont pas les mêmes pratiques que nous et que nous voudrions convertir "pour leur bien". Et je fais aussi le lien avec l'académie française qui veut "protéger" la langue, ou plutôt la soumettre, la conserver, la figer, alors qu'une langue est vivante par ses changements. J'aime quand je trouve des pistes d'explication, et j'aime aussi quand je n'en trouve pas : je lis Les Mots de la tribu, de Natalia Ginzburg, grâce à Piero Cohen Hadria, et c'est très mystérieux (je n'en suis qu'à la page 80). Pourquoi la description de sa famille, drôle, acide, une famille par certains côtés terrifiante, surtout en ce qui concerne son père, fabrique une sorte de proximité, peu à peu, de familiarité affectueuse. Ils sont terribles ces gens, mais quelque chose fait qu'au fur et à mesure je commence à les considérer autrement, je les aime bien. Rien dans les mots ne me le demande, mais ça se produit. Si Natalia Ginzburg était quelqu'une qui pratique l'injonction, l'infantilisation, le jugement carré posé comme du ciment, avec une écriture démonstrative et des mécaniques de narration utilisées à dessein "pour mon bien", j'aurais refermé le livre. Mon histoire personnelle et mon "cœur" font que je continue de lire, mais plus que ça, j'ouvre ce livre comme on accueille quelqu'un. Peut-être que les injonctions ne me rassurent pas, au contraire, peut-être que ça m'inquiète, à cause de leur dose de possession et/ou de contrôle, alors que j'ai besoin de l'incontrôlable pour tâtonner. Chercher, examiner les liens et les ressorts, là où sous une explication s'en cache une autre, ou bien se dévoilent plusieurs angles, plusieurs pourquois ce qui est fait est fait, et cela modifie la perspective, comme quand on fait tourner un objet et que ses contours changent avec l'ombre qu'il projette au mur.

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sortie de podcast ~ la saga des maths

bandeau de présentation de la saga des maths sur le site de france inter

Le podcast La saga des maths est en ligne

C'est un podcast que j'ai écrit et raconté pour France inter, avec la participation de Nathalie Ayi pour la partie mathématiques et de Karen Déhais pour la réalisation sonore.

L'idée de ce podcast c'est de raconter les maths plutôt que les expliquer, via la vie, bien concrète, de celles et ceux qui ont passé leur vie entre les nombres. Les destins des mathématiciens et mathématiciennes ont été sélectionnés pour leur intrication avec la vie sociale, politique et scientifique de leur époque. L'objectif est de montrer que les sciences, et notamment les mathématiques ne tombent pas du ciel : elles sont le résultat d'une époque et de conditions matérielles de production. Surtout, ces biographies montrent que la vie de celles et ceux qui font les sciences ne sont pas linéaires et ne sont pas réduites à des individus dans des bureaux qui remplissent des tableaux noirs.

5 épisodes sont publiés :

  • Alan Turing, mathématicien anglais considéré comme le père de l'informatique
  • Émilie du Châtelet, femme scientifique brillante et combative qui traduisit les travaux de Newton et en déduisit de nouvelles hypothèses au 18ème siècle
  • Hypatie d'Alexandrie, qui au 4ème siècle après Jésus-Christ mourra d'avoir été une femme passionnée de mathématiques
  • Christine Darden, la première femme noire à être devenue directrice à la NASA et spécialiste du bang supersonique
  • Leonardo Fibonacci, importateur des chiffres arabes et du zéro en Europe et découvreur du nombre d'or

Crédits : “La Saga des maths”, une série de Claire-Selma Aïtout Médiation scientifique : Nathalie Ayi, maîtresse de conférence en mathématiques de l'Institut Universitaire de France (Sorbonne Université) Chargée de programme : Stéphanie Fromentin Réalisation : Karen Dehais Mixage : Raphaël Rousseau Coordination : Fanny Bohuon

Bonne écoute.

logo la saga des maths

Note #6

Bruno Leyval
, 16/01/2025 | Source : Notes – Bruno Leyval

Dans la mythologie, un génie est un être surnaturel et divin ayant une fonction de guide protecteur. Génie n’est pas un mot que j’affectionne pour désigner un artiste, car aucun humain ne peut correspondre à cette définition. Et pourtant, David Lynch était un génie ! Le génie de la lampe qui, sur grand écran, avait le pouvoir de filmer les rêves. Son univers surréaliste et onirique me poursuit depuis l’adolescence, depuis le choc d’Eraserhead. Aujourd’hui, l’immense réalisateur, scénariste, photographe, musicien et peintre américain est passé de l’autre côté, ailleurs, dans un monde parallèle, un intervalle que j’imagine très lynchien.

Dans tous les sens (3)

Clément Alfonsi
, 16/01/2025 | Source : Anath & Nosfé

Dès qu’on met réellement le nez dans un domaine, l’immensité s’étend. Entrant véritablement dans le paysage de la poésie contemporaine française (c’est-à-dire, pourrait-on penser de l’extérieur, quelque chose « d’un peu niche », comme on dit sur les réseaux), je me trouve déjà assailli par les milliers de livres. Je le savais, mais désormais je l’expérimente. Ce que je voudrais lire est évidemment bien au-delà de ce que je pourrai lire. Un livre de poésie contemporaine chroniqué par semaine, cela fait un peu plus de cinquante par an si tout va bien, c’est-à-dire pas grand-chose au regard d’un production vaste et de grand intérêt.


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Ce qu’on appelait hier avant-garde est aujourd’hui d’arrière-garde. Cette idée paraît simple, dans la vision traditionnelle de l’histoire de l’art : un avant-garde chassée par un autre, plus « radicale », quoi que cela veuille dire. Le trouble est néanmoins plus profond : se positionner à l’avant-garde, aujourd’hui, utiliser même ce terme pour s’auto-désigner, est un acte suranné. Nous sommes tellement d’avant-garde qu’il n’y a plus d’avant-garde.


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Préparant le troisième article consacré à la poésie contemporaine, pour le troisième dimanche de 2025, je commençai à tracer des lignes d’intérêt : Camille Ruiz et l’art de la scène (hypotypose), Laura Vazquez et l’art de la syncope (brachylogie), Dominique Quélen et l’art de l’inversion (hypallage). Hypotypose, brachylogie, hypallage : je retournai parmi les figures, qui furent en vérité mon premier intérêt littéraire, au lycée puis en classes préparatoires. J’aimais les figures aux noms biscornus parce qu’elles étaient biscornus. Il y avait déjà dans ce rapport une certaine légèreté, voire de l’humour. Les lecteurs, particulièrement les étudiants, le perçoivent rarement mais, chez des amateurs de figures comme Barthes et Genette, il y a aussi un certain humour de la figure. On a dit brachylogie, on n’a donc rien dit, mais c’est ainsi : on est alors aussi hermétiques (ou, du moins, labyrinthiques) que la plupart des poètes contemporains. On s’amuse, dis-je.


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Je crois que le but profond de la poésie contemporaine en France n’est plus du tout la déconstruction du langage, mais son rétablissement sur de nouvelles bases.
(Je dis ici « en France », car les enjeux me semblent assez différents au Québec et en Afrique francophone ; mais je peux me tromper. -Mes connaissances actuelles font qu’hors de France, je ne peux pas vraiment m’avancer sur de tels enjeux. -Même en France seule, il est probable que je fasse fausse route.)
« De nouvelles bases », c’est-à-dire ? Les propositions sont extrêmement diverses. Le terme revient. Enfin, souvent, pas avec le mot « base », qui sent trop le militaire et le statique. On prefère « sol », « territoire », « paysage », la métaphore de l’espace et de la géométrie est omniprésente. L’idée fondamentale est la suivante : proposer autre chose que le sabir managérial actuel, dont le « macronisme » nous offre la version la plus violemment vide. Ceci en étant aussi radicalement lointain des discours régressifs et agressifs, les discours de domination. Ce n’est pas si facile, d’avoir non seulement une langue qui respecte la bienséance (pas d’impensés patriarcaux ou néocoloniaux), mais qui ne se pose pas comme nouvelle langue dominante. On instaure une bienséance, mais elle ne doit pas rappeler l’art poétique classique. Je crois que c’est une des recherches et des réussites de Pierre Vinclair dans L’Éducation géographique : écrire des voyages sans clichés exotiques, sans clichés touristiques, en soupesant la culture sans se positionner du point de vue d’une instance prétendue supérieure. Ce n’est pas facile. Beaucoup expérimentent plutôt qu’ils ne trouvent. Mais on ne peut pas récolter toute l’année : il faut bien labourer et semer. La saison sera peut-être bonne, peut-être pas ; le hasard ou les dieux décideront.

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Jérôme Orsoni
, 16/01/2025 | Source : cahiers fantômes

Je pourrais décrire ce qu’il se passe en bas de chez moi, à l’instant même, minutieusement ou pas, le quartier en partie bouclé, j’imagine à cause d’une alerte à la bombe, mais certainement pas de l’apocalypse fongique, de l’hiver nucléaire ou de je ne sais quoi, non, le réel est bien trop prosaïque pour concurrencer la fiction, il reste dans les strictes bornes de la raison, et pourtant, elle n’est pas bien large, ces temps, ou bien un peu plus loin, là-bas où les énièmes des couteaux de l’histoire (il y a bien longtemps que l’on aurait dû renoncer à les compter pour les laisser croupir aux oubliettes, mais il n’y en a plus, des oubliettes, contrairement aux énièmes couteaux qui prolifèrent, eux, est-ce que c’est cela qu’on appelle « la démocratie » ? je ne sais pas, quelle importance ? qui vote encore ?) parlementent pour savoir s’ils vont renverser l’État dès ce soir ou si cela peut attendre encore un peu, une semaine ou deux, l’un comme tout l’autre font autant de bruit (sirènes, moteurs qui vrombissent, pneus qui crissent, la routine parisienne, quoi, le spectacle affligeant du pouvoir effrayé par la rue, effrayé par la ville, effrayé par un monde auquel il est étranger, qu’il ne comprend pas, ne peut pas comprendre, ne comprendra jamais), et ce n’est pas tant le bruit en tant que bruit qui me dérange, non, en tout cas pas seulement, si le bruit n’était que du bruit, il serait désagréable, certes, mais il ne serait que bruyant, il ne serait le bruit de rien, non, ce bruit, ce sont des êtres humains qui le font, des êtres qui estiment que cela, ce bruit, peut faire partie d’une vie digne d’être vécue, et qu’il y a donc des êtres qui vivent sur terre au même moment que moi au même endroit que moi qui estiment, contrairement à moi, que cela, ce vacarme, cela peut faire partie de la vie bonne, et c’est cela qui me heurte,  je crois, cela qui, plus encore que les oreilles, me fait mal à l’âme, si je puis encore m’exprimer ainsi, je crois que je ne le puis pas, mais tant pis, c’est vraiment de l’âme, ai-je envie de dire, qu’il s’agit, de la façon dont on peut concevoir le monde, et sa place à sa soi, dans le monde, et comment, c’est ce que je me demande, comment peut-on vivre ainsi ? cela n’a rien à voir avec une vie saine et équilibrée, non, tout est malade et déséquilibré, il y a du poison dans l’air que l’on respire, du plastique dans l’eau qu’on boit, du plastique dans la nourriture que l’on avale, personne n’y échappe, quel que soit son régime alimentaire, mais ce n’est pas seulement cela, qui est malade et déséquilibré,  non, c’est notre vie, la manière dont nous attachons au dehors et au dedans, aux êtres, aux choses et à nous-mêmes, tout cela qui est malade, et j’ai pensé à tout cela, tout à l’heure, et je me suis dit que si je continuais d’écrire, si je n’abandonnais pas tout simplement comme l’envie m’en prend souvent, c’était peut-être pour cela, pour trouver une façon saine et équilibrée de vivre, et dire aux autres êtres qui peuplent le monde en même temps que moi que voilà, une façon saine et équilibrée de vivre, mais personne ne me lit, alors il y a de plus en plus de bruit, et de plus en plus de plastique, et de plus en plus de gens malades et de gens déséquilibrés, et l’on ne sait pas comment faire ni comment il se fait qu’il y a tant de gens malades et déséquilibrés, et pourtant, non, pourtant, ce n’est pas si difficile que cela de le comprendre, pourquoi il y a tant de gens malades et tant de gens déséquilibrés, pourquoi les gens ont des cheveux blancs de plus en plus jeune, pourquoi les paroles semblent décharnés et les regards vides, ce n’est  pas difficile, non, il suffit de relier les points entre eux, il suffit de regarder, de faire attention, d’écouter, les explications sont là, tout autour de soi, mais les explications n’expliquent rien, les explications n’ont pas de sens, le sens n’a pas de sens et, parce que le sens n’a pas de sens, il y a de plus en plus de bruit, de plus en plus de signes qui traversent les espaces auxquels il est impossible de ne rien comprendre, on ne peut rien comprendre et nos explications sont vides de sens, elles sont vides de tout, vides de toute vie, même la vie est vide de vie, tout est vide de tout, mais on ne voit rien, comment se fait-il que l’on ne voie rien ? il y a tellement de choses à voir, tellement de choses à voir, mais elles ne pèsent rien, ces choses, elles sont légères, ces choses, elles ne valent rien, elles ne rapportent rien, elles se contentent d’être là, ces choses, et elles sont contentes d’être là, ces choses, comme moi, qui ne vaut rien, qui ne rapporte rien, mais qui suis content d’être, pourtant, je le dis, oui, c’est la vérité, je suis content d’être là, quelquefois, une phrase me vient et je l’accueille comme une sorte de miracle miniature (peut-être n’est-il pas si petit que cela, ce miracle, à quoi est-ce qu’on les mesure ?), je m’arrête et je me dis : mais oui, mais c’est cela, et c’est bien cela, alors je note la phrase qui m’est venue comme si c’était un autre qui en avait eu l’idée, et si c’est un autre qui en a eu l’idée, qui que ce soit, qu’elle sache que je l’aime, cette autre, oui, que je l’aime comme moi-même, et mieux que moi-même, même, cette autre, qui dit les phrases à ma place, et moi, après qu’elle les a dites, les phrases, les ayant entendues et les ayant retenues, les phrases, je me contente de les copier, c’est ce que j’ai fait tout à l’heure, dans le carnet des éclaircies avec sa spirale et mon encre bleu Méditerranée, qu’elle sache que je l’aime, cette autre que moi-même, quelquefois, en revanche, c’est plus long, depuis deux jours, par exemple, j’ai un vers sur le bout de la langue et un deuxième, peut-être, une bribe d’un troisième, mais pas plus de trois, non, trois morceaux de vers qui sont les fragments d’un poème qui n’a pas encore vu le jour, mais que je voudrais composer tout de même, j’y pense à intervalles réguliers à ces trois vers, j’essaie de voir où ils vont, si seulement ils vont quelque part, car il est possible qu’ils n’aillent nulle part, je me les dis, je les écoute, j’essaie de les comprendre, le premier fait : sur le dos du ciel, dans le deuxième, il est question des souvenirs de nos bouches soleils, et dans le troisième, je ne sais plus, il y a le mot mer, mais je ne sais plus quoi d’autre, rien, sans doute, juste cela, ce mot, et cela ne fait pas un vers, pas une phrase, et j’essaie de penser tout cela, mais je n’y parviens, je demeure là avec des morceaux de quelque chose qu’il faudrait recoller, mais sans idée d’un tout, qui n’aura pas été brisé, un tout qui ne préexiste pas, et qui n’existe pas non plus, bien sûr, je préfère quand ta voix me parle parce que alors je n’ai qu’à t’écouter parler et copier ce que tu dis dans ma tête, dans ma bouche, et partout autour de moi, ce que je sais, c’est que bruit ou pas, cela ne m’empêche pas de t’écouter, bruit ou pas, ce n’est pas cela qui m’empêchera de composer mon poème, mais alors quoi ? rien, je crois, il faut du temps, c’est tout, alors je laisse le temps passer, le temps venir, je laisse le temps tranquille, j’écoute encore une fois mes phrases qui disent sur le dos du ciel souvenirs de nos bouches soleils mer, et je ne sais pas quoi d’autre, j’écoute mon fragment à l’envers, et je lui dis : vas-y, crois, pousse, mais ne sois pas un tout, non, ne le sois pas, demeure tel que tu es, de mille morceaux de rien du tout fait, car c’est ainsi que nous ferons taire le bruit, ainsi que nous dirons la vie saine et équilibrée, et qu’ayant longtemps vogué sur l’océan de plastique, nous débarquerons chez nous.

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c jeanney
, 16/01/2025 | Source : TENTATIVES

Je rêve d'une paire de lunettes équipée d'un capteur à clignement d'yeux, je fermerais les yeux très fort pour l'actionner et l'enregistrement débuterait, mes lunettes filmeraient le ciel d'un bleu très doux et le ventre des mouettes qui passent, ou bien le coucher de soleil en voiture quand les bâtiments et les arbres sont bordés d'orange vif, ou bien la marche de dos de l'homme à la capeline foncée, chaussures épaisses et barbe longue, qui a l'air d'être un pèlerin sorti d'une enluminure médiévale, ou le rouge-gorge qui fait sa toilette, consciencieusement, et qui se gratte la tête comme un chien se gratte l'oreille avec sa patte arrière. Je ne possède pas les vidéos ou les photos de ces moments qui surgissent, si vite passés, si vite que de sortir mon téléphone ne sert à rien qu'à constater qu'ils n'y sont plus. Ça pourrait être une donnée, un principe créatif. Je pourrais filmer et photographier le « quand ça n'y est plus », le manque de mouettes, le manque d'orange, le manque de gens, le manque d'oiseaux, c'est-à-dire le terne en attente de surprise. Il faudrait que je fasse des inclusions pour expliquer, entre crochet, [ici trois ventres blancs d'oiseau vus de dessous, illuminés par le soleil], ou ponctuer mes vidéos de cartels descriptifs du manque, comme dans les films muets, avec des phrases soulignées par un tilde, un astérisque. Ou bien je dessinerais sur pellicule le tracé ce qui a été, les lignes de deux merles qui se croisent au-dessus du catalpa voisin. En fait, c'est complètement idiot mon idée, vu qu'on créé forcément à partir de ce qui n'est plus là. J'écoute le début d'une conférence de Pierre-Henri Gouyon (que je ne connaissais pas) : « Oui, cette histoire de graine, oui, par ailleurs, évidemment, cette reproduction c'est une caractéristique majeure des êtres vivants. Ce qui différencie les êtres vivants de la matière inerte, c'est la capacité à produire des descendants, avec une caractéristique très curieuse en réalité, quand on y réfléchit. C'est que les descendants ressemblent à leurs parents, mais sont quand même tous différents, et que le nombre de différences est illimité, et que ces différences sont héritables. Donc, il y a à la fois l'idée de différence et l'histoire, l'idée d'hérédité, et ça c'est tout à fait spécifique du vivant. Il n'y a que le vivant qui fasse ça. Les cristaux peuvent se reproduire, mais pas avec des variations illimitées et héritables. Il n' y a rien d'autre que le vivant qui sache faire ça. Sauf, sauf les choses issues de notre langage disons, ou c'est que notre langage a des caractéristiques communes avec l'hérédité, le fait qu'il y ait des variations illimitées et que ça se reproduit, enfin qu'on peut le reproduire avec diverses méthodes, ne serait-ce qu'en le répétant ou en le photocopiant etc. et c'est pas un hasard, c'est pas un hasard, parce que notre langage c'est une combinatoire de signaux. Et cette combinatoire donc, elle est illimitée et elle est reproductible. L'ADN c'est une combinatoire de signaux qui peuvent être copiés et dont les variations sont illimitées. Donc, il y a quelque chose là de très particulier. » Je comprends pourquoi le langage est vivant, pourquoi il porte la vie en lui, la vie et ses apparitions, et ses cachettes, sa permanence même masquée (par le temps, un obstacle, ou la mort). C'est peut-être ce qui fait que les textes de gens qui ne sont plus là sont toujours vivants. Ce ne serait pas dû à une sorte de tendresse, ou de foi, ou de chagrin trop grand qui lutte contre la disparition, une méthode coué, ce serait dû à la qualité même du langage. Et derrière le mot langage on peut inclure tout ce qui se créé, textes, tableaux, films, installations, musique, et tout ce que j'oublie. Pendant que je le réalise, une corneille marche d'un bon pas sur l'assise de la cheminée derrière ma fenêtre, elle a marché comme un empereur, ou un vizir en charge de grandes responsabilités, je le dis sans pouvoir le filmer. Un merle la remplace.

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Note #5

Bruno Leyval
, 16/01/2025 | Source : Notes – Bruno Leyval

L’utilisation d’un discours, d’une narration, de signes, de croyances et d’images quasi hallucinatoires, issues d’un état modifié de la conscience, entraîne une forme de possession spirituelle qui semble justifier une entreprise de corruption collective. Les gurus du bien-être technologique sont de sortie, brandissant leurs prêches sur les Meta plateformes en silicone – dont l’étanchéité est loin d’être la première qualité. Ils formatent les disques durs fragiles pour y installer leurs OS poreux de vérité. Nous voyons l’action sur les sujets (utilisateurs), provoquer mécaniquement une conduite comparable à celle de la soumission hypnotique. Le pouvoir central a changé de mains, comptez jusqu’à 3 … Une vague de départs se prépare, un exode numérique. Certains se réfugient in extremis dans un village gardé par de libres Mastodontes, d’autres vont s’égarer en suivant un papillon bleu cloné. À l’horizon, pointe une machine de guerre potentielle.

Quatrain/ 159

Laura-Solange
, 16/01/2025 | Source : JARDIN D'OMBRES

 

dans la bouteille d'encre

le goût de l'espace vaste et lent

des histoires sans fin

qui brûlent en dedans