Je pourrais décrire ce qu’il se passe en bas de chez moi, à l’instant même, minutieusement ou pas, le quartier en partie bouclé, j’imagine à cause d’une alerte à la bombe, mais certainement pas de l’apocalypse fongique, de l’hiver nucléaire ou de je ne sais quoi, non, le réel est bien trop prosaïque pour concurrencer la fiction, il reste dans les strictes bornes de la raison, et pourtant, elle n’est pas bien large, ces temps, ou bien un peu plus loin, là-bas où les énièmes des couteaux de l’histoire (il y a bien longtemps que l’on aurait dû renoncer à les compter pour les laisser croupir aux oubliettes, mais il n’y en a plus, des oubliettes, contrairement aux énièmes couteaux qui prolifèrent, eux, est-ce que c’est cela qu’on appelle « la démocratie » ? je ne sais pas, quelle importance ? qui vote encore ?) parlementent pour savoir s’ils vont renverser l’État dès ce soir ou si cela peut attendre encore un peu, une semaine ou deux, l’un comme tout l’autre font autant de bruit (sirènes, moteurs qui vrombissent, pneus qui crissent, la routine parisienne, quoi, le spectacle affligeant du pouvoir effrayé par la rue, effrayé par la ville, effrayé par un monde auquel il est étranger, qu’il ne comprend pas, ne peut pas comprendre, ne comprendra jamais), et ce n’est pas tant le bruit en tant que bruit qui me dérange, non, en tout cas pas seulement, si le bruit n’était que du bruit, il serait désagréable, certes, mais il ne serait que bruyant, il ne serait le bruit de rien, non, ce bruit, ce sont des êtres humains qui le font, des êtres qui estiment que cela, ce bruit, peut faire partie d’une vie digne d’être vécue, et qu’il y a donc des êtres qui vivent sur terre au même moment que moi au même endroit que moi qui estiment, contrairement à moi, que cela, ce vacarme, cela peut faire partie de la vie bonne, et c’est cela qui me heurte, je crois, cela qui, plus encore que les oreilles, me fait mal à l’âme, si je puis encore m’exprimer ainsi, je crois que je ne le puis pas, mais tant pis, c’est vraiment de l’âme, ai-je envie de dire, qu’il s’agit, de la façon dont on peut concevoir le monde, et sa place à sa soi, dans le monde, et comment, c’est ce que je me demande, comment peut-on vivre ainsi ? cela n’a rien à voir avec une vie saine et équilibrée, non, tout est malade et déséquilibré, il y a du poison dans l’air que l’on respire, du plastique dans l’eau qu’on boit, du plastique dans la nourriture que l’on avale, personne n’y échappe, quel que soit son régime alimentaire, mais ce n’est pas seulement cela, qui est malade et déséquilibré, non, c’est notre vie, la manière dont nous attachons au dehors et au dedans, aux êtres, aux choses et à nous-mêmes, tout cela qui est malade, et j’ai pensé à tout cela, tout à l’heure, et je me suis dit que si je continuais d’écrire, si je n’abandonnais pas tout simplement comme l’envie m’en prend souvent, c’était peut-être pour cela, pour trouver une façon saine et équilibrée de vivre, et dire aux autres êtres qui peuplent le monde en même temps que moi que voilà, une façon saine et équilibrée de vivre, mais personne ne me lit, alors il y a de plus en plus de bruit, et de plus en plus de plastique, et de plus en plus de gens malades et de gens déséquilibrés, et l’on ne sait pas comment faire ni comment il se fait qu’il y a tant de gens malades et déséquilibrés, et pourtant, non, pourtant, ce n’est pas si difficile que cela de le comprendre, pourquoi il y a tant de gens malades et tant de gens déséquilibrés, pourquoi les gens ont des cheveux blancs de plus en plus jeune, pourquoi les paroles semblent décharnés et les regards vides, ce n’est pas difficile, non, il suffit de relier les points entre eux, il suffit de regarder, de faire attention, d’écouter, les explications sont là, tout autour de soi, mais les explications n’expliquent rien, les explications n’ont pas de sens, le sens n’a pas de sens et, parce que le sens n’a pas de sens, il y a de plus en plus de bruit, de plus en plus de signes qui traversent les espaces auxquels il est impossible de ne rien comprendre, on ne peut rien comprendre et nos explications sont vides de sens, elles sont vides de tout, vides de toute vie, même la vie est vide de vie, tout est vide de tout, mais on ne voit rien, comment se fait-il que l’on ne voie rien ? il y a tellement de choses à voir, tellement de choses à voir, mais elles ne pèsent rien, ces choses, elles sont légères, ces choses, elles ne valent rien, elles ne rapportent rien, elles se contentent d’être là, ces choses, et elles sont contentes d’être là, ces choses, comme moi, qui ne vaut rien, qui ne rapporte rien, mais qui suis content d’être, pourtant, je le dis, oui, c’est la vérité, je suis content d’être là, quelquefois, une phrase me vient et je l’accueille comme une sorte de miracle miniature (peut-être n’est-il pas si petit que cela, ce miracle, à quoi est-ce qu’on les mesure ?), je m’arrête et je me dis : mais oui, mais c’est cela, et c’est bien cela, alors je note la phrase qui m’est venue comme si c’était un autre qui en avait eu l’idée, et si c’est un autre qui en a eu l’idée, qui que ce soit, qu’elle sache que je l’aime, cette autre, oui, que je l’aime comme moi-même, et mieux que moi-même, même, cette autre, qui dit les phrases à ma place, et moi, après qu’elle les a dites, les phrases, les ayant entendues et les ayant retenues, les phrases, je me contente de les copier, c’est ce que j’ai fait tout à l’heure, dans le carnet des éclaircies avec sa spirale et mon encre bleu Méditerranée, qu’elle sache que je l’aime, cette autre que moi-même, quelquefois, en revanche, c’est plus long, depuis deux jours, par exemple, j’ai un vers sur le bout de la langue et un deuxième, peut-être, une bribe d’un troisième, mais pas plus de trois, non, trois morceaux de vers qui sont les fragments d’un poème qui n’a pas encore vu le jour, mais que je voudrais composer tout de même, j’y pense à intervalles réguliers à ces trois vers, j’essaie de voir où ils vont, si seulement ils vont quelque part, car il est possible qu’ils n’aillent nulle part, je me les dis, je les écoute, j’essaie de les comprendre, le premier fait : sur le dos du ciel, dans le deuxième, il est question des souvenirs de nos bouches soleils, et dans le troisième, je ne sais plus, il y a le mot mer, mais je ne sais plus quoi d’autre, rien, sans doute, juste cela, ce mot, et cela ne fait pas un vers, pas une phrase, et j’essaie de penser tout cela, mais je n’y parviens, je demeure là avec des morceaux de quelque chose qu’il faudrait recoller, mais sans idée d’un tout, qui n’aura pas été brisé, un tout qui ne préexiste pas, et qui n’existe pas non plus, bien sûr, je préfère quand ta voix me parle parce que alors je n’ai qu’à t’écouter parler et copier ce que tu dis dans ma tête, dans ma bouche, et partout autour de moi, ce que je sais, c’est que bruit ou pas, cela ne m’empêche pas de t’écouter, bruit ou pas, ce n’est pas cela qui m’empêchera de composer mon poème, mais alors quoi ? rien, je crois, il faut du temps, c’est tout, alors je laisse le temps passer, le temps venir, je laisse le temps tranquille, j’écoute encore une fois mes phrases qui disent sur le dos du ciel souvenirs de nos bouches soleils mer, et je ne sais pas quoi d’autre, j’écoute mon fragment à l’envers, et je lui dis : vas-y, crois, pousse, mais ne sois pas un tout, non, ne le sois pas, demeure tel que tu es, de mille morceaux de rien du tout fait, car c’est ainsi que nous ferons taire le bruit, ainsi que nous dirons la vie saine et équilibrée, et qu’ayant longtemps vogué sur l’océan de plastique, nous débarquerons chez nous.