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Jérôme Orsoni
, 28/06/2025 | Source : cahiers fantômes

J’ignore si c’est la chaleur qui cause un certain sentiment d’impuissance ou si la concomitance de ces deux phénomènes est le fruit du hasard, mais c’est ce qu’il se passe, leur simultanéité. Au-delà de ce simple constat, je n’irai pas. En deçà, peut-être. Ainsi — c’est la question que je me pose sous le seuil de la phénoménalité—, me sentirais-je moins impuissant si j’épousais une cause en faveur de laquelle je m’engagerais, comme le font nombre de mes semblables, sur un marché de quelque 8 milliards d’êtres humains, ce n’est pas ce qui manque, il est vrai, ou bien plus impuissant encore ? Je serais occupé,  oui, mais à quoi ? À quoi bon ? Aussi. Surtout. Quelque chose m’échappe, c’est assuré, mais sais-je à vrai dire quoi ? Est-ce loin ou proche ou indéterminé, indéterminable, voire abstrait, inexistant, illusoire, tout simplement faux ? Je ne sais pas (bis) : il me semble que je sens trop le poids de l’être, mais ce poids, est-ce le mien ou pèse-t-il sur moi ? Bien qu’elle puisse paraître infime, la différence, si je parvenais à la faire, j’ai sans doute le tort de croire qu’elle serait de taille. Mais sur quoi — quel fait ? — crois-je pouvoir m’appuyer pour faire ce genre de supposition ? (Fais mentalement hmmm ? avec la bouche pour souligner l’importance du point d’interrogation.) Borborygmes, voilà le chemin de la vérité. Commencé de nouveau Pétrole, en début d’après-midi. Mais, encore une fois, ne fait-il pas bien trop chaud pour une expérience de ce genre ? Remettre, alors ? D’accord, mais à quand, jusques à quand ? Demain n’existe pas.

Minima Moralia, 6

Clément Alfonsi
, 28/06/2025 | Source : Anath & Nosfé

Le sixième aphorisme des Minima Moralia de Theodor W. Adorno contient plusieurs thèmes apparents très différents, reformulant et développant les aphorismes précédents. Néanmoins, tout ce divers est tourné vers l’injonction morale finale, à savoir celle de la pudeur, nouvelle attitude philosophique prônée par l’auteur, non dans le sens affirmation moralisatante, mais issue d’une impossibilité d’agir d’une autre manière sans accepter la barbarie et le désastre.


Le propos liminaire, repris dans la fin de l’aphorisme en épanadiplose, concerne l’individu qui a conscience des torts du système, et se donc au-dessus de ce système. L’affirmation du moraliste est simple : le fait de se sentir au-dessus du système est aussi un produit du système. Plus encore : ce sentiment rend l’intellectuel à la fois infatué et inoffensif. La complaisance de l’intellectuel pour sa supériorité est une complaisance bourgeoise.


Une sorte d’incise apparaît à l’intérieur de l’aphorisme, qui est ce que j’avais retenu lors de ma première lecture, oubliant le propos fondamental. Cette incise s’intéresse plus précisément à la question du style de celui qui se prétend supérieur : même en constant un déclin de la culture, son style sera typique de ce déclin de la culture. Adorno fait un constat qu’on imagine personnel : même en se revendiquant des Lumières ou du romantisme allemands, contre l’atroce modernité, on écrit dans le style de cette atroce modernité, qu’on le veuille ou non. Tout retour en arrière, dans le monde intellectuel et artistique, semble impossible. On pourrait nuancer cela avec une analyse de la Renaissance, mais un fait est là : les humanistes n’ont pas reproduit les pensées grecques et latines, mais ont créé quelque chose de nouveau en se réappropriant un passé ; ce n’est pas exactement un retour. Passons.

La dernière proposition du paragraphe demeure un des morceaux les plus célèbres d’Adorno, qui en appelle à « la pudeur que doit inspirer le fait qu’on trouve encore dans cet enfer de quoi respirer ». Comme face à l’aphorisme précédent, le lecteur de 2025 peut choisir de se rassurer en se disant que l’enfer adornien est celui de 1944, bien plus cuisant que le nôtre ; ou alors considérer que cette proposition vaut pour notre actualité, infernale selon des modalités différentes. Dans tous les cas, cela revient à une idée qui me touche, parce qu’elle m’avait déjà touché dans les journaux d’Imre Kertész : si nous sommes là, c’est que nous avons accepté. Kertész, lui, en parle dans un contexte bien plus violent, selon même d’Auschwitz : il y a cette mauvaise conscience pour lui, comme chez beaucoup de survivants des camps, de s’être adapté au camps, de n’avoir pas, comme de très nombreux autres, choisi le suicide dans les premiers jours après l’arrivée. Pour Adorno, comme pour Günther Anders, la mauvaise conscience est d’autre nature : ce sont leurs proches restés en Europe qui meurent lors du génocide nazi, tandis qu’eux s’en sont sortis en émigrant aux États-Unis. Il y a une troisième mauvaise conscience, celle de continuer à vivre dans un monde qui a rendu possible Auschwitz, Hiroshima, Verdun, Kolyma, Gorée, Nankin, etc., et qui continue de rendre possible les génocides aujourd’hui. Aussi ce n’est pas seulement un devoir de revenir à la modestie, mais bien la seule attitude que nous pouvons adopter.

Dans les années d’après-guerre, la mode intellectuelle sera plutôt à l’engagement, à la volonté militante pour transformer le système et empêcher le retour des mécaniques mortifères. Encore faut-il ne pas soutenir une contre-idéologique dont le fond idéologique est lui aussi mortifère, -surgit évidemment l’exemple du soutien de Sartre à l’URSS et au maoïsme, d’Aron au coup d’État de Pinochet, de Foucault à la révolution islamiste iranienne, et d’autres. Adorno dirait probablement que, même hors de ces exemples extrêmes, la probabilité que l’engagement militant reprenne au fond des logiques mortifères est extrêmement grande, presque totale. Mais ne rien faire, ne rien tenter, c’est aussi laisser proliférer la logique mortifère. On n’en sort pas. Et c’est parce qu’on tourne dans ce cercle qu’il faut éviter d’avoir l’outrecuidance de se croire au-dessus du cercle.

Pertuis /6

Laura-Solange
, 28/06/2025 | Source : JARDIN D'OMBRES


À la limite de ce que l’œil peut comprendre de ce qui, devant lui, se dresse. Comme une vision de myope au réveil, quand on n’a pas encore chaussé ses lunettes, et que le monde n’est pas vraiment le monde, mais un territoire indistinct où tout est possible et rien n’est sûr . Une vision ténébreuse et pleine d’inquiétude. Comme si, dans cette semi-obscurité, une chimère allait se réveiller, prendre forme et s’emparer du pouvoir.


Un monde est en train de s’écrouler. On ne distingue plus ni le haut ni le bas. Tout, peut-être, est en train de se consumer dans des flashes de lumière verticale, dans des déchirements de chairs. Une apocalypse se donne à voir, c’est à dire une révélation de ces masses sombres cachées, plomb fondu, au fond de chacun d’entre nous. Ruines de nos mémoires, où il subsiste des traces à conserver, à protéger, à révéler.

 La rubrique avec ce libellé Pertuis: un texte en deux parties en écho à des œuvres picturales, artistiques, que j'ai choisies mais qui ne sont pas nommées. Trois œuvres du même artiste seront proposées.

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Jérôme Orsoni
, 27/06/2025 | Source : cahiers fantômes

De quoi ai-je vraiment besoin pour vivre ? Quand je vis terré, comme je le fais ces jours-ci, ce n’est pas grand-chose, j’imagine : un ventilateur brasse de l’air à ma place, je bois de l’eau fraîche, mais c’est déjà trop. Cette question, je me la pose avec sincérité car elle me préoccupe, pas tant en un sens général (disons, celui de la sobriété, de l’empreinte, etc.) qu’au sens de ma simple existence : de quoi pourrais-je me passer et tout de même continuer de vivre d’une manière que je puisse juger heureuse ? Heureuse, cet adjectif, après ce que tu as écrit hier, ne te semble-t-il pas absolument déplacé ? À vrai dire, non, car c’est toujours la même question que je développe. Ce qui me dérange, c’est que je ne me trouve pas à place, peut-être parce que ma place prend trop de place ou qu’il n’y a pas assez de place pour ma place, je ne sais pas. Ce sont peut-être les deux côtés d’une même réalité, ou non. C’est peut-être la même chose, vue de deux manières différentes, ou non. Disons que j’ai conscience à la fois de la vacuité de mon existence (au sein de la vie sociale) et de la nécessité de la vivre comme je l’entends (ce pour quoi je suis fait, ma nature). C’est un équilibre instable, probablement, entre les attentes du monde social et mes attentes à moi, ce que je considère comme une vie digne d’être vécue. La plupart des vies modèles qui nous sont proposées à vivre dans le monde social ne me paraissent pas dignes d’être vécues, même pas dignes du moindre intérêt (pourtant, elles intéressent les gens qui font profession d’en vanter les mérites). Mais ce n’est pas un jugement en soi sur la façon dont les autres devraient vivre, c’est simplement la façon dont je conçois, moi, mon existence à moi. C’est aussi une conception de la beauté, comme quand je dis (quand je pense, plutôt, ou quand je me dis à moi-même, étant donné que, outre Daphné, je ne parle à personne d’autre qu’à moi-même) que la vie est faite pour être belle : c’est une manière de concevoir la vie dans sa forme à la fois générale et particulière (le dessein et les détails). Mais je ne sais pas trop pourquoi je raconte tout cela, qui est passablement décousu, de plus. Peut-être qu’il faudrait que je me déterre, mais il fait trop chaud, bien trop chaud, de plus en plus chaud.

Querelles d’appréciations littéraires

Clément Alfonsi
, 27/06/2025 | Source : Anath & Nosfé

La deuxième partie de l’oral de français met en jeu l’appréciation personnelle d’une oeuvre lue dans l’année. Un problème vient du fait que les livres étant très nombreux (plus de 50 possibilités dans mes descriptifs), le correcteur, ayant reçu les listes de texte seulement un ou deux semaines à l’avance, ne peut pas tout tout lire, puisqu’il y a souvent des œuvres, notamment dans les best-sellers contemporains, que nous n’avons jamais lus. Cela entraîne une difficulté dans la composition des questions et surtout des biais dans la notation.


Un deuxième problème est celui de l’appréciation littéraire. Évidemment, nous notons sur des compétences objectives : expression orale, capacité à expliquer clairement un avis, à prouver une maîtrise de l’oeuvre, à trouver des exemples précis pour appuyer les idées, etc. Le fait que l’avis de l’élève s’éloigne du nôtre n’entre pas bien sûr pas en ligne de compte dans la notation. Néanmoins, ce que je retire de cette deuxième partie, non dans les notes des élèves mais dans mon effort à moi face aux textes littéraires, c’est cet ensemble de divergences de lectures.
Bien sûr, le cas le plus criant est celui des élèves qui choisissent des best-sellers récents qui m’ont déplu. Il y a deux ans, au bout du sixième entretien de la journée sur La Tresse de Laeticia Colombani, le temps devenait long. Mais en vérité, ce choix a bien une justification, en vérité la même qui poussait les élèves à passer sur « Art » de Yasmina Reza ou même sur Le Jeu de l’amour et du hasard de Marivaux parce qu’ils n’ont pas lu la pièce et simplement vu la mise en scène trouvable sur Youtube : ce sont des choix de non-lecteurs. Je suis non-lecteur, je choisis la pièce que je peux regarder, et ce n’est pas sans pertinence : le théâtre est fait pour être vu. Je suis non-lecteur, je choisis le livre le plus simple et le plus court, et cela n’empêche pas que c’est réellement celui qui m’a le plus plu, -je n’ai simplement pas eu accès aux autres. Ces oraux de lecture faits par des élèves qui n’aiment pas lire sont d’ailleurs parfois meilleurs que ceux de lecteurs plus ambitieux. Constat peut-être paradoxal, mais évident en termes de notes.


Les oraux sur Pour un oui ou pour un non de Nathalie Sarraute viennent de toute évidence du fait que les élèves ont trouvé la pièce courte, facile et ont regardé et écouté une version en ligne. Pourtant, leur prestation fut extrêmement convainte. Là apparaît un biais paradoxal : j’ai tendance à monter la note justement quand un élève parvient à me convaincre qu’une oeuvre que j’aime peu est formidable ; alors que, sur une oeuvre que j’apprécie beaucoup, il n’y a pas cet effet de surprise, cette gageure.


Un élève affirme qu’elle a lu Fahrenheit 451 parce qu’il adore le genre de la dystopie ; il n’a néanmoins pas aimé la fin, qu’il a trouvé trop sombre. Une élève n’avait jamais lu ni vu aucune dystopie ; elle a adoré Fahrenheit 451, et a apprécié la fin parce qu’elle est heureuse. Ray Bradbury serait sans doute content de ce débat interprétatif : il place justement la fin de sa dystopie dans l’entre-deux, ni la fin heureuse de la révolution qui renverse le totalitarisme, ni la fin malheureuse à la 1984, avec son héros mort et son impossibilité de résistance.


Moi qui m’ennuie dans les premiers poèmes de Rimbaud, et apprécie justement, à la lecture de ses poésies complètes, le passage d’éléments convenus à une explosion de plus en plus barrée et ardente, ma surprise a dû être visible quand un élève m’a dit qu’il n’appréciait que le début des Cahiers de Douai, la déconstruction consécutive le rebutant complètement.


Sur Les Liaisons dangereuses, sur Phèdre, la traditionnelle question « avez-vous apprécié la fin » se corse ; il n’est plus possible de dire « j’ai aimé que tout se résolve, que les masques tombent, que tout soit bien qui finisse bien ». « Pourquoi apprécie-t-on cette fin violente et tragique ? » Après quelques hésitations, une élève dit « ça doit être la catharsis ». Il est bon d’avoir un beau mot grec, forgé par un philosophe il y a deux mille trois cents ans, à la fois simple et enrobé de mystère, pour dire qu’on aime bien quand ça fait mal.

27/06/2025

Je vis toujours les départs comme des petites morts.


Elle avait dit : pauvre petite. J’avais entendu : petite morte.


Pas tant que quelqu’un m’aime mais qu’il soit vivant.


Par anticipation, comme quand l’humidité et la chaleur atteignent des sommets et qu’on sait que seul l’orage peut les soustraire, comme les coulées de boue d’un volcan qui n’attendent qu’à se déverser, comme des choses qu’on peut mesurer avec plus ou moins n’exactitude, scientifiquement, les gens me manquent, par anticipation, et comme je n’ai aucun outil scientifique pour mesurer quoique ce soit à ce sujet, j’attends, j’attends de voir.


Cette scène où il rejoint le lit de sa mère parce qu’il a fait un cauchemar — l’impossibilité de reproduire cette scène aujourd’hui, parce que je suis adulte, bien que je l’ai tant reproduite dans l’enfance, sans savoir qu’elle pouvait être la scène d’un film, sans savoir que beaucoup d’enfants pouvaient faire la même chose, tandis que d’autres, ne pouvaient pas, ne peuvent pas, ne peuvent plus, ne pourront jamais.


Cette scène — autre film, vu avec Dore au Louxor — où la piscine sert de prétexte. La première fois que j’ai pu, enfin, enlacer l’homme que j’aime dans une piscine, l’été dernier seulement, après tant d’étés de frustration ; et cette scène, précisément, que je vois alors que je suis dans les bras de Dore, dans le cinéma climatisé qui permet aux corps de se rapprocher sans trop souffrir de la chaleur écrasante du dehors. (Mon éventail, ramené de Grenade, sur lequel il avait pschitté un peu de son parfum, m’a été subtilisé par une sans-abri le lendemain.)


On sort du cinéma avec Micka. On réalise qu’on n’est pas loin du nouveau restaurant de Funda. J’aime bien ce quartier, je ne sais pas vraiment pourquoi. Peut-être parce qu’il ne me rappelle rien du tout, aucun souvenir. Il ne ressemble à rien que je connais. Funda est là et nous offre un verre de vin. On dîne, aussi, avec elle. T-shirt : je peux pas j’ai cuisine. J’ose enfin lui demander, depuis le temps qu’on se croise, qu’on papote pour rien dire, pas par formalité, par sympathie, vraiment, juste comme ça, mais maintenant je peux : c’est le moment. On est tranquilles, sur la terrasse de son nouveau restaurant. On est seuls, les derniers clients sont partis, il ne reste que nous. Je lui demande : tu viens d’où. Pourquoi on se comprend si bien ? Bien sûr, elle aussi a grandi au bord de la méditerranée. Izmir, en Turquie. Je lui demande : alors, après la diaspora, après la fuite. On se regarde. On se comprend. Entre enfants de déplacés. Même si ce n’est pas comparable. Dans les raisons de ces déplacements. Puis on change de sujet. Mais sur ma rétine reste l’image rémanente des charniers du génocide kurde, tels qu’ils ont été photographiés par Susan Meiselas, sur laquelle j’ai écrit la veille, avant d’offrir son Photo Poche à Dore. Les blocs de béton qui indiquent là où ça s’est passé, sobrement, simplement, cette photographie sur laquelle je n’ai pas pu écrire sans pleurer. Tout ça, ça nous regarde.

27062025

Guillaume CINGAL
, 27/06/2025 | Source : ǝuᴉǝɹǝs ǝuᴉɐɹnoʇ

Lire en traduction, c’est, toujours davantage, se poser plein de questions que seule résoudrait la connaissance de la langue-source, ou – même sans cela – la consultation du texte-source. Dire cela, c’est un truisme, mais je me demande si cela a été, tant que ça, étudié.

 

Hier soir j’ai commencé la lecture du roman de Jón Kalman Stefánsson, Ásta, qui fait partie des dizaines de livres entassés sur mes piles à lire depuis des années (celui-là, je me rappelle l’avoir acheté au Bibliovore il y a un ou deux ans). D’emblée, un des narrateurs cite le célèbre poème de Brecht, An die Nachgeborenen, mais sous un titre français, tout en précisant que le narrateur l’avait connu dans la traduction en islandais de Sigfús Daðason. Le texte français (remarquable – la traduction d’Eric Boury semble vraiment excellente, je le précise à ce stade, pour lever toute ambiguïté sur la suite de mon propos [j'ai déjà lu plusieurs traductions de lui, et c'est toujours très bon]) est ainsi cité (Folio, p. 43) :

Se tenir à l’écart des querelles du monde, et sans crainte,

passer son peu de temps sur terre.

 

Les deux vers du poème de Brecht sont :

Sich aus dem Streit der Welt halten und die kurze Zeit

Ohne Furcht verbringen.

Le « sur terre » est donc ajouté… mais est-ce que c’est Éric Boury qui l’ajoute ? cite-t-il une traduction française identifiable ? ou cet étoffement (conséquent, étant donné qu’il vient créer un redoublement monde/terre qui n’est pas présent dans le poème allemand) provient-il de la traduction de Sigfús Daðason, justement ?

Plus loin, la narratrice évoque une chanson de Nick Cave qu’elle entend chez ses voisins. De façon très plurilingue, une fois encore, le texte de la chanson est cité en anglais puis en français. On suppose que cela reproduit le dispositif du texte-source et que, dans le roman de Stefánsson, la traduction en islandais est accolée au texte anglais. La question de la traduction se pose donc de la même manière que pour Brecht :

And babe, you turn me on…

Mais chérie, tu m’émoustilles…

 

La traduction turn on > émoustiller (p. 120) n’est pas très bonne, ni du point de vue du registre, ni du point de vue du contexte. (Et d’ailleurs, c’est peut-être aussi un faux-sens : exciter ou chauffer n’ont pas le même sens qu’émoustiller.) Je me suis demandé si cette petite erreur venait du traducteur du roman, ou s’il avait voulu restituer une disparité de la traduction islandaise accolée au texte de Nick Cave.

Tout cela n’empêche aucunement d’apprécier le roman, et même, serais-je tenté de dire, ce genre de questionnement enrichit la lecture. Mais c’est, en soi, un sujet d’étude.

 

Envoyer son manuscrit en lecture

Anne Savelli
, 27/06/2025 | Source :

Bonjour à toutes et à tous, et merci, une fois de plus, aux contributeurs de ma page Patreon, qui me soutiennent chaque mois. N'hésitez pas à les rejoindre !

Ce nouvel épisode est centré sur une période bien particulière : les tous premiers jours qui suivent l'envoi d'un manuscrit en lecture à un éditeur (il n'y est donc pas question d'auto-publication, ni d'avoir un agent, ce dont je parlerai peut-être une autre fois), dans ce laps de temps où le moment n'est pas encore venu de se demander quelle sera la réponse.

J'en profite pour évoquer des anecdotes liées à cette période incertaine, raconter quelques refus et acceptations, et les conclusions que j'ai tirées de ces expériences.

Pour m'aider, outre le daruma porte-bonheur ci-dessus, j'ai pu compter sur :

Marguerite Duras, qu'on peut entendre dans cet autoportrait ou découvrir grâce à la biographie de Laure Adler, dont je lis un extrait.

Un souvenir de Fenêtres open space, mon premier livre paru, avec lecture d'extrait également (et pardon si jamais j'ai déjà raconté cela ailleurs).

Diana Ross (I'm coming out), Visage (Fade to grey) et même, une musique créée par Joseph Sardin, l'homme de la Sonothèque auquel j'emprunte souvent des bruitages (cette fois-ci, j'ai également utilisé ceux de la BBC et les miens).

Jean-Marc Montera pour le générique, bien sûr.

Depuis une salle de classe

Clément Alfonsi
, 26/06/2025 | Source : Anath & Nosfé

Parmi mes premiers poèmes, écrits vers mes seize ans, les thèmes de la chambre et de la salle de classe s’entremêlaient : deux lieux clos, oppressants, dont l’urgence était de sortir. Les textes contenaient bien sûr un romantisme du grand air teinté de vague écologie, et se perdaient en lamentations sur la modernité malheureuse. Plus tard on devient adulte et on comprend qu’avec de bonnes aérations, une chambre et une salle de classe peuvent être des lieux agréables. Je n’ai quitté ni l’une ni l’autre, et n’en suis pas malheureux, même s’il faut un passage au grand air de temps en temps.


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J’ai médit de l’organisation des oraux du bac de français. Aujourd’hui, je ne me dédis pas, mais il faut aussi dire que l’effort intellectuel pour assimiler les textes et les lectures cursives était plaisant. Les oraux de ce jour furent très bons, donnaient envie de relire La Bruyère et Laclos, et même d’apprécier Pour un oui ou pour un non de Sarraute.


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Au retour, dans la voiture, la voix de Grian Chatten répétait « I don’t belong to anyone, I don’t wanna belong ton anyone ». Déjà il y a deux ans, sur la route de Ferney à Bellegarde, j’écoutais Fontaines D. C, et la voix de Grian Chatten répétait « Gone is the day, gone is the night, gone is the day ». À garder ce cette journée : chaleur, embouteillage, musique, effort intellectuel.

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Jérôme Orsoni
, 26/06/2025 | Source : cahiers fantômes

2050, lis-je ici ou là, ces derniers jours, à propos de prévisions quant à l’avenir de notre planète soumise au réchauffement climatique. En réponse à quoi, calculant rapidement de tête, je me dis : dans vingt-cinq ans, mais c’est beaucoup trop long, j’espère que je serais mort d’ici là. Et puis, toujours calculant de tête, un peu plus approximativement, cette fois, peut-être, je me dis que, si ma mère ne s’était pas soignée après qu’elle fut tombée malade, elle nous aurait épargné à elle et à moi quelques années de souffrances inutiles. Sur quoi, continuant toujours mon arithmétique vitale, je songe que, soustrayant à la date de sa mort la durée de sa maladie, en m’alignant sur elle, si je m’épargnais de vains soins, il ne devrait plus me rester que quelques années à vivre, moins d’une dizaine, en tout cas. Ce qui, je ne puis m’empêcher de le penser, me semble bien assez. On parle communément d’« espérance de vie », mais ce que l’on entend par là, c’est tout à fait le contraire : c’est l’espérance de ne pas mourir avant telle date approximative, si tout se passe bien, compte tenu d’un certain nombre de paramètres. Mais, dans la vie ainsi conçue, d’espoir, en vérité, il n’y en a pas beaucoup. Et dans la mienne, non plus, me semble-t-il. L’idée que, durant les vingt-cinq prochaines années, ma vie continue telle qu’elle se déroule ces derniers temps (pas d’amis, pas de succès, probabilité quasi nulle d’en avoir, du succès et des amis, ennui — au sens quasi pascalien du terme, quand il écrit : « Jésus dans l’ennui » — que me cause Paris, et caetera) ne suscite rien en moi que plus d’ennui, qu’une immense lassitude a priori face à toutes ces années à vivre encore pour rien. Mais je ne précipiterai rien, je ne ferai rien, je laisserai faire, c’est mieux ainsi, il me semble. Et, toujours pensant à cela, je me suis demandé ce pour quoi je pouvais bien être fait, puisque je ne suis pas fait pour cette vie-ci, quelle est ma nature, en quelque sorte, et cette réponse, de façon instinctive, sans que j’y réfléchisse un instant, cette réponse m’est venue : je suis fait pour marcher dans les collines, plonger dans la mer, écrire des poèmes, et avoir des pensées philosophiques. C’est-à-dire : je suis fait pour une vie qui se situe à des années-lumière de la vie que je vis, à des années-lumières de la vie que la société valorise, à des années-lumière de la vie qui donc me permettrait de vivre vingt-cinq ans, au moins, encore. Tout ce qui peut venir, ce ne sera que prolongement, prolongation, et n’est-ce pas une perspective insupportable ? Tout ceci, n’est-ce pas effroyablement long ? Ce matin, quand je suis sorti courir, le jardin était fermé à cause des intempéries de la veille. Partout, dans les rues, il y avait des branches d’arbres par terre, que le vent avait arrachées à leur tronc. J’ai regardé ces membres de cadavres éparpillés et, en effet, c’était l’avant-garde de la fin de notre monde. Mais lente, si lente, trop lente.