24325

Jérôme Orsoni
, 24/03/2025 | Source : cahiers fantômes

Assujettissement cognitif. — Ce n’est pas le réel qui me donne mal à la tête, mais sa médiatisation : qu’il ne soit presque plus possible d’avoir accès à ses propres sensations sans passer par le détour d’une théorie (laquelle finit toujours par prendre la forme d’une fausse conscience idéologique) ou d’un ensemble de thèses, plus exactement, organisées en adoptant une allure plus ou moins systématique. C’est sans doute le résultat d’un constructionnisme excessif (les choses ne sont pas ce qu’elles sont, dit le constructionnisme, elles n’ont pas d’existence hors des affirmations que nous énonçons à leur sujet, ce sont des constructions qu’une multitude toujours plus nombreuse de méthodologies particulières — qu’un abus de langage conduit à appeler des « sciences » — étudient, autant dire qu’elles s’étudient elles-mêmes puisque ce sont elles qui construisent les objets de leur étude), lequel contraint à toujours passer par le détour d’un langage pré-élaboré (un langage qui n’est pas le sien, qu’on n’a pas fait soi-même) pour parler des choses telles qu’elles sont, telles qu’il nous semble qu’elles sont. Ce n’est pas de remettre en question la publicité du langage qu’il s’agit — et le fait donc qu’il nous précède, que nous ne soyons pas les premiers à parler, ce que le libéralisme effréné qui est le nôtre a du mal à comprendre ; or, toute l’eau que je bois, pourtant, quelqu’un l’a déjà bue avant moi —, mais de la surdétermination de nos pensées par une pensée à nous étrangère, la sursaturation de notre pensée (pensée, sensations, émotions, etc.) de pensées aliennes. Et le risque d’erreur n’est pas une objection valable : il vaut mieux que je me trompe tout seul, que je fasse mes propres erreurs, comme on dit (j’ai des chances alors d’apprendre quelque chose), que de me laisser tromper par un autre. Assujettissement cognitif, c’est-à-dire que toutes mes sensations doivent passer par le détour de la médiatisation. Et, qui plus est, doublement : je n’ai pas accès à mes propres sensations sans le passage par la thèse et mes sensations ne me permettent pas d’accéder à autre chose qu’elles-mêmes (disons que ce serait cela qu’on appellerait « le réel », ce qui échappe à la thèse) sans le même passage par la thèse. Ma cognition dès lors est bouclée, non sur elle-même, comme dans une sorte de solipsisme, qui fut l’écueil des siècles passés, mais sur l’autre (l’alienne), le langage de l’autre, sa préconception : que je ne naisse pas dans un monde vierge, cela va de soi, mais si c’est une chose de n’être pas le premier vivant sur la terre, le premier venu, c’en est une autre de toujours être celui de trop dès lors que la conformité lui apparaît comme l’insensée. De là, ces scènes délirantes où le sujet (le qui dont la cognition est assujettie) est plus préoccupé de la conformité de ses pensées avec la thèse (le dogme, la théorie, la construction conceptuelle) qu’avec la réalité (ce qu’il est susceptible de se passer dans son corps et dans le monde quand quelque chose du monde a un effet sur son corps). Je, car sinon, c’est son identité à soi même qui se délite,doit sans cesse s’assurer de sa conformité avec le dogme, l’affirmation à ne pas discuter. Tout se crispe dès lors parce que la souplesse dont la pensée doit jouir pour se déployer, épouser les contours des choses, se faire à leurs nuances, n’étant plus même concevable, ne plus se mettre en actes. Il y a des drames partout et pourtant, ne peut-on s’empêcher de remarquer, il ne se passe presque rien. Ou, s’il se passe quelque chose, c’est insignifiant. Il y a beaucoup de bruit, c’est vrai, mais qu’est-ce que cela dit ? Bien après que la sirène a cessé de retentir de la calme autrement sensible, la musique continue. 

Camille va aux anniversaires

la souris
, 24/03/2025 | Source : Grignotages

Florence des Mots de la mouette parlait dans sa dernière newsletter de « ces lectures vers lesquelles [elle] adore aller [lorsqu’elle n’a] pas l’énergie de [se] lancer dans autre chose : de la fiction qui se déroule à notre époque, dans la vie réelle avec des personnages plutôt normaux entre la vingtaine et la trentaine ». Camille va aux anniversaires pourrait rentrer dans cette catégorie. Certes, Camille a la cinquantaine, mais le décentrement est minimal quand on évolue dans le même milieu socio-culturel (son « normal » à soi).

Sous couvert d’un anniversaire-surprise que la protagoniste doit organiser pour la fiancée de son meilleur ami, Isabelle Boissard se promène en sociologue dans la sphère bobo parisienne, in situ et sur Instagram. J’avais déjà observé ce phénomène dans Les Nuits bleues : le simple fait de décrire verbalement des éléments visuels (émoticones, interfaces…) crée une mise à distance (critique ?). L’autrice-narratrice épingle, mais se pique aussi, si bien que l’ironie ne vire pas à la satire systématique, se teinte au contraire d’une vague tristesse car ceux qu’on épingle, on voudrait leur ressembler :

C’est frustrant d’être confrontée à ceux à qui on aimerait ressembler, sans y arriver.

L’autrice distille quelques indices sur l’enfance de Camille pour dire qu’elle n’appartient pas tout à fait à ce milieu-là et lui donner la légitimité critique d’une transfuge de classe.

Pour ma part, j’ai exercé l’observation des autres très tôt. Ce que je ne faisais pas, ce que je n’avais pas, ce que je n’étais pas.

En réalité, sans que ce soit au même degré, elle en fait partie, elle en connait et en pratique tous les codes. J’en fais partie, aussi. Les prénoms (le mien, celui du fils d’une amie…). Les pâtisseries. Les reconversions de cadre sup à artisane… J’en fais partie même si mon écart par rapport à la norme de la famille mononuéclaire (et un chouilla de neuroatypie ? mais cette parenthèse ne serait-elle pas en elle-même indicative de ma boboïtude ?) me préserve de la comédie des dîners-entre-amis qui ne le sont peut-être plus tant que ça avec le temps.

Émaillé de remarques très fines et de saillies ironiques qui le sont moins par leur caractère systématique, le roman est plaisant à lire, mais est-ce qu’à écailler le vernis d’une certaine société il ne reste pas un peu en surface ? Ou est-ce que cette superficialité est une manière pudique d’évoquer la rupture et le vieillissement, tout comme l’organisation de l’anniversaire est une mission-prétexte confiée à Camille pour la sortir de l’abattement ? Je ne saurais dire. Nicorette, conclurais-je si, comme cette Bridget Jones bobo, je calmais mes angoisses par un substitut de cigarette.

…

Je suis rentrée dans la rame de métro bondée en mode main character, comme dit ma fille. […] Si j’ai bien compris, cela veut dire que tu vis une situation précise en te prenant pour une queen.

J’ai joué au main character dans le métro toute ma vingtaine, dès que j’avais des talons.

…

Cette scène de dîner est vraiment bien croquée :

Je regarde la bouche d’Oriane, toute petite, toute fine, pincée, comme un anus peint en rouge orangé.

L’ordre des prénoms dans les couples m’a toujours amusée. On ne dit pas Nicolas et Delphine, mais Delphine et Nicolas, de même, on dit Oriane et Matthieu. Une histoire de voyelle, de hiatus, d’équilibre.

Oriane s’est empressée de nous inviter. Elle a été déçue par mon « je » qui cassait la parité de son dîner.

Me proposer, c’est signifier que je comprends qu’elle supplée aux tâches de son mari. Me proposer, c’était voir que Matthieu n’est pas le mari parfait aux yeux de tous.

…

L’analyse des tics de langage est un des aspects que j’ai préféré.

Elle adore « nous partager », elle ne partage pas avec nous quelque chose, sa syntaxe à elle, c’est « je vous partager quelque chose » […].


On dit d’elle qu’elle assume son goût pour la liberté. Je ne comprends pas cette phrase. J’essaie de la mettre à la négative. Comment serait une personne qui n’assumerait pas son goût pour la liberté ?

Passion explication de texte de magazine féminin.


Elle est de gauche, évidemment. Elle fait partie de ces gens de gauche qui me donnent envie d’être de droite. […] Elle dit « du coup » tout le temps. Elle me parle de sa maison, qu’elle a rénovée. Elle dit « réno », « déco ». […] Elle dit « canon » aussi. « Cool », beaucoup. En tous cas, c’est très cool, même si c’est énormément de taf.

Oups. Prise en flag’. Du coup, je remplace cool par chouette ?


Elle a dû faire latin en option la Nouffe parce qu’elle enfonce le clou à coups de locution latine : aujourd’hui, on voudrait tout hic et nunc — qui ne sont pas des noms de cochons d’Inde d’un quelconque Disney, non, hic et nunc, ça veut dire « tout et tout de suite ».

Pwd bis. Hic et nunc, les Tic et Tac bobo, je meurs.


Es-tu actrice de ta vie ? Bah nan, je suis figurante ou background character.

…

Insta. Insta. Insta.

Le publicité et Instagram sont basés sur le désir mimétique. Si je désire avoir ou être George Clooney, je désire le café que boit George Clooney. […] Est-ce que la jalousie, c’est pareil que le désir mimétique ?


Instagram est une grande liste de courses, de spots et de scoops. Entre le Sopalin bioresponsable et la mozzarella écoéthique, se trouvent les vies merveilleuses des autres.


Instagram, c’est un putain de Jokari. Je suis une balle en caoutchouc attachée à un socle par un élastique qui, après avoir été frappée, revient. Instarissable.

…

On trouve aussi en filigrane quelques réflexions sur le désir en vieillissant, sur l’amitié, sur les relations qui n’ont pas de nom.

Quand je dis séduisant, je veux dire désirable en amitié.

André, cet homme merveilleux qui n’est ni mon père ni mon amant.

…

En vrac, pour le plaisir :

En sortant, je croise un couple enlacé sur une trottinette, elle devant, entre ses bras à lui. La trottinette, le Titanic des jeunes.

L’image risque de me poursuivre.


Parfois, entre deux séquences séparées par une astérisque : une citation. Toute seule, comme ça, sans faire semblant de la rattacher à une pensée ou un souvenir de la narratrice. C’est mieux.
Celle-ci m’a tellement fait penser à Ör, d’Auður Ava Ólafsdóttir :

« Quand quelqu’un se rend compte que sa vie ne vaut rien, soit il se suicide, soit il voyage. » Edward Dahlberg


L’expression de leur visage est de celle des Playmobil ou de la Joconde : apaisante.


L’extrait suivant est beaucoup plus long, j’ai fait des coupes pour ne garder que quelques exemples :

À quel âge devient-on vieux ?
— selon les mutuelles de santé, 60 ans.
— pour les cabinets de recrutement, 45 ans.
— pour ma mère, 70 ans.
— en athlétisme, 46 ans.
— en cyclisme, 30 ans.
— pour mes filles, 40 ans.
— pour l’OMS, une grossesse gériatrique commence à 35 ans.


J’expliquerais qu’il faut acheter éthique et responsable. […] J’ignorerais que la frustration cause des envies de compensation.


La mobilité douce, la vapeur douce, les médecines douces, la sodomie douce.

Celle-là frappe fort. Frappe fort doucement.


Tout y est blanc. Ou pire, nacré ou beige irisé. Très peu de marchandise. On travaille la rareté. […] Encore une meuf qui a réussi à remettre du sens dans son travail. Un retour aux sources. […] C’est très malin la niche du monoproduit. […] Le produit insolite permet de se démarquer et, par transitivité, le client va l’acheter POUR se démarquer !

Certaines pâtisseries portent des noms de célébrités. […] Ont suivi la « tarte Jeannette », celle de Jeanne Bardot et « ma bûche » de Pierre Durand, un autre people de Saint-Astre. « Ma bûche » a disparu après que le chanteur a fait la une des journaux pour agression sexuelle.


[…] ces enfants-là [Achille et Colette] ont écouté Pierre et le loup et savent reconnaître Pierre-quatuor à cordes […] ils ne se sont pas roulés par terre pour obtenir des Chocapic parce qu’ils ont mangé des porridges festifs au petit déjeuner, ont eu leur espace dans le potager, n’ont pas porté de pyjama Superman parce que chez Bobo-les-belles-choses, on ne vend que des vêtements en coton bio avec des animaux mignons et inoffensifs dessinés dessus, tout, tout, tout est de bon goût. Je me demande comment se passent les choses derrière la vitrine. […] C’est frustrant d’être confrontée à ceux à qui on aimerait ressembler, sans y arriver.

J’ai décédé au porridge festif. J’ai revu les animaux mignons sur le pyjama  Monoprix que j’ai offert au fils de JoPrincesse.


Normalement, je déteste ces battements pourtant discrets qui me rappellent la petite horloge dans la cuisine de ma mère et la grosse dans la pièce de vie chez mes grands-parents paternels. Je déteste la scansion du temps qui passe.


Elle porte un prénom de fruit. Elle a une voix de petite fille qui s’étonne en continu. Pour elle, tout est normal. Ce qu’elle fait, sa vie d’artiste et d’écrivaine, c’est normal ; son père était artiste peintre, sa mère normalienne, donc c’est normal. Elle parle de son amour pour Roald Dahl, qu’elle prononce « Rold Dooooôl ». […] chaque lecture est associée à un souvenir, à une odeur, même ses livres de poche. Elle parle comme Angélique marquise des anges qui aurait bouffé le Petit Prince.

On est d’accord que Clémentine Mélois a inspiré ce personnage ?

Un masque

JS
, 24/03/2025 | Source :

23 mars 2025

Dans la voile déchirée du Radeau de la Méduse de Géricault, il y a le masque de Scream. Un œil et une narine sont dessinés par une écharpe, un tissu ; la bouche est faite du profil d'un visage, et la forme d'un pli trace le contour avec le mât penché.

Insupportable de penser à l'histoire de l'art amputée d'une moitié possible de sa création, par mysoginie, depuis tant de siècles. Si le tableau existe, il n'aura pas été exposé, et s'il a été exposé, il n'aura pas été canonisé. Possiblement, efforts après efforts, l'artiste finira par se résigner, souvent seule dans une ambiance d'hommes. Et ainsi dans chaque art, dans la science aussi, dans toute discipline. D'une certaine façon, l'humanité marche quasiment sur une seule jambe depuis tout ce temps. Qui ne souhaite pas détruire le patriarcat ? Les Archives, mot féminin. On le voit avec Trump, les incels, Bolloré qui sert du Poutine, etc., jusqu'au café du coin avec les bonnes figures de bonne famille qui expliquent le monde autour d'un café ou d'un ballon, tout cela est volontaire, librement consenti, ces hommes veulent d'un monde raciste, sexiste, homophobe, transphobe, réactionnaire au possible, c'est une lutte qu'ils mènent pour leur pouvoir dans une sorte d'internationale masculiniste prête à tuer.

Image : Sous la Lampe (Sisley et sa femme dînant chez les Braquemond à Sèvres), par Marie Bracquemond, 1877 (ou 1887 ?)

Ricochets/ Année 2/ Semaine 12

Laura-Solange
, 24/03/2025 | Source : JARDIN D'OMBRES


 

1/ Il y a des matins plus difficiles pour guider la barque des mots sur le cours de la rivière. S'apercevoir un mois plus tard que l'on a oublié une date que l'on honore d'habitude et que, donc, des failles se produisent, plus importantes que l'on ne croyait. Dans le froid de ce matin de mars, je murmure à voix douce qu'il me faut vivre avec un peu plus de vigilance.

2/ Dans chaque pli de la terre, une parole pourrait se lover. Entre la fleur, la neige et tout ce qui s'empresse dessous et dont on ne sait rien. Tout se dérobe à notre contemplation, nous n'avons que des histoires de papier à nous raconter. Les murmures du dessous nous restent inaccessibles et les mots sèchent sur nos lèvres. Il reste tant à connaître, à apprendre du bercement de la terre.

3/ Un nid de nuage, un arbre, une pensée qui se blottit. Personne ne sait comment tout cela se marie et prend vie. Entre eux les ombres du dedans et tout ce qui s'accroche aux branches encore dénudées d'un mois de mars. Tout près les étangs qui ont retrouvé leurs eaux où pouvoir avoir la tête à l'envers. On reste là devant en attente d'un souffle qui aurait encore à dire.

4/ Je reste toujours surprise de la manière que les mots ont de se choisir, de s'apparier, de se poursuivre entre les lignes ou dans un dialogue entre des personnes, ou alors de se repousser, de ne pas souhaiter être prononcés, de se blottir dans les grottes intérieures où ils s'amassent prêts à s'échapper et jaillir lors d'un épisode délirant, ou dans le labyrinthe des rêves où ils retrouvent leur liberté.

5/ Se sentir toujours à la recherche d'un savoir, d'être dans l'expectative d'apprendre quelques chose de nouveau, même simple, et je dirais même surtout simple. Le peu que ce savoir consentirait à me donner me satisferait humblement. Il y a tant d'ignorance en soi face au monde scientifique, médical, astronomique,historique, politique, par exemple, alors que je ne fais qu'errer entre des livres de littérature où tracer ma propre sente où avancer.

6/ Au creux des jours qui s'effilochent et des coups de vent qui bouleversent les horizons, on se penche sur une éraflure, sur ce qui au bord suinte un peu, sur ce qui cherche à se dérober. On ne sait ce qui affleure encore, nous avions déjà lavé le sang, mais il reste toujours un rien qui s'écoule pour attirer le regard, une croûte que l'on ne finit pas de gratter.

7/ Je sais quelques lueurs où renaissent des voix. On frôle du doigt une intonation, on ressuscite un phrasé, les lèvres et les paumes se rejoignent, on cherche la chair des mots. Tels des embruns sur la crête des vagues, ils jaillissent soudain, façonnent la surface de l'instant, scintillent avec délicatesse, laissant croire un instant à une réelle présence et puis s'effritent, s'ensevelissent à nouveau entre les pages usées du temps.

Keichitsu (Réveil des insectes)

la souris
, 23/03/2025 | Source : Grignotages

Les insectes sortent de leur hibernation

Mercredi 5 mars

Une homme jeune debout dans la rame fait tomber son téléphone. Au lieu de se pencher en avant, il garde une main accrochée à la barre du métro, projette ses genoux en avant et son buste en arrière pour aller quérir l’objet de sa main libre et le ramasse ainsi, dans cet improbable mouvement de pole dancer.


Les parpaings qui bordent l’arrêt de bus sont parfaits pour faire mes exercices de kiné. Tournant le dos à la route, j’y suspends un pied, plie la jambe de terre et étire le quadriceps, flamand rose albatros sur le trottoir.


Une photo que je n’ai pas prise : des pattounes contre la vitre au soleil. La chaleur est un appeau à chats. Quartier rouge sur toute la ville.


La gamine légèrement horripilante est à nouveau absente, bonheur. J’apprends par SMS qu’elle a une entorse, oups, bonheur des uns malheur des autres tout ça tout ça tousse tousse. Je crains aussi l’entorse pour la petite fille du dernier cours, dont la cheville s’est tordue tandis qu’elle sautait à peine dans des petits jetés. On a attaqué la douleur (et asphyxié nos poumons) à coup de bombe de froid — ça sent la cannelle, a décrété une petite fille.

Je n’ai repéré aucun signe avant-coureur ; la blessée ne fait même pas partie de la team pieds-qui-roulent. J’ai mentalement passé le cours en revue : cela manquait-il d’exercices de préparation et de renforcement ? aurait-on au contraire fait trop de fondus ? Et ça s’est arrêté là. Mon cerveau ne s’est pas acharné à trouver la cause de ce qui aurait forcément dû être ma faute. J’ai fait le peu que je pouvais faire, et je suis sortie dans le dégradé lumineux de fin de journée, j’ai fini le palet aux amandes et au miel qui a fait office de dessert et de goûter, je me suis demandée ce que j’allais manger pour le dîner. Vraiment, c’est épatant, la vie sans trouble anxieux.

…

Jeudi 6 mars

[rêve] je désire une certaine maigreur, le passé, quand se retrouvent à une table mon ex-partenaire et l’actuel je décèle des ressemblances que je n’avais jamais notées, j’embrasse l’un devant l’autre est-ce de la provocation de l’indifférence, mais il se lève de table et je réalise que ce n’est pas mon partenaire actuel, c’en est un autre, un troisième

Une nuit de plus de neuf heures, je n’en reviens pas. Du soleil, encore.


Les lunettes translucides en dégradé rouge à couche alpha de la dame en face de moi dans le métro me tapent à l’œil. Je la complimente, elle me répond que c’était un clin d’œil à Eva Joly — lors de sa campagne en 2012, précise-t-elle, peut-être que je suis trop jeune pour m’en souvenir. Trop peu politisée surtout, mais je ne le dis pas. Nous discutons à bâtons rompus par-dessus le bruit qui nous oblige à la superficialité. A-t-elle décelé chez moi une fantaisie semblable à celle qui se manifeste dans sa mise et que je perçois dans ses paroles ? Je sens que nous aurions bien d’autres choses à discuter que de lunettes, sourit-elle, et je le pense aussi, regrette de ne pas avoir sous la main un papier où j’aurais déjà noté mon adresse mail — une carte de visite de prospection amicale, voilà ce qu’il aurait fallu. Elle descend à Lille Flandres.


Avec un sourire, me répète la prof de stretching postural, qui voit bien que je m’énerve contre mon moi-même comme elle ne dit pas cette fois. Le bassin, c’est le grand flou au niveau des sensations. J’ai un mal fou à articuler la hanche sans que tout parte de guingois ; dès qu’il y a un peu d’amplitude, les crêtes iliaques ne sont plus alignées. À la toute fin du cours, je finis par isoler et commencer à contrôler quelques-uns des petits muscles rotateurs sous les fesses. Au passage, cela achève de me convaincre que la question de savoir s’il faut ou non serrer les fesses en danse classique est un faux débat : effectivement, il ne sert à rien d’engager les muscles fessiers par défaut, mais on a besoin pour conserver un en-dehors actif d’engager les muscles rotateurs qui se localisant bien « sous » les fesses. La question à se poser serait plutôt d’ordre pédagogique : tant qu’on n’a pas appris à isoler les muscles dont on a besoin, vaut-il mieux engager toute la zone et affiner le contrôle plus tard ou ne rien activer ?

Tout cela, je ne parviens à le penser qu’a posteriori. Sur le moment, j’ai seulement honte d’enseigner la danse sans une maitrise musculaire minimale de ces mouvements basiques. Les deux autres profs de danse qui prennent le cours sont beaucoup plus avancées que moi, et le sentiment d’illégitimité s’active de manière inversement proportionnel aux muscles rotateurs.

Alors qu’on s’entraîne et qu’on reparle de l’appui actif des orteils dans le sol, une prof raconte qu’à chaque cours, un enfant est chargé d’aller vérifier qu’il ne peut pas décoller les orteils de ses camarades — ils adorent ça, en plus. Je trouve l’idée amusante (alors que celle de donner un petit coup de pied pour vérifier l’ancrage m’horrifie) et la teste le soir même avec les adultes, peu nombreux. Effectivement, on voit de suite si le gros orteil résiste ou pas à être soulevé du bout des doigts.


La famille américaine qui m’a hébergée pour un summer intensive quand j’étais ado comprenait globalement mon anglais à l’exception de deux mots : internet et yoghurt. J’ai compris plus tard qu’internet était une question d’usage, il aurait fallu employer web, mais le yaourt est resté un mystère. J’avais beau tenter toutes les nuances et toniques qui me semblaient faire écho à leur prononciation, YOgourt, yogOURT, YOgueurt, yoguEURT, yogurt, yogHurt, rien à faire, ils me regardaient avec des yeux ronds et quand j’allais chercher le pot dans le frigo et revenaient avec, ils s’exclamaient « Ah! Yoghurt! » de la façon exacte dont il m’avait semblé le prononcer.

Tout ça pour vous expliquer que la psy, c’est pareil, c’est du yaourt. On en a acheté, on les a mis au frigo, mais un jour, c’est elle qui les ressort et peut-être qu’elle les ressort en pack alors que nous on les cassait directement sur la clayette, peut-être qu’elle les tient de la main gauche alors que nous on les tenait de la main droite, peut-être que c’est juste de la magie, allez savoir, mais d’un coup, mais c’est bien sûr, des yaourts ! L’inconscient seul détient la prononciation juste du yoghurt.

Du coup, on n’a pas l’air con quand on explique à quelqu’un d’autre ce qu’on vient de comprendre, et qu’il se met à nous regarder chelou parce qu’on ne raconte absolument rien de nouveau. Il a fallu que tout se réagence en nous pour que devienne audible ce que l’autre avait déjà entendu et compris depuis belle lurette. Et voilà qu’on répète comme une découverte un truc qui semblait acquis, on balbutie notre étonnement parce que c’en est une de découverte, qui peut-être change complètement notre vision du problème. Ou juste un peu, mais parfois juste un peu, c’est complètement. Ce sont les deux millimètres qui font qu’un putain de tournis ne rentre pas dans le putain pas de vis (ou rentre et dérape) ; le meuble est monté ou on n’a pas de meuble.

Après le yaourt vient le bois. Le travail psy n’a rien à voir avec un travail délibéré, exercices, langue tirée appliquée ; ça travaille comme travaille le bois, ça joue, ça grince, c’est pas grand-chose, mais ça fait potentiellement toute la différence. Quand je mesure à l’espace libéré l’intensité de l’anxiété qui me parasitait, cela me semble évident, sensiblement évident, qu’il n’y avait plus assez de bande-passante pour le désir (c’est encore autre chose que de savoir que le stress fait baisser la libido — laquelle se maintenait pour moi dans un rôle de défouloir anti-stress, sans se recharger une fois le stress déchargé).

Bref, tout ça pour contourner rien que de très banal, pour en évider la banalité : un pattern se dessine et se décline, je prends avec moi des choses qui ne sont pas à moi, des problèmes qui ne sont pas les miens, qui n’ont peut-être pas même à être des problèmes. Je ferais donc ce que fait ma mère, moi si égocentrique, si peu altruiste et encline au sacrifice ? Je n’en avais pas du tout conscience, en reste éberluée. Le boyfriend pense que c’est une question d’empathie (j’y serais naturellement encline) et d’équilibre à trouver entre l’éprouver jusqu’à tout absorber au point que cela devienne un problème pour soi (se faire du souci non plus pour mais à la place de) et la mettre si bien à distance que cela en devienne un problème pour les autres (rien à foutre). Je me demande a posteriori si ce ne serait pas une ruse égocentrique inconsciente, manière de ramener à soi le problème et l’attention qui va avec.

Quand j’arrive à un constat qui me semble une impasse, la psy dégaine sa question de nulle part : est-ce que vous en souffrez ? Non, c’est vrai tiens, je n’en souffre pas. Ce n’est pas moi qui en souffre. Je souffre seulement de ce que la personne que j’aime en souffre, voire puisse en souffrir. J’essaye de résoudre une situation dont je ne souffre pas. Évidemment dans un monde idéal celui que j’aime et moi nous désirerions autant l’un que l’autre, mais je ne souffre pas de mon désir moindre, ou seulement de ce que le décalage me renvoie en miroir. Évidemment dans un monde idéal le boyfriend et moi n’aurions pas besoin de prendre le train pour nous voir, mais ne pas habiter ensemble ne me dérange pas plus que ça, me dérange moins que lui, à vrai dire. Son projet d’habiter à la campagne n’est pas le mien, et s’il est évident que j’ai envie que nous restions proches, je peux décrocher l’épée de Damoclès que l’anxiété avait installée au-dessus de mon appartement roubaisien, de cette nouvelle vie que je me suis construite et au bout de laquelle je ne suis pas encore allée. De ne pas coïncider avec ses désirs, j’étais persuadée que les miens étaient détraqués, devaient être ajustés sous peine que tout prenne fin, même s’il m’assurait, me réassurait continuellement du contraire. L’anxiété est tombée depuis qu’une fois de plus il m’a tenue à pleurer contre lui, si bien tenue, soutenue, que rien n’aurait pu arriver — une fois de plus qui était manifestement une fois de plus nécessaire pour que mon cerveau reptilien accepte d’y croire, à ce sentiment de sécurité absolue, d’amour non-conditionné au sexe, à la Touraine, à la prochaine ânerie que je pourrais dire ou faire qui ne me fera ni monter ni descendre dans son estime. Comme une place acquise, non soumise à réévaluation annuelle, entre ses bras.

Ce serait ça, d’être « plus ancrée » ? Pas seulement accueillir le chant printanier des oiseaux, sentir le soleil sur la peau, s’en gorger sans rien faire comme les jonquilles auréolées de lumière à en devenir transparentes, s’entraîner à être une petite vieille sur un banc, se satisfaire des pistils orange au cœur des pétales violets et des envolées photographiques des ombres-à-ailes sur un immeuble qui en oublie d’être moche ? Pour être plus ancrée seule, faut-il que je le sois en couple ? cet ancrage est-il dépendant ou simplement médié ? Pourquoi je ressens le besoin de passer par l’autre pour arriver à moi-même ? Pour arriver au gros mot, narcissisme, c’est la psy qui le dit et prend soin de le débarrasser de ses connotations négatives pour en rester très simplement à l’amour de soi-même.

De prime abord, que je puisse manquer d’amour-propre me semble loufoque. J’apprécie ma propre compagnie quand je suis seule avec moi-même (et un livre / un ordinateur / du soleil, certes). Je suis un Lion, que diable ! Le roi de la jungle astrologique. Ascendant scorpion et dragon, si vous voulez tout savoir. Interprétation maternelle : le lion, c’est moi ; ascendant scorpion : si ce n’est pas moi, c’est moi je. Il me faut déployer des trésors de tournures impersonnelles pour ne pas commencer toutes mes phrases par le même pronom, et souvent je renonce. J’ai une assez haute opinion de moi-même, parfois trop haute. Mais là encore, le boyfriend tape juste : avoir une haute opinion de la personne qu’on pense pouvoir être a ceci de bon qu’elle nous pousse à nous mettre un coup de pied au cul pour nous réaliser ; le revers, c’est qu’avec une trop haute opinion de soi (outre qu’on devient insupportable), on est vite obnubilé par le but qu’on s’est fixé, prompt à passer à côté du plaisir qui se trouve en chemin et l’on risque in fine de se détester de ne pas y arriver, de ne pas déjà être cette version de nous-même à laquelle on prétend — à tort ou à raison, on s’en fout.

(L’exemple de la psy : écrire un livre est une chose, devenir un auteur de best-seller en est une toute autre — statistiquement très improbable nous sommes d’accord (déjà, la publication…). En arrière-plan, j’entends les stoïciens, ce qui dépend de nous, ce qui ne dépend pas de nous. Il faudrait rêver réaliste, prendre plaisir à ce qu’on en réalise. Si j’ai écrit ce bouquin sur la danse, c’est que j’ai pris plaisir à l’écrire, non ? Elle a raison, et pourtant l’impression demeure que ce livre n’existe pas s’il n’est pas lu.)

Quel est mon objectif ? La psy me rappelle qu’on est tous névrosés, qu’on ne peut pas faire disparaître toute trace d’anxiété. J’étais tellement enjouée à l’idée que les TOC puissent disparaître dans la foulée. Surgit la question-étalon : il me reste des TOC certes, mais est-ce que j’en souffre ? Pas tant que la saturation mentale qui m’a poussée à consulter et qui vient de disparaître, mais j’aimerais abaisser le seuil des TOC, que cela reste dans la sphère domestique au moins (ne pas mettre des plombes pour aller faire pipi et éviter de stresser à l’idée de faire chier mon monde quand j’occupe les seules toilettes disponibles par exemple ; quelle idée aussi de ne pas mettre au moins deux toilettes dans un espace public ?).


Aux cours du soir, en vrac : Est-ce qu’on va refaire le repoussé des orteils ? Ça a perturbé A. qui y a repensé toute la semaine (j’aime créer ce genre de perturbation) / Les hyperlaxes, cette plaie de trouver comment réussir à les étirer. / J’aime l’ambiance du cours adulte débutant quand il est complet, mais aussi quand les absences nous laissent en petit comité intimiste. On peut faire du sur-mesure, passer un peu de temps sur l’organisation posturale de chacune. Il va falloir que je m’attaque davantage au positionnement du bassin en lien avec le haut du corps, j’avais un peu survolé cet aspect qui me semblait touchy (difficile à ajuster autant qu’intime), mais il y a une réelle demande à ce niveau et certains métamorphoses, quoique éphémères dans un premier temps, sont spectaculaires.

…

Vendredi 7 mars

l’écriture, le soleil, une socca, la joie féroce
puis moins féroce
somnolente presque après la digestion

le bois de Warwamme ou le bois des perruches vertes
on les entend de partout
je n’en repère que deux
un husky à ma suite, oreilles dressées au pied de l’arbre
jusqu’à l’envol

empreintes de fer au début de chemin
les chevaux ont retourné la boue un peu plus loin

je m’assieds sur un tronçon d’arbre
m’adosse à un tronc bien vivant
ma respiration se creuse au rythme de la sève

une brindille gluante brille au sol
depuis combien de temps n’avais-je pas vu un vers de terre ?

un père module sa voix pour la maintenir enjouée
au-dessus des branches à enjamber
c’est l’aventure

à quinze heures l’après-midi est éternelle
à seize heures plus tellement

le pain au chocolat a trois barres de chocolat
indique l’étiquette au-dessus du prix qui nous la fait payer
cette troisième barre

avanti, intime un père à son fils
cela me semble évident qu’il lui demande d’avancer en italien
peut-être même l’est-il, à être ainsi fringué serré
le fils étudie le mini-paquet des fraises Tagada qu’il mâchonne
moi Linguee ou Reverso
le père n’est pas italien
avanti n’est pas un verbe

l’école déverse des enfants à travers le parc
je lis sur la pelouse jusqu’à avoir froid aux fesses

…

Samedi 8 mars

Au cours des petits, je prends mon temps, interromps son cours régulier pour faire quelques exercices de proprioception en binôme, nous sortons dans le couloir pour rendre visite à Oscar qui n’a plus de bras ces temps-ci, mais dont les jambes nous permettent encore de visualiser la rotation de la hanche. Signez-vous des chèques en blanc, disait l’une de nos formatrices en analyse du mouvement. C’est un peu décousu, ça ne ressemble pas à grand-chose, mais c’est doux.

Au cours des grands, je fais pour faire, tiraillée entre les troisième cycle à fond qui se lèvent le samedi matin pour prendre un cours en plus et les deuxième cycle dont c’est le cours, mais dont la concentration se perd en bavardages épuisants. Soit je ralentis tout pour essayer de remettre au niveau les fin de deuxième cycle qui ont plutôt un niveau de début de deuxième cycle, au risque que tout le monde danse finalement peu et probablement dans l’ennui pour les avancés, soit je donne à ces derniers de quoi danser vraiment et les autres rament ou s’éclatent dans l’approximation la plus totale. J’oscille entre les deux, et quand j’embarque tout le monde dans des enchaînements un peu trop compliqués mais dansant enfin, je n’arrive pas à savoir si je jette ou passe l’éponge sur les coordinations inexistantes de certains.

En atelier, je décide d’entraîner les deuxième cycle à la recherche des sensations qui leur font manifestement défaut, dans un mélange de barre au sol et de stretching postural. En une heure, je leur fais explorer un peu tout ce que j’ai découvert en trois ans de stretching postural. Au début, elles sont perdues, personne ne comprend ce qu’il faut sentir, elles ne sont pas habituées à chercher une sensation, à déclencher un engagement musculaire qui ne vienne pas d’une contraction réflexe, passive. Je répète une légère tension sous la voûte plantaire, commence à me demander si tout cela n’était pas un peu présomptueux de ma part quand ça vient chez certaines, je sens quelque chose, je crois, c‘est léger mais ça suffit à ce que les autres comprennent qu’il doit y avoir un intérêt, et bientôt, on s’y met toutes, on observe nos orteils, on les tripote pour vérifier qu’ils s’ancrent vraiment dans le sol, on les regarde bouger comme des vers quand c’est le cas et peu à peu on remonte, les ischio-jambiers qu’on réveille dans des ponts allongés, le bassin qu’on apprend à aligner avec les ailes iliaques et le pubis sur un même plan vertical puis horizontal au sol en engageant les abdos pour consolider la position, la cage thoracique qu’on essaye de remonter au-dessus de tout ça, de soutenir à l’aide d’une contraction excentrique des abdominos…

Le travail sur l’équilibre entre anté- et rétroversion est spectaculaire chez certaines, je vois enfin des postures qui ressemblent à quelque chose. « C’est révolutionnaire ! » j’entends une élève s’exclamer à un moment, et ça compense tous les « je ne sens rien » dépités, les enjoint à ne pas en rester là. Des liens se font : « Vous pensez la même chose que monsieur [un nom que je n’ai jamais entendu]. Il disait : les abdos au grenier et les fesses à la cave. » On essaye de résoudre les contradictions qui émergent, les corrections qui s’appliquent à la majorité mais qui s’inversent en défaut chez certaines quand leur morphologie en fait naturellement état. Une des plus déçues est sans doute la mieux placée : elle ne sent rien, c’est-à-dire rien de vraiment nouveau par rapport à une musculature qu’elle contrôle déjà bien.

On finit au sol en binômes pour bien sentir où se fait la rotation de la hanche et tâcher d’accompagner le mouvement en activant volontairement les rotateurs, comme si on cherchait à rapprocher les ischions. C’est dingue de constater à quel point les jambes se mettent à mieux tourner une fois qu’elles ont senti le trochanter bouger dans la paume de leur main, et le degré supplémentaire de rotation qui se fait lorsqu’elles trouvent la musculature adéquate — de suite, la jambe s’enclenche mieux, la cuisse présentée bien à plat. Certaines des élèves les plus approximatives en cours se révèlent avoir le mouvement juste de la manière la plus flagrante. Je suis épatée. Et j’ai hâte de voir les progrès sur lesquels ça pourrait déboucher en cours.

De cet atelier, je ressors heureuse, avec l’impression qu’on a fait du bon boulot — et aussi que se sont retrouvées au centre de l’attention et de la découverte celles qui pourraient se sentir délaissées en cours (parce que je ne sais pas par quel bout prendre leur désorganisation corporelle). Quand je sors du conservatoire, c’est le printemps, 18° du monde du soleil.

…

Dimanche 9 mars

Il y a eu du soleil, beaucoup, puis plus du tout, et j’ai senti l’absence me retirer un peu de mon enthousiasme, de ma sérénité. J’ai dit chut à l’anxiété, prête à sauter sur l’occasion.

…

Les premiers pêchers fleurissent

Lundi 10 mars

La to-do list commençait à se rabâcher pêle-mêle dans ma tête, alors je l’ai mise sur un petit bout de papier et je me suis aperçue que ça pouvait être celle de la semaine, pas de la journée. Par précaution, je me suis quand même activée pour cocher quelques carrés plus ou moins carrés, et j’ai dessiné des smileys à côté des deux items qui n’étaient pas des tâches mais des choses que j’avais envie de faire pour moi, que je procrastinais quand même. L’après-midi bien entamée, je me suis lancée en cuisine pour la seconde fois de la journée, finissant in extremis ma confiture de gingembre avant de devoir y aller ; je n’avais pas anticipé mettre tant de temps (ni avoir mal au bras) pour tout râper.

En cours, je prends le temps de faire un focus sur l’inclinaison du bassin et la rotation des hanches : une élève dont je ne savais pas par quel bout prendre l’inorganisation posturale comprend et trouve rapidement comment tourner les cuisses vers l’extérieur. Il faudra du temps pour incorporer ce contrôle musculaire et le conserver dans tous les mouvements, mais l’avoir ressenti est déjà un grand progrès, la différence est spectaculaire dans la suite de la barre (oui, spectaculaire, je me fais un spectacle de petites choses depuis que j’apprends mon nouveau métier).

Bizarrement, la facilité ou la difficulté pour créer de nouvelles connexions neuro-musculaires semble n’avoir pas grand rapport avec le niveau des élèves. À la limite, une élève en kit déclenchera plus facilement un engagement musculaire jusque-là inexistant, alors qu’une élève qui a pris de fausses bonnes habitudes aura plus de mal à devoir inhiber un réflexe pour en créer un autre — c’est le cas de cette autre élève beaucoup mieux placée que l’autre, qui n’arrivait pourtant pas à convoquer les muscles nécessaires pour activer un en-dehors qui reste chez elle passif.

…

Mardi 11 mars

[rêve] je sors d’une dissertation de philosophie et me rends compte à retardement que ça ne va pas du tout, j’ai fait un essay à l’anglo-saxonne, ce n’est pas ce qu’il fallait, je n’ai cité aucun philosophe, ça ne va pas du tout

Le petit-déjeuner à la confiture de gingembre maison, ça dépote !


Du vert mousse et déborde légèrement des lianes du saule pleureur : les premières feuilles deviennent visibles.


Une ancienne élève que je ne connais pas revient prendre le cours. Elle vient de quitter une structure et s’apprête à intégrer le conservatoire. Nous discutons après le cours de l’enseignante qui l’a fait fuir ; je la connais, elle est capable du meilleur, mais en déni de burn-out depuis un moment, vomit sa souffrance sur les élèves. Apparemment ça s’est aggravé depuis que j’ai déserté les lieux : l’élève me dit être la cinquième cette année à quitter l’école à cause de cette enseignante. Je compatis, donne le peu d’éclairage supplémentaire que j’ai sur les coulisses de l’école pour corroborer et nuancer ses intuitions, et la rassure sur son passage au conservatoire : le professeur qu’elle va avoir est une crème.


Il se fait tard, mais j’ai quand même envie de prendre les nouvelles du jour auprès du boyfriend. Il aurait mieux valu ne pas : lancé, il passe du résumé au récit et je commence à préparer mes affaires pour le lendemain en même temps, ce qui est irritant, il s’irrite, je le sens, nous abrégeons et je mets ensuite un temps infini à me convaincre que sa déception n’était pas de la colère contre moi et à calmer la mienne, défensive. Contre-productif.

…

Mercredi 12 mars

Mon corps me réveille une heure avant le réveil, en conséquence de quoi je m’allonge sur un tapis sol avant les quatre heures de cours de l’après-midi, en tenue de danse avec mon manteau pour couverture et ma mini-doudoune pour oreiller. Tu manges quoi quand tu danses ? me demande-t-on à midi moins quelques. Des pâtes, comme tous les mercredis dans le bus. Avec des tomates cerises, des olives noires et, cette semaine, de la feta (pourquoi ce fromage est-il inconnu des correcteurs orthographiques qui veulent systématiquement en faire le participe passé du verbe fêter ? mystère). Les 6 ans sixannent, jouent à chat en hurlant le temps que j’aille remplir ma gourde ; pour les autres, on sissonne à la seconde, en commençant par se déplacer latéralement en soubresauts.


Au-dessus d’une carte des boissons accrochée à une vitre sombre : Pas de verre dehors, merci. Deux portes cochères plus loin : un pictogramme légendé Défense d’uriner.


Dernier épisode de la dernière saison d’Insecure [spoiler] :
+ une déclaration d’amour entre deux meilleures amies alors que l’une aide l’autre à retirer sa robe de mariage
– tout est bien qui finit bien, manifestement ça veut forcément dire casée et successful


Le boyfriend a enquêté les abords de la maison qu’il prospecte et notre visio du soir devient un escape game sur Google Street View. Tu avances avec la ville sur ta droite. Après la voiture rouge et la bleue, tu tournes. Tu vois la Twingo / la dame avec son chien / la boulangerie / l’impasse / le sapin de Noël en face de la mairie ? Et le passage, là ? Il mène à une école de danse privée. Roublard, prévoyant. Pour le conservatoire, je triche en entrant directement l’adresse. Rien ne l’indique sur la façade, mais en zoomant, on voit effectivement une affiche Portes ouvertes avec une silhouette en mouvement. Le boyfriend a déjà googlé le site du conservatoire puis le nom de l’enseignant ; LinkedIn m’apprend qu’il est jeune, souple et manifestement du coin, le poste ne risque pas de se libérer pour départ en retraite. On continue à se promener dans la ville-village, loin de l’ascenseur à ciel ouvert par lequel nous sommes descendus des hauteurs, jusqu’aux abords de la Vienne, où entre deux jours de grisaille de décembre la voiture de Google Street View a effectué des raccords ensoleillés. Le boyfriend est sous le charme de l’aspect médiéval : il dit authentique ; je ne dis pas tristoune, mon visage le dit à ma place autour de mon sourire authentique si si face à ses yeux à lui, de gamin devant une vitrine de Noël, quand il s’imagine prendre l’ascenseur pour descendre à pied dans le village acheter au marché son Selles-sur-Cher.

…

Jeudi 13 mars

J’ai des cernes et du bon pain à griller et à tartiner de confiture de gingembre maison. J’accepte le résidu de fatigue. Tente de le résorber dans une sieste de fin d’après-midi, avant de m’extirper de sous le plaid pour aller donner cours.


J’ai rendez-vous avec une autre prof pour apprendre une chorégraphie que je dois faire réviser aux élèves. Je la retrouve en salle des profs, c’est une assemblée de cernes. On s’interroge sur la nature du projet et tandis qu’elle en parle, je me rends compte qu’elle est incapable de le résumer, elle doit tout exposer. Plus tard, après avoir passacaillé et rigaudonné, je l’interroge sur la répartition des tâches : est-ce que l’intervenant-chorégraphe va régler la suite ? S’il reste un bout à chorégraphier nous-mêmes, à partir de quel minutage ? Comment se le répartit-on sachant que je n’ai qu’une partie des élèves concernés ? À ses réponses floues, je me rends compte que ce n’est pas spécialement moi qui ai du mal à suivre ce qui se fait au conservatoire comme je le pensais, c’est toute l’organisation qui est approximative — un flou artistique qui apparemment convient à mes interlocuteurs expérimentés, ils savent que ça va le faire, quand je sais surtout que ça va être la galère à rattraper à un moment donné.


Une averse de grêle débute sous le soleil. Ça rebondit puce et se stocke bille avant de fondre en sept à huit secondes (je compte).

…

Vendredi 14 mars

[rêve] dans un jardin, des animaux de plus en plus étranges, un petit oiseau vert vif haut et raide sur pattes qui fait des sauts de grenouille et disparaît derrière un arbre, puis un lapin en réseaux de neurones duveteux qui abrite un poisson en lui, l’enveloppe se défait comme des akènes quand on passe la main au travers, puis des poissons qui passent au-dessus de l’herbe sans plus aucun contenant, je soulève les pieds pour ne pas les sentir / un bâtiment déborde de monde, les murs s’écroulent et les gens débordent par-dessus, éruption de bonhommes, je rentre dans la bâtiment d’à-côté un escalier qui descend

En visio aussi, la nuit porte à l’introspection. Malgré l’heure tardive, malgré les cours à assurer le lendemain, je veux continuer cette discussion sur la construction du désir — tout ce qu’elle me fait comprendre de lui, de son histoire, tout dont elle me fait prendre conscience chez moi.

…

Les chenilles se changent en papillons

Samedi 15 mars

[rêve] bataille au conservatoire, je lutte avec un homme que je désarme à grande peine, je crie aux autres de ramasser le flingue mais personne ne bouge, je passe les deux poignets de l’agresseur dans une seule main de mes deux mains pour éloigner l’arme avec l’autre puisqu’il faut tout faire soi-même, puis rebelotte avec des ciseaux, il a attrapé des ciseaux, la lutte est ardue et mollassonne en même temps, je repars avec un enfant venu de nulle part de la guerre c’est à moi de m’en occuper maintenant sa main dans la mienne, on entend de la musique, après tout dans un conservatoire, mais c’est très loin tout proche mon téléphone qui sonne depuis quatre minutes déjà

(Et on passe les deux lanières de l’élastique dans la main opposée pour ouvrir à la seconde… Je suis presque sûre que ma manipulation de l’agresseur cauchemardé vient de ce passage de la barre au sol.)


Ceux qui ont moins de cou-de-pied semblent avoir plus de force… je regrette de m’être fait cette réflexion à voix haute ; une élève semble peinée de cette distribution des forces et faiblesses qui ne la flatte guère.

Le thème du gala cette année : fiesta. L’idée de danser en pointes sur du Rihanna ou tout autre musique pop qui pourra connoter la fête en boîte de nuit laisse perplexe les bonnes élèves autant qu’elle réjouit les moins danse classique d’entre elles… qui se trouvent également être celles qui perturbent régulièrement le cours par leurs bavardages, quand elles ne parlent pas dans le dos de leurs camarades pour s’en moquer, comme on me le rapporte à la fin du cours. Je suis gênée de donner satisfaction aux élèves les plus récalcitrantes du cours, même involontairement, même si m’assurer leur enthousiasme facilitera le travail sachant que les autres, même déçues par la proposition artistique, suivront toujours.


Je passe outre la déception en attendant le boyfriend à la gare, zébulonne dès que je l’aperçois sur le quai. Il me raconte dans le métro son trajet en train à côté d’une comportementaliste féline, qui exerce à mi-temps à côté de son job dans « l’aïe-tee » (le boyfriend ne connaît pas le sigle et le prononce entre guillemets, j’entends pour la première fois le high tea dans IT). Il lui a parlé de moi et je pense aussitôt à la reconversion, mais non, il s’agissait du subterfuge consistant à glisser « ma compagne et moi » dans la conversation pour éloigner le soupçon de drague — de gringue même, si l’on tient compte du décalage de génération : la cinquantenaire était manifestement ravie de trouver une oreille attentive, d’une dizaine d’années plus jeune, amoureux des chats. Comme quoi, cela n’arrive pas qu’aux femmes.


Est-ce qu’on va ressortir après s’être retrouvés nus sous la couette ? On ressort. Il reste des places de dernière minute pour les Trocks. On s’embrasse installés dans nos fauteuils avant le début du spectacle, manifestement ça emmerde le mec devant nous qu’on soit heureux, il se retourne en fulminant que c’est insupportable les genoux dans son dos, comme si le boyfriend était un gosse qui gigotait et donnait des coups de pieds dans le dossier. La violence de l’attaque sans sommation stupéfait jusqu’à ma voisine qui, lorsque la voix off comique annonce que « les ballerines sont de très bonne humeur ce soir » me glisse « Ce n’est pas le cas de tout le monde ». Le boyfriend passe la soirée de guingois. Heureusement, il rit aussi — première occurrence lorsque Siegfried s’essuyant le pied nous fait comprendre qu’il a marché dans une merde de cygne. C’est bon, je peux me relâcher, je ne l’ai pas traîné dans un traquenard. Ensuite, c’est replay de rugby sur le canapé. Je tombe de sommeil avant la fin du match, mais avant, ravis, surpris du cours des choses, on a eu tout le temps de nous esbaudir de cette soirée parfaite, soirée culturelle, rugby, de redire notre plaisir à être ensemble, heureux.

…

Dimanche 16 mars

Le saule pleureur balance ses lianes ensoleillées comme des algues. Davantage de vent et elles font la ola. Je les aperçois qui me bercent, soulevant une paupière dans la somnolence, dans les bras du boyfriend.

— « Et vous avez fait quoi ce week-end ? » j’imagine qu’on me demande.
Je fais la question et la réponse : « Rien. »
Le boyfriend corrige : « On n’a pas rien fait : on s’est reposé. »
Il maîtrise l’art de la sieste et de la réponse socialement acceptable.
On a surtout fait l’amour, avec et sans sexe. Des œuf brouillés aussi, sur une tranche de gâche pour-ne-rien-gâcher quand l’heure du petit puis du grand déjeuner a été allègrement, mollement dépassée. Et un chausson aux pommes de terre pas assez cuites pour le dîner. Entre les deux, on s’est encore rendormi alanguis au soleil. Avant qu’il ne se couche et que l’anxiété ne se relève, un peu, comme allongé on se soulève sur un coude pour parler doucement. Tant de bonheur a être ensemble, comment l’éprouver sans en craindre la disparition ?

…

Lundi 17 mars

un baiser devant la gare, sa petite tête souriante posée sur son écharpe, ses yeux qu’on dirait noisette s’il n’étaient pas noir, noisette de tendresse avec les plissures autour de yeux, la peau qui palpite vulnérable autour de son regard pour moi


Au cours ado-adulte, ça tombe en place. Les filles ont pris de la force dans les chevilles, montent mieux sur pointes. Elles ont bien bossé, approuve la directrice qui a passé un moment dans l’encadrement de la porte — donner cours sous son regard n’est pas neutre, aussi bienveillant soit-il.

…

Mardi 18 mars

Ah ? Tu n’as pas reçu le mail ? Les autres ne pouvaient pas à 9h30, la réunion a été décalée à 10h.
J’aurais pu dormir 30 minutes de plus. Dette de sommeil ou budget du conservatoire : on tente de faire (au) mieux avec moins. Entre cette réunion et les cours du soir, je reviens prendre le soleil à domicile, en somnole sur le départ.


Une nouvelle est décontenancée par la barre à terre, demande à refaire un second cours d’essai parce qu’elle n’est pas sûre, n’était pas dans son corps. Celle qu’elle prenait correspondait à une vraie barre de danse transposée au sol (avec dégagés, ronds de jambe, grands battements…) tandis que j’essaye de proposer des exercices qui développent la musculature et des connexions neuromusculaires utiles au cours de danse sans nécessairement adopter la même grammaire (j’emprunte à la barre, mais aussi au yoga, pilates, stretching postural… tout ce qui me semble fonctionner). Pour prendre une « vraie » barre au sol à la Boris Kniaseff sans avoir les muscles qui tétanisent, pour que ce soit utile vraiment (et ne donne pas seulement la satisfaction maso d’avoir fourni des efforts intenses), il faut des facilités physiques et un très bon placement ; ça me semble excellent pour s’entretenir quand on a un bon niveau, mais pas forcément adapté au public très varié de cette école, qui parfois ne fait pas de danse à côté. Prise d’un doute (peut-être que je ne remplis pas le cahier des charges ?), je demande à une élève de longue date ce qu’ils faisaient avant mon arrivée : beaucoup de gainage, de renforcement musculaire et d’assouplissements. Elle explique qu’avec moi, on travaille différemment, davantage les muscles profonds ; en début d’année, elle craignait de perdre en souplesse parce qu’on ne fait pas tous les étirements en écart, mais en fait non (un peu d’étirements actifs ciblés versus beaucoup d’étirements passifs). Work smarter, not harder : je pense persister là-dedans. À quoi sert d’avoir des muscles en béton si on a du mal à solliciter ceux qu’il faut dans le mouvement ?

…

Mercredi 19 mars

La petite aiguille n’est pas encore sur le 7 quand mon corps me réveille. Passion donner 6 heures de cours en ayant dormi 6 heures. J’embarque un thermos citron-gingembre.

Au bout de la troisième semaine à répéter les mêmes exercices, ils commencent à rentrer — pour certaines classes. D’autres pas. Je me fais avoir par surprise, par un câlin surprise de cette gamine si dissipée qu’elle m’insupporte — jusqu’à ce qu’elle vienne se coller à moi et me reset.


Monte dans le bus un jeune homme au look improbable, tout entier tenu par des lunettes noires qui incluent une coque au-dessus du nez — un peu comme un masque de plongée, sauf que l’effet n’a rien de comique, tient davantage du casque des Daft Punk, irréel, un brin malaisant. Au terminus, je découvre l’arrière entièrement lacéré de son T-shirt noir, qui le dénude davantage qu’il ne le serait torse nu. On voit tout, le dos qui ondule, les hanches qui chaloupent dans le treillis et son manque de confiance en lui tandis qu’il le réajuste, loin de l’assurance invoquée par ce look statement. Lunettes sans tain pour ne pas être vu en train de guetter le regard des autres, T-shirt ouvert comme carapace : tout pour désamorcer, provoquer le regard pour ne pas le craindre. Je ne sais pas si c’est cette vulnérabilité involontaire ou la nudité du dos, son étroitesse, mais l’envie de le caresser me traverse un instant. Heureusement que je tombe amoureuse d’hommes plus âgés que moi, parce que mon imaginaire érotique a cristallisé sur un morphotype que l’on rencontre essentiellement vers vingt-cinq ans, soit des jeunes hommes de plus en plus jeunes que moi.


Après et avant l’effort, le réconfort : première glace de la saison.

23325

Jérôme Orsoni
, 23/03/2025 | Source : cahiers fantômes

Je ne comprends pas, je ne sais pas trop s’il pleut ou s’il fait soleil, si les deux en même temps, ou si rien du tout. Rien du tout ? Mais voilà qui n’est pas possible, « rien du tout ». Croyez-vous ? Moi, je n’en suis pas si certain que cela. Il y a des trous partout, et la ville elle-même n’est-elle pas un immense trou ? Un trou de rien du tout. Par exemple, au début de la semaine, des ouvriers ont descellé un banc Davioud sur le boulevard, à main gauche, un peu, de mes fenêtres, ils ont arrondi le périmètre rectangulaire autour de l’arbre à côté du banc (heureusement, ils n’ont pas coupé l’arbre), ont placé une grille métallique ronde autour de l’arbre, en accord logique avec la nouvelle forme, mais je ne suis pas certain que ce soit l’une de ces grilles Davioud que la mairie avait fait enlever il y a deux ou trois ans de cela, non, mais c’est un peu toujours la même histoire, tout change, rien ne change, on tourne en rond, on ne va nulle part, on est perdu, les ouvriers ont entouré le tout de palissades en tôle pour en empêcher l’accès (mais l’accès à quoi, puisque, précisément, il n’y a plus rien, même pas le banc où s’assoir qu’ils ont enlevé, l’accès à rien ? je ne vois que cela), et puis ils ont laissé tout cela comme cela. Depuis, l’espace ainsi délimité par la palissade en tôle est devenu une sorte de poubelle, on y jette sa canette de bière forte, celle-là qu’on boit par demi-litres entiers, l’emballage plastique de son sandwich après que l’on a mangé son sandwich, ou n’importe lequel de ses papiers désormais inutiles, qu’ils soient gras ou qu’ils ne le soient pas, et le clochard qui vit dans le coin et passe le plus clair de son temps assis ou couché sur le banc arrière de l’abribus, à main gauche de la main gauche, a trouvé une fonction géniale à la palissade en tôle : il pisse dessus. Que faire d’autre avec ? C’est la vie. C’est la ville. C’est Paris. N’est-ce pas un peu désespérant aussi ? Je ne sais pas. Je n’ai pas de grande idée aujourd’hui, alors je n’ai rien à répondre à la question. Je lève les yeux au ciel. Et je me demande : Mais quel temps fait-il, au juste ? Un temps à écouter les Heures dolentes de Gabriel Dupont (au piano, Giuseppe Taccogna, qui joue lento) : « Le soir tombe dans la chambre », « Une amie est venue avec des fleurs », « La mort rôde », « Des enfants jouent dans le jardin », tels sont certains des titres des pièces qui composent ce cycle pour piano. Ce que je fais, et ma poitrine, souvent, se soulève d’émotion.

Poésie du dimanche (10) : Christophe Condello, « Théorème de l’inachèvement »

Clément Alfonsi
, 23/03/2025 | Source : Anath & Nosfé

Depuis que j’ai commencé à lire de la poésie, c’est-à-dire quand j’avais quinze ans, c’est-à-dire il y a quinze ans, ma ligne dominante de lecture a été l’élargissement perpétuel. Je me souviens, peu après mon retour en France (j’avais seize ans et revenais de six mois en Allemagne), d’avoir pris en librairie un livre de Marina Tsvetaeva et un autre de Mahmoud Darwich, sans connaître aucunement ces deux auteurs, mais sous le simple prétexte que je n’avais à l’époque jamais lu de poésie russe ni de poésie en langue arabe. Ce furent deux rencontres essentielles. Aussi, j’ai continué de vouer mes rencontres essentielles au hasard : je me dirige plus volontiers vers ce que je ne connais pas, ou ce qui paraît lointain, ou ce qui est en complète contradiction avec mes opinions. (Ainsi ai-je lu, en politique, essentiellement des écrivains très éloignés de mes avis). Cela fait que, d’un point de vue extérieur, je n’ai aucune ligne, -les lecteurs doivent me trouver bordélique, contradictoire, -et c’est d’ailleurs pourquoi j’ai, dans l’ensemble, renoncer à convaincre un éditeur de me publier, car tout ce que j’écris, jusqu’à ce jour, ne fait pas un livre. Mais je m’éloigne, comme toujours, de mon sujet, -si sujet il y a.

Me résolvant, avec Anaïs, à héberger un site sous WordPress, je commençai donc par lire des poètes et des internautes tout à fait éloignés de mes propres recherches, en poésie comme en pensée. Je crois même pouvoir dire que je préfère les écrivains éloignés de moi. En bon moraliste, Bourdieu dit que c’est lié au fait qu’on est toujours énervé par ceux qui sont proches de nous dans un champ, qu’inconsciemment on cherche à s’imposer. Peut-être. Je suis aussi lecteur de Tchouang-tseu, aussi, désormais, « m’imposer dans un champ », je n’en ai rien foutre, -du moins en conscience, et que chacun fasse ses plans sur les comètes de l’inconscience. Quand j’ai commencé à apprécier l’œuvre de Pierre Vinclair et tout ce qui tourne autour de la revue Catastrophes, c’est justement parce que cela n’avait rien à voir avec mes propres opinions sur la poésie et ma propre pratique. Par exemple, je me force à compter les syllabes dans les poèmes contemporains (et je le fais avec rigueur, les longues études littéraires aidant), mais, en toute vérité, je n’en ai un peu rien à faire. Même quand je travaillais, en master, sur des sonnettistes du XVIe siècle, c’était les thèmes qui m’intéressaient. Qu’ont-ils à dire de l’amour, de l’espace, du sentiment, de leur siècle ? Aujourd’hui, quand on regarde mes chroniques et mes partages numériques, on doit penser que je suis lié avec la part de la poésie contemporaine qui attache une importance capitale au travail du vers -puisque j’écris sur Pierre Vinclair et sur les auteurs qu’il publie dans la collection S!ng du Corridor bleu, et partage régulièrement les articles de la revue Catastrophes-, mais justement je travaille cette part parce qu’elle m’est exotique, que j’ai cherché à comprendre cette manière d’aborder la langue qui n’était pas du tout la mienne, et parce que j’ai admiré toutes ces œuvres (et certaines sont des œuvres qui me semblent d’une très grande portée) de loin, comme un critique, c’est-à-dire quelqu’un qui doit constituer un objet, plus le décortiquer, l’analyser, faire un travail dialectique lui permettant de progresser. Et, vraiment, même en écrivant des choses très différentes de celles que je commente ici, je peux dire ce fait paradoxal : j’écris mieux depuis que je les analyse, justement parce qu’elles m’obligent à un travail de compréhension de faits poétiques qui m’échappaient.

Cette longue introduction pour en venir au fait : dans l’œuvre de Christophe Condello, Théorème de l’inachèvement, je me sens chez moi. C’est très exactement la poésie que j’ai toujours aimé lire et toujours voulu écrire. Le plaisir de lecture a été grand parce que, depuis plusieurs années, je ne lis plus beaucoup de poésie comme celle-ci : à chaque fois qu’apparaît un « nous », des verbes au futur, la proposition d’un horizon meilleur par les mots, il m’a semblé que les auteurs récemment lus se laissaient aller, reprenaient des clichés. Ce n’est pas du tout le cas chez Christophe Condello. J’ai essayé de comprendre pourquoi. Je n’y suis pas entièrement parvenu. Dès le premier poème, j’étais happé.

Notre histoire

ira dans le cœur

de l’histoire

ton héritage

qui se perpétuera

dans nos regards démesurés

nous ressuscitera

ce sera l’été

il y aura des fleurs

plus de coups sans soleil

les étoiles nous déshabilleront

jusqu’à l’os

nos murmures extasiés

recommenceront sans cesse

le ciel

de ta persistance

Le titre du recueil n’est pas à prendre comme restrictif : « théorème » ne signifie pas l’application d’une méthode, mais l’ouverture de possibilités ; l’inachèvement ne crée pas d’angoisse, c’est plutôt l’indice d’un sentier ouvert, d’une marche qui continue. Dès le premier poème est annoncée une communauté, une résurrection, un été, un héritage, une persistance. C’est le rêve d’un autre monde, celui d’un horizon qui sorte de cette époque grise.

L’apparition de la deuxième personne, dans les poèmes suivants, suggère l’existence d’un couple. Des tremblements et des angoisses surgissent. Tout s’inverse et se reverse. Un poème se passe dans « une terre en friche », puis surgissent des arbres au premier vers du poème suivant. Le poème suivant évoque la disparition. Un poème évoque le silence, le suivant évoque « des paroles incandescentes ». Et ainsi de suite : le recommencement se fait perpétuel, inachevable. Parfois ce mouvement se fait dans la suite des vers : « Nous ramasserons nos désordres / laisserons les clochers / rythmer notre solitude » (après le deuxième vers, on croit à un abandon des clochers, qui au troisième vers redeviennent compagnons) ; « Quelque chose a créé un mouvement / sur l’inertie / flotte un drap de lumière » (on croit que les deux premiers vers vont ensemble, mais à la lecture du troisième, on comprend que le premier est détaché et que ce sont en fait les deux suivants qui fonctionnent syntaxiquement ensemble).

Des scènes se profilent, tantôt claires et tantôt obscures. Comme souvent, on ne distingue pas réellement qui parle à qui, on fait des hypothèses. C’est peu à peu qu’on comprend que ce recueil est un tombeau : est évoquée la maladie, puis l’enterrement. L’ami mort est visiblement un poète dont les mots continuent de résonner pour ses lecteurs, dont l’auteur du livre. Ainsi la violence du deuil est-elle toujours elliptique, bien plus adoucie que dans deux autres livres de deuil chroniqués cette année : Perdre Claire de Camille Ruiz et Chasse-ténèbres de Xavier Makowski. Deuil nécessairement plus doux, car l’ami poète continue de vivre par ses mots. L’héritage se poursuit, un autre poète prendre sa relève, -sans doute le poète ne voudrait-il pas qu’on le pleure, mais qu’on le lise et qu’on perpétue la parole poétique.

Avec la citation de Leonard Cohen en exergue de la première partie, puis une deuxième partie intitulée « Jérusalem » (thème récurrent chez Cohen), on aurait envie de considérer que ce poète mort est Cohen lui-même. Mais les hypothèses éclatent, puisque le « tu » redevient ensuite la personne aimée et présente. On ne saurait voir dans le livre une narration, plutôt un labyrinthe. Passé, présent et futur n’y font qu’un. Une hypothèse jaillit, puis disparaît, comme tout ce qui se profile dans le poème. « nos paradoxes à la source / du vertige ». Le thème de l’hiver, lié aussi à celui de Jérusalem (2e partie), nous incite nécessairement, à nous lecteurs de 2025, à y voir de lointaines et elliptiques références à la violence terrible qui se poursuit. « A la pointe de nos cils / une muraille pleure ».

L’espoir d’un printemps revient. La section « Vous » (3e) commence par des incertitudes.

Quittons-nous

un jour ce cœur

vêtu de siècles

les yeux désengorgés

par la lumière

inaugurerons-nous

la règle du désordre

les constellations du souvenir

Puis soudain « l’histoire se réchauffe », « nous habiterons pour toujours / un pays en été ». La quatrième partie, « Fleurs de givre », fait la synthèse de ces deux états. Je me suis déjà beaucoup étendu, parce que j’ai pris un grand plaisir à cette lecture, aussi je coupe court à ma rêverie. Je dirai juste ceci, qui paraîtra simple mais ne l’est pas : ce livre est plein de belles choses. C’est beaucoup. Je termine par cette synthèse qui n’en est pas une, puisque la synthèse, on l’aura compris, est un théorème inachevable :

Les fleurs de givre

ne sont qu’apparence

telle une île chaude

où s’évader

semble possible

à genou nos prières

pataugent

en toute direction

comme un théorème

inachevé

Christophe Condello. Théorème de l’inachèvement. Montréal, Pierre Turcotte Éditeur, Collection Magma Poésie, 2025, 141 p.

Merci beaucoup à Christophe Condello pour l’envoi du livre.

Inconcevoir

JS
, 23/03/2025 | Source :

22 mars 2025

Jérôme Orsoni, en son blog, le 20. Je ne suis pas sûr d'être d'accord avec les prémices, qu'on écrive ou pas sur, qu'on la pense ou pas, la montée, la remontée du fascisme est indépendante et si je la pense avec les outils que j'ai, ou peux maîtriser, c'est toujours ça. Il me semble aussi qu'il y a 90 ans, personne ne réfléchissait avec les catégories qui ont servi à représenter leur époque après coup [1]. J'apprécie plus la fin, sur la façon de dire la paralysie contemporaine de la pensée face à ce qui nous arrive... :

Si les journaux des écrivains du siècle dernier ne parlaient pas du gouffre vers lequel l'histoire conduisait leurs auteurs, ce trou dans le texte n'est pas la cause que l'histoire a sombré dans ce gouffre, peut-être même est-ce tout le contraire, peut-être est-ce que l'époque n'a pas su parler d'autre chose, penser à autre chose, qu'elle s'est obsédée d'elle-même jusqu'à s'en rendre malade, ne contemplant rien de l'univers que son infime omphale, qu'elle a confondu avec le centre du monde, parce qu'elle n'a pas su changer de sujet, parce qu'elle n'a su que traiter des sujets (même le patron des plombiers qui viennent réparer l'invisible fuite te répond quand tu lui demandes s'il est bien conscient de ce qu'ils s'apprêtent à faire en cassant le mur : « C'est pas un sujet » puisque c'est autour de cela que tout notre univers tourne, l'« un-sujet » et son autre, le « pas-un-sujet », car telle est notre ontologie : l'unssujettissement de l'être). Écrire — et la fiction, même quand ce ne serait pas toujours des romans que l'on écrirait, la fiction n'étant pas cantonnée au seul champ romanesque, loin de là, la fiction est le premier moteur de l'écriture —, écrire ouvre l'univers à l'inconnu, à l'inconcevable (par opposition au concevable, au déjà conçu, au préconçu), qui doit constituer notre futur. Tout ce qui est concevable est comestible et affameur, tout ce qui est concevable n'aura jamais rien de maternel, jamais rien de saint. À l'envers de quoi, la fiction, l'écriture, — l'inconçu.

Pourtant, j'essaie en permanence de me tourner vers autre chose, mais le monde autour de moi me ramène à lui par sa quantité de griffes, de chaînes — et je n'ai pas d'autre force. Je me dis aussi, qu'il faut sans doute à la fois en parler et n'en pas parler.

Scientifiquement, l'époque moderne, qui a commencé au 17e siècle, s'est achevée au début du 20e ; politiquement, le monde moderne dans lequel nous vivons est né avec les premières explosions atomiques. Je ne traite pas de ce monde moderne qui a servi de toile de fond à la rédaction de ce livre. Je m'en tiens d'une part à l'analyse des facultés humaines générales qui naissent de la condition humaine et qui sont permanentes, c'est-à-dire ne peuvent se perdre sans retour tant que la condition humaine ne change pas elle-même. L'analyse historique, d'autre part, a pour but de rechercher l'origine de l'aliénation du monde moderne, de sa double retraite fuyant la Terre pour l'univers et le monde pour le Moi, afin d'arriver à comprendre la nature de la société telle qu'elle avait évolué et se présentait au moment de succomber à l'avènement d'une époque nouvelle et encore inconnue.
— Hannah Arendt, prologue de Condition de l'homme moderne. Trad. Marie Berrane.


[1] Je veux dire : ni la génération suivante, ni la suivante peut-être, ...

L'implication émotionnelle

Anne Savelli
, 23/03/2025 | Source :

La difficulté, de produire ce journal d'écriture une fois par semaine (sans compter la newsletter pour mes abonnés Patreon, qui est encore différente), c'est que par moments, je n'ai pas envie de raconter ce qui se passe. Par moments, j'ai seulement envie, comme Mademoiselle Lapierre, la géante exhibée comme un monstre de foire de mon Décor Lafayette se postant devant une maison de poupées, de me réduire, de me projeter ailleurs, dans un endroit sécurisé, et de ne plus rien dire en attendant de réussir à retravailler (l'écriture ou autre chose), à trouver de l'argent, etc.

Tiens, je vais mettre un extrait, car personne n'est obligé de se souvenir d'un livre sorti en 2013, bien sûr.

« Bagues, colliers, perruques, compotiers, perles, nappes. Toiles, pinceaux, chevalets, serviettes, couteaux. Estampes, roses, chapelets, crucifix : mademoiselle Lapierre tente de se condenser, d'absorber le défilé de tout ce qui est à vendre pour dénouer ses très longs nerfs. Y réussit enfin devant une maison de poupées, pièce maîtresse d'un marchand de jouets, chaque détail si précis, si bien réalisé quand on se déporte sur la gauche, se penche, le découvre sur deux ou trois faces. Elle a encore le temps, le ciel par la verrière, par les petits carreaux l'assure. Elle approche.

C'est une villa à deux étages avec toit d'ardoises, murs ivoire. Les deux battants de façade inclinés de chaque côté révèlent au rez-de-chaussée un salon, une cuisine ; des chambres au premier avec baignoire de cuivre ; et au dernier la bonne, figurine de paille plantée devant son linge. Le soir, dans la baraque, quand ces braillards gavés d'alcool, de paroles qu'elle ne comprend pas s'agglutinent devant elle, mademoiselle Lapierre sans fermer les yeux dresse l'inventaire de la maison de poupées : volants des oreillers, tentures rouges et bleues où fusent stylisés des oiseaux de paradis, table d'ébène, tapis au petit point, lampes à huile... Et cette peur que ça brûle revient, augmentée du désir d'incendier tout soi-même.

Pour les chasser, peur et désir, les amoindrir, flammèche qu'on écrasera du pied, elle range en pensée chaque tiroir, installe sur les guéridons des fruits de quelques millimètres, des fleurs qui ne risquent pas de faner. Pièce par pièce elle fixe son attention sur les brins et motifs. Elle croit se souvenir, se trompe, réinvente, ce dont elle s'aperçoit le matin lorsqu'elle retourne dans la galerie devant la vitrine du marchand. Ce qu'elle ne supporte pas, alors, c'est ce flou : n'avoir tenu compte ni des portes ni des cheminées ; avoir remplacé l'écossais par l'uni, oublié l'édredon dont elle aurait pourtant tellement l'usage, l'envie. »

(Je pense aussi aux miniatures de Caroline Diaz.)

Ce livre, Décor Lafayette, n'existe plus, il n'est plus accessible depuis longtemps. Parmi les choses que j'aimerais faire en gagnant de l'argent, il y aurait la création de livres audio, les balades littéraires de L'aiR Nu, mon podcast et, pourquoi pas, comme cela m'est arrivé il y a quelques années, l'écriture sous pseudo de dossiers, de hors séries sur des sujets variés. J'ai pu, par exemple, rédiger l'entièreté d'un magazine consacré aux séries télé (que je ne regardais pas, il a fallu s'adapter), de la page actualité aux portraits des acteurs, en passant par les résumés d'épisodes, la rubrique shopping, etc. à partir d'un gabarit. J'écrivais tout absolument seule, devant mon écran, de chez moi. C'est également le cas pour mes épisodes de podcast, que je fais sans aucune aide, ce qui étonne parfois les gens.

(Paris comme un terrain de jeu, voilà ce à quoi j'aspire. Affiches et jeux trouvés dans une petite exposition sur les grands magasins, Bibliothèque historique de la ville de Paris. La photo de maquette au début de l'article a été prise à la Cinémathèque.)

Ce type de magazine, bien sûr, n'existe plus depuis longtemps. Bimestriel, il avait fini par courir après ce qui paraissait en ligne, perpétuellement en retard. Par ailleurs, ce type de rédaction, l'IA l'exécutera très bien toute seule. J'en parle pour raconter ce que j'ai pu faire de secret, de caché, qu'on ne sait pas et qui est drôle à dire, a posteriori. Un hors-série entièrement consacré à Harry Potter m'a payé mes vacances, un jour. Ce n'était pas bien rémunéré, ça l'était à la tâche, mais heureusement j'étais rapide. J'étais consciencieuse (j'aurais pu l'être moins) tout en ne mettant aucune implication émotionnelle sérieuse dans ce que je faisais, ce qui me rendait, je pense, d'autant plus efficace.

Cela m'est arrivé plus d'une fois, à cette période. Précédemment, j'avais été formatrice en français pour des personnes analphabètes ou illettrées, métier qui m'avait rendue insomniaque, et j'avais compris que je ne devais pas persévérer. En travaillant pour la presse magazine sans reconnaissance symbolique - d'autant moins j'étais sous pseudo - je me rendais compte que cela me faisait du bien, de ne ressentir aucun enjeu.

L'implication émotionnelle est réservée à l'écriture, qui demande à ce que tout soit tenté, risqué, offert, quitte à se tromper, à se fragiliser, se ridiculiser, à aller trop loin et à devoir rectifier ensuite. L'écriture, je ne crois pas qu'on puisse se cacher derrière.

L'implication émotionnelle, je ne peux pas y couper non plus quand j'anime des ateliers. Dans ces moments-là, je suis tout entière présente, raison pour laquelle je n'ai jamais voulu exercer ce métier à plein temps. J'ai fait de drôles de choix, de ceux qui sont aujourd'hui valorisés dans les discours de développement personnel (trouver ce pour quoi on est fait, se centrer, aller vers son désir), mais plus difficilement par la société (euphémisme).


(Manifestation du 20 mars pour la culture, Paris.)

En ce moment, pour diverses raisons, il y a des choses que je ne peux pas forcément faire, parler écriture, acheter des livres, passer ma ceinture jaune de ki-aïkido... D'où ce journal construit par citations, photos et souvenirs.

s’absenter aux autres

caroline diaz
, 22/03/2025 | Source : Les heures creuses

Mes jambes se dérobent, j’abandonne l’idée d’avancer sur les cyanotypes aujourd’hui, je me couche dans la chambre de Nina, je redoute de n’être pas remise pour la lecture de jeudi, la lumière de l’après midi me replonge dans l’ennui des siestes d’enfance, mais je m’endors.

Il regarde ma gravure, le flou des arbres. Même si je sais qu’il évoque le courant artistique, c’est très surprenant de l’entendre employer cette formule, tu es romantique. J’apprends, effarée, que les cyanotypes s’effacent sous les UV, mais qu’il suffit de les plonger dans l’obscurité pour faire réapparaître le tirage. Ces allers-retours — les UV feraient à la fois apparaître puis disparaître l’image —, ces formules magiques que je ne comprends pas me déstabilisent. J’achète un vernis protecteur anti-UV, j’apprends qu’il s’agit d’un polluant éternel. Ce sera la part pérenne de tout ce travail ? Je nage au milieu de tous ces paradoxes, manipulant les images dans le parfum de solvant, me rappelant mes années d’études à Duperré. Je cherche à lier les images ; les fantômes sont de toute façon déjà là.

J’entre dans la cour de La Sorbonne pour la première fois, c’est beau et un peu impressionnant. Juste avant la tombée de la nuit, une lueur rose sur le flanc de la coupole. Trois personnes m’indiquent à tour de rôle la route à suivre pour rejoindre la salle de formation de la BIS, où je vais écouter Jane Sautière. Lecture d’un texte écrit pour la collection Le livre en question, à partir de Écrire de Duras, qu’elle présente comme sa lampe-tempête. De l’agonie de la mouche, de la mort de Duras elle-même, des recherches obsessionnelles, de l’heure de la mort de Marguerite, se représenter le moment, la luminosité, la pluie et le frais, elle écrit : « Oui, je crois vraiment qu’on peut mourir à cette heure-là, au moment où arrive un jour nouveau, une nouvelle lumière, une nouvelle réquisition à vivre et à ne pas abîmer un jour neuf alors que ce n’est plus possible. » La phrase m’éblouit quand je l’entends, au point que je l’ai réclamée à Jane pour pouvoir la retranscrire ici, puisque le texte ne paraîtra qu’à l’automne prochain. Je sors de la Sorbonne, j’active mes notifications. Pendant ce temps, la terre a tremblé à Nice.

À Saint-Maur où je rejoins Céline pour une séance de photographies. Je repasse devant la grille de la meulière que j’avais photographiée la dernière fois, qui semble abandonnée, avec les deux voitures immobilisées sous un voile de poussière dans le petit jardin, la chaîne lourde cadenassée qui condamne la grille. Les pins envahissent l’espace au-dessus du jardin dérobant la maison aux regards. Je pense au chapitre Le temps passe de Vers le phare, je me demande à quel moment on viendra déloger les fantômes de la meulière.

La lecture de Marine, je suis assise à côté d’elle, dans l’écoute de son texte. Sa lecture me donne à entendre toutes les résonances entre ses mots et mes images. Nous avons ensuite un échange, notamment sur ma pratique du cyanotype. C’est tellement nouveau que je sais à peine quoi en dire, mais je pressens l’importance des zones de flou et qu’il est encore là question de perte, de tâtonnements, de la quête d’un paysage d’enfance. Tout est un peu trop intense.

Journal du combat. Place Colonel Fabien, 22 mars 2025

Il marche large, les bras tournent dans l’air comme pour balayer le monde, son visage bruni des blessures de la rue, ses cheveux comme une gorgone blanche, il s’arrête devant une vitrine, il regarde, il s’approche, il se regarde, sa main agrippe son reflet, il penche la tête, tord la bouche pour sentir que son visage lui appartient encore.

Ça n’arrive presque jamais qu’il me précède dans la chambre et s’endorme. Je suis seule dans le salon et je lutte contre le sommeil pour faire durer cette solitude, je l’ai trop rarement vécue. Je me rappelle que ma mère, qui était un véritable animal social, qui recevait sans cesse, papotait, passait des heures au téléphone, nous avait déclaré qu’elle aspirait à une plus grande solitude, pourquoi pas une retraite en couvent. Nous, les enfants, avions ri, incrédules, mais aujourd’hui, je mesure cette nécessité de parfois s’absenter aux autres. Maintenant, j’entends la pluie.