block note - apprivoiser

c jeanney
, 11/12/2024 | Source : TENTATIVES

En marge de la reprise de la traduction de Kew gardens je teste quelques techniques, empreintes, collages, pour la fabrication du livre, et en pensant à sa couverture je visionne des dizaines de vidéos, vraiment il y a de la créativité partout. Je comprends aussi pourquoi j'aime travailler à l'instinct. Quand je prépare du matériel en vue d'un objectif, tout ce que je tiens en main se transforme en poissons vivants, et s'échappe, et dérape, et j'ai du mal à l'accepter, parce que je reste coincée dans mon idée de départ. C'est une très mauvaise idée de vouloir à la fin ce qu'on veut au départ. Je devrais me réjouir au contraire de voir débouler l'inattendu. Je n'avance dans NT qu'à pas de minuscule animal, par exemple une miette, et la mienne est sauvage, pelotonnée dans son terrier, donc je note seulement quelques phrases à la fois, hier une seule, mais je crois qu'elle était assez lourde pour tenir tout le jour. Je découvre Tous les chats sautent à leur façon de Herta Müller, que je ne connais que de nom, un livre d'entretien.

« Je ne me prenais pas pour un écrivain. Je m'étais mise à écrire parce que mon père était mort, parce que le harcèlement des services secrets était de plus en plus insupportable. Il me fallait sans cesse m'assurer de ma propre présence, car j'avais une peur terrible de ne pas sortir de l'impasse. Et l'écriture permettait d'apprivoiser cette peur. Je ne voulais pas écrire de la littérature, mais trouver un appui. En lisant des livres, je me disais : tant qu'on a sous les yeux de belles phrases qui sont plus qu'un contenu verbal, elles savent comment ça marche, la vie. Oui, autrefois, les plantes de la vallée le savaient, tout comme ces phrases, à présent. Et les phrases que j'écrivais moi-même en disaient plus long sur le village et cette enfance muette que ma bouche, en parlant. Cette différence m'attirait tout en m'effrayant ; il en résultait de l'imprévisible. Ce que je ne captais pas, les phrases le saisissaient parfaitement, peut-être parce que je devais trouver des mots qui ne me connaissaient pas, qui ne se connaissaient pas eux-mêmes, et qui soient susceptibles d'en dire davantage que l'expression orale. Dans l'écriture, c'est justement l'incertain qui force la vérité, une vérité qui correspond à la réalité parce qu'au lieu d'en rester là, elle la dépasse : voilà ce qui me servait d'appui. Écrire des mots en pleine peur, c'était un peu comme manger des plantes : j'avais faim de mots. Réinventer la vie réelle dans la fiction, sans soumission étroite au modèle, mais avec beaucoup plus de précision, c'était l'ambition, sous la protection des phrases, de savoir un peu mieux comment vivre. Les phrases ne me ménageaient pas un seul instant, mais le travail que je faisais dessus me fournissait un appui. »
Tous les chats sautent à leur façon
Herta Müller
traduit de l'allemand par Claire de Oliveira

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Une balade

Clément Alfonsi
, 11/12/2024 | Source : Anath & Nosfé

Une de mes activités favorites est la balade en zone artisanale. Je ne le fais jamais de moi-même, seulement à l’occasion. « Occasion » signifie : quand la voiture est au garage ou en contrôle technique. Comme j’ai beaucoup déménagé, j’ai vu des zones dans divers « territoires », ainsi que le langage administratif les appelle désormais. La plus mémorable fut sans doute celle de Combs-la-Ville, après qu’une Clio déglinguée m’eut laché sur le périphérique parisien. Mémorable parce qu’interminable jusqu’à l’absurde, et parce que je faisais un périple à pied après un périple en RER pour m’y rendre, dans un état de tension pénible (c’était au-milieu de la préparation à l’agrégation). Cette fois-ci, je me retrouve au pied du Grand Colombier, et je songe qu’au lieu d’écrire une « Envergure du Grand Colombier » comme je l’imaginais dans un autre article, je serais bien meilleur pour écrire une « Envergure de la Z. A en Bachay ». Projet vain, comme d’autres. J’entrai pour la première fois dans un magasin Gedimat, regrettant mollement de ne pas comprendre les tenants et aboutissants des matériaux qui s’y trouvent. Je crus d’abord que la déchetterie était interminable, mais c’est en vérité la « société métallurgique », dans la continuité, qui l’était. Des tôles et des métaux tombaient irrégulièrement, envoyant un écho dans toute la plaine (on entend très bien ces chutes depuis le chemin ouest du Colombier). Le but était de trouver le chemin qui mène à la gare, que je n’avais encore jamais pris. Après cette ballade, l’intégralité de cette petite ville me serait connue. Ville coupée en deux par une motte de terre abrupte. Après la déchetterie, une menuiserie, un autre magasin de matériaux pour artisans, un centre SNCF. La route est peu passante, on entend soudain les oiseaux. Alors surgit une petite barre d’immeuble sur la gauche. Coincée entre la motte et les voies du train (ligne Genève-Lyon). Devant, une sorte de terrain abandonné, avec des bennes et des palettes. Derrière la motte, le Grand Colombier.

Je m’assois ensuite dans l’herbe pour terminer enfin Les Techniciens du sacré de Jerome Rothenberg, mais finalement j’écris ceci. Les automobilistes me regardent d’un air surpris. Cela m’est arrivé souvent : les gens se demandent ce que l’on fait assis dans un non-lieu. Mais ici, la barre d’immeuble rend l’endroit moins évidé que dans les zones que j’ai pu traverser à d’autres moments. Présence humaine cachée, on suppose que ce sont des habitats à loyers modérés, avec vue sur des rails et bruit continuel des objets chus dans la déchetterie ; « gare accessible à pied, toutes commodités proches », dirait l’annonce. Moins évidé, ou évidement rendu plus criant, selon le regard de l’un ou de l’autre. Il est temps d’aller récupérer la voiture.

111224

Jérôme Orsoni
, 11/12/2024 | Source : cahiers fantômes

Versez soixante-quinze centilitres d’eau dans une casserole et portez à ébullition. Coupez le feu. Mettez deux ou trois brins de thym, selon votre goût, mais guère plus, dans l’eau chaude, couvrez, et laissez infuser dix minutes. Pendant ce temps, pressez un demi-citron. Une fois les dix minutes écoulées, versez en la filtrant l’infusion dans un grand verre (conservez le supplément dans un récipient isotherme pour une éventuelle utilisation ultérieure), versez le jus de citron dans le verre. Ensuite, à l’aide d’une petite cuillère, prélevez du miel dans un pot et plongez la cuillère dans le verre où vous avez versé votre infusion de thym et votre jus de citron. Regardez le miel se diluer progressivement dans le liquide chaud. Ce spectacle, bien qu’infime, observez-le bien, n’est-il pas d’une beauté incroyable ? Remuez. Installez-vous dans un endroit calme où vous vous sentez bien. Buvez. Attention, c’est chaud. Le miel vient du pays de Lure. C’est mon ami Pierre Parlant qui m’en a offert un bocal, il y a quelques années de cela. Avec, le temps, il a pris une couleur caramel tirant sur le chocolat au lait aux reflets qui miroitent. Quand je compare cette recette à celle que j’ai notée ici même, il y a six ans jour pour jour, je constate une évolution majeure : l’infusion de thym a remplacé l’infusion de thé. Pour des raisons gustatives, principalement, mais aussi thérapeutiques, l’infusion de thym ayant des vertus anti-oxydantes et anti-inflammatoires. Et aussi pour des raisons sentimentales : le parfum qui émane de l’infusion de thym, son goût, ainsi que sa consommation chaude m’évoquent le souvenir de ma mère, qui cueillait du thym dans les calanques quand, j’étais enfant alors, nous allions nous y promener ensemble, le dimanche après-midi et que, au retour, quand il faisait un peu froid, l’hiver, elle en faisait infuser et que nous en buvions. « Souvenir proustien », l’expression m’est venue en effet à l’esprit, ce qui est imbécile : faut-il donc que tous les souvenirs de ce genre soient proustiens ? L’autre jour, j’ai croisé un homme et une femme qui discutaient, des touristes, manifestement, en marchant sur le boulevard, et j’ai entendu la femme dire que c’était bien d’avoir goûté tous ces plats traditionnels qu’on n’a plus l’habitude de manger (j’en inférai qu’ils étaient allés déjeuner dans une brasserie du quartier) et l’homme lui répondre que c’était sa madeleine. C’est tout ; il n’a même pas dit sa madeleine de Proust, non, simplement sa madeleine. J’ai tout d’abord pensé que c’était à cela qu’on reconnaissait les grands écrivains, au fait que les expressions qu’ils inventent passent dans le langage courant, et puis j’ai trouvé cette façon de parler, cette façon de dire simplement « ma madeleine » et pas « ma madeleine de Proust » assez désagréable, songeant (à tort peut-être) que le locuteur de l’expression n’avait sans doute jamais lu Proust, sinon, il aurait « ma madeleine de Proust » (mais peut-être était-ce tout le contraire, peut-être s’agissait-il de spécialistes de Proust en goguette, même si, toutefois, j’en doute), et à présent je me dis qu’il est dommage de ne pouvoir pas faire une expérience sans qu’elle passe systématiquement pas le filtre de la culture, laquelle, loin de nous rapprocher de notre expérience, nous en éloigne, voire nous en coupe. Dans son roman du même nom, Enrique Vila-Matas a décrit cette pathologique sous le nom de « mal de Montano », une maladie de littérature : qui s’en trouve atteint ne pense ni ne parle ni ne respire que par la littérature. Et, sans doute, ce mal, eussions-nous mieux fait de l’appeler le « mal de Vila-Matas », ou « vilamatassite », aiguë ou chronique, c’est selon, car c’est ainsi que les livres de Vila-Matas sont faits : des livres des autres auteurs qu’il admire. Ce mal, j’en fus moi-même atteint, en partie, du moins, comme tous les écrivains depuis des siècles, et je me souviens qu’un jour je décidai d’en guérir. Le récit de cette guérison occupe trois volumes, qu’il faudrait un jour réunir en un seul, récit à la fin duquel tout brûle. Après quoi, l’on respire mieux. Enfin, c’est ce que je crois.

journal de bord de Kew gardens — épisode 5

c jeanney
, 10/12/2024 | Source : TENTATIVES


après avoir suivi le voyage difficile d'un escargot dans le parterre central, caméra embarquée à ras du sol
des pieds s'avancent
cette fois-ci deux hommes, l'un jeune et l'autre plus âgé
j'aime beaucoup ce passage [1]

j'ai une tendresse pour ce passage
parce qu'il y est question de la folie, et que ce sujet est on ne peut plus brûlant pour VW
la folie d'un vieil homme qui a sans doute été confronté à la guerre
qui dit "and now, with this war, the spirit matter is rolling between the hills like thunder"
il est montré "de face", c'est-à-dire sans fard, sans interprétation
on peut juste se faire une idée de son allure grâce à des comparaisons
sa démarche rather in the manner of an impatient carriage horse tired of waiting outside a house
ce qui est important c'est que VW ne le juge pas
elle regarde
elle le regarde avec attention, avec beaucoup de sérieux, comme elle porte son regard sur tout, avec la même intensité, que ce soit sur un escargot, un couple, le balancement des fleurs
tout ce qui est vu possède une égale importance
c'est vivant, et c'est là
ce n'est pas là par hasard même si c'est dû au hasard de la vie, du mariage, de chemins plus ou moins praticables pour un gastéropode
tout a son importance, sa légitimité à être, il n'y a pas de hiérarchie
l'insecte est aussi irremplaçable que le promeneur pour rendre le paysage complet, complètement

je tente de garder en tête ce que j'ai appris en traduisant Les Vagues
toujours faire attention à la ponctuation, qui est le souffle, qui est la façon d'enrober ce que l'on montre, et essayer de ne pas casser l'ordonnancement de ce qui apparaît en respectant l'ordre d'apparition "à l'écran"

et bien sûr, je n'ai rien oublié, j'ai déjà traduit ce passage pour Des fantômes sous les arbres, et je me souviens bien d'être en colère
il y a le mot murmuring
dans
He could be heard murmuring about forests of Uruguay

murmuring : The action of murmur, v. To talk in a hushed or indistinct voice. To make a low continuous sound, bref, murmurer donc
parler à voix basse, ou même chuchoter, pourquoi pas, ce n'est pas très compliqué de traduire murmuring
dans la traduction de la Pléiade, traduction de référence, LA traduction a priori
voilà comment est traduit He could be heard murmuring about forests of Uruguay
(ce vieil homme secoué par la guerre et par la folie de la guerre qui se penche pour parler avec une fleur, l'image douce, bienveillante, comique mais aussi déchirante, d'un vieil homme abimé par le monde)
"On l'entendit marmotter des divagations sur les forêts d'Uruguay"

à la limite marmotter passe encore ("Parler entre ses dents, remuer les lèvres sans se faire entendre") même si c'est souvent utilisé pour se moquer (exemple du Robert : "Les vieilles marmottent tout le jour leurs Patenôtres comme de vieux singes.") (ou encore : "Chatoff qui avait à peu près perdu la tête, commença à marmotter je ne sais quoi.", Dostoïevski)
mais des "divagations" ?
traduire murmuring par "marmotter des divagations", pour moi c'est comme faire un croche-pied à un texte qui ne peut pas se défendre
c'est regarder en surplomb, et en domination, le plus faible des faibles, le pauvre fou, rendu fou par la vie
une petite violence facile et sans doute inconsciente
c'est mécomprendre totalement ce qu'est et veut dire Kew gardens, ce qu'il signifie pour nous qui aimons VW
(mais bon, je sais bien qu'il y a des choses plus tristes à lire)
j'espère que cette traduction labellisée, certifiée excellente par sa publication dans la Pléiade, n'est pas celle qui est la plus lue
point positif, dans toutes les autres traductions que j'ai en ma possession, personne n'a commis cette faute (car c'est une faute, pas une erreur)

je coince sur
he raised his eyes and fixed them very steadily in front of him while his companion spoke, and directly his companion had done speaking he looked on the ground again and sometimes opened his lips only after a long pause and sometimes did not open them at all
parce que je veux garder cette longueur qui n'est pas découpée de virgules
le geste du jeune homme, le mouvement de son regard est fluide, parfois devant, parfois au sol, ce qui produit une sorte d'effet sinueux qui appuie sur la ligne du temps rythmé ou non de pauses
le jeune homme s'adapte, comme s'il protégeait la parole du vieil homme, comme s'il l'accompagnait (companion apparaît deux fois)
le in front of him dans fixed [his eyes] very steadily in front of him me pose problème, je visualise la scène, j'ai envie d'en rajouter, de traduire par "fixer très régulièrement un point droit devant lui", mais c'est sursaturer le texte, j'ajoute un point, alors qu'il n'y en a pas
et ce n'est pas faux, qu'il n'y en ait pas, il n'y a rien à fixer, pas de point de vue décisif, pas d'objectif, quand on marche à coté d'un homme dont les gestes sont irresolute and pointless
si j'ajoutais ce "point droit devant", je placerais une sorte de marquage, une borne, un repère, à un endroit où c'est le flou qui règne

j'en vient à me demander s'il n'y a pas une sorte de parallélisme à faire entre cette phrase, ligne changeante du regard, bouche ouverte ou fermée, et le vol erratique des papillons au début du texte

j'ai aussi des soucis avec
The elder man had a curiously uneven and shaky method of walking, jerking his hand forward and throwing up his head abruptly
c'est souvent comme ça, je veux dire cette gêne que j'ai, lorsqu'il y a deux verbes proches
jerking et throwing up
et il faut que je me méfie de la symétrie qui me vient en français : les mains sont lancées en avant, j'aurais vite fait de donner à la tête des secousses vers l'arrière pour dire le tiraillement, alors qu'en anglais il n'y a pas de symétrie, c'est beaucoup plus gesticulé / anarchique

je reviens à la phrase précédente (parce que c'est toujours un système de va et vient, ça n'a rien de linéaire cette avancée)
and sometimes opened his lips only after a long pause and sometimes did not open them at all
là il y a le souci des deux sometimes, parfois oui, parfois non, sauf que le parfois-oui ne s'applique que si et seulement si, c'est très bancal, ce oui&non, avec un presque-oui et un très-très-non, la démarche du vieil homme oblige à le suivre en restant totalement désarticulé, et ça voit dans la phrase, là non plus pas de symétrie du tout
(ce qui est au final normal, c'est un jardin à l'anglaise, pas à la française)
ça me force à la gymnastique, comment rendre sans virgules (ou avec le moins possible de virgules) le only et la répétition comme un léger balancement du "parfois"

(c'est là que ce journal de traduction à ciel ouvert m'est utile : en voulant expliquer à autrui pourquoi je coince, je comprends mieux pourquoi je coince, ce qui n'arriverait pas si je traduisais dans mon coin en circuit fermé)

après beaucoup d'autres difficultés pour un si petit passage
(mais c'est très logique avec VW)
j'en arrive à (work in progress) :


Cette fois c'était deux hommes. Le plus jeune des deux montrait une expression d'un calme peut-être artificiel ; il levait les yeux et les fixait résolument droit devant lui pendant que son compagnon parlait, et dès que son compagnon s'était tu il les replongeait vers le sol et parfois il ouvrait les lèvres quand la pause était longue et parfois il ne les ouvrait pas du tout. L'homme plus âgé marchait d'une façon curieusement irrégulière et flageolante, en jetant une main vers l'avant et en secouant soudain la tête, un peu à la façon d'un cheval d'attelage impatient et fatigué d'attendre devant la maison ; mais chez l'homme ces gestes étaient indécis et sans but. Il parlait presque en continu ; se souriait à lui-même et reprenait, comme si le sourire lui avait répondu. Il parlait des esprits – les esprits des morts qui, selon lui, étaient en ce moment même en train de lui raconter des bizarreries de toutes sortes sur leurs expériences au Paradis.
« Le Paradis était connu des anciens sous le nom de Thessalie, William, et maintenant, avec cette guerre, la substance des esprits déferle entre les collines comme le tonnerre. » Il fit une pause, sembla écouter, sourit, secoua la tête et continua :
« Tu prends une petite batterie électrique et un morceau de caoutchouc pour l'isolation du fil – isolation ? isolement ? – bref, passons sur les détails, pas besoin d'entrer dans des détails qui seraient compliqués à comprendre – et pour faire court la petite machine se place n'importe où pourvu que ce soit commode près de la tête de lit, mettons, sur un support d'acajou bien propre. Tout cela très correctement installé par des ouvriers sous ma direction, la veuve y applique son oreille et elle convoque l'esprit d'un signe convenu à l'avance. Les femmes ! Les veuves ! Les femmes en noir. »
Là, il sembla être saisi par la vue au loin d'une robe de femme que l'ombre rendait noire et pourpre. Il ôta son chapeau, se posa la main sur le cœur, et se précipita vers elle tout en grommelant et en gesticulant avec fébrilité. Mais William le tira par la manche et toucha une fleur de l'extrémité de sa canne pour détourner son attention. L'ayant regardée un moment dans une sorte de confusion le vieil homme y pencha son oreille et sembla réagir à une voix qui s'adressait à lui, car il commença à parler des forêts d'Uruguay qu'il avait visitées des siècles auparavant en compagnie de la plus belle jeune femme d'Europe. On pouvait l'entendre dire à voix basse les forêts d'Uruguay couvertes par les pétales de cire des roses tropicales, les rossignols, les plages, les sirènes, les femmes noyées en mer, tandis qu'il souffrait de se voir entraîné par William, sur le visage duquel grandissait lentement une patience stoïque de plus en plus profonde.

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)


[1] This time they were both men. The younger of the two wore an expression of perhaps unnatural calm ; he raised his eyes and fixed them very steadily in front of him while his companion spoke, and directly his companion had done speaking he looked on the ground again and sometimes opened his lips only after a long pause and sometimes did not open them at all. The elder man had a curiously uneven and shaky method of walking, jerking his hand forward and throwing up his head abruptly, rather in the manner of an impatient carriage horse tired of waiting outside a house ; but in the man these gestures were irresolute and pointless. He talked almost incessantly ; he smiled to himself and again began to talk, as if the smile had been an answer. He was talking about spirits—the spirits of the dead, who, according to him, were even now telling him all sorts of odd things about their experiences in Heaven.
"Heaven was known to the ancients as Thessaly, William, and now, with this war, the spirit matter is rolling between the hills like thunder." He paused, seemed to listen, smiled, jerked his head and continued :
"You have a small electric battery and a piece of rubber to insulate the wire—isolate ?—insulate ?—well, we'll skip the details, no good going into details that wouldn't be understood—and in short the little machine stands in any convenient position by the head of the bed, we will say, on a neat mahogany stand. All arrangements being properly fixed by workmen under my direction, the widow applies her ear and summons the spirit by sign as agreed. Women ! Widows ! Women in black----"
Here he seemed to have caught sight of a woman's dress in the distance, which in the shade looked a purple black. He took off his hat, placed his hand upon his heart, and hurried towards her muttering and gesticulating feverishly. But William caught him by the sleeve and touched a flower with the tip of his walking-stick in order to divert the old man's attention. After looking at it for a moment in some confusion the old man bent his ear to it and seemed to answer a voice speaking from it, for he began talking about the forests of Uruguay which he had visited hundreds of years ago in company with the most beautiful young woman in Europe. He could be heard murmuring about forests of Uruguay blanketed with the wax petals of tropical roses, nightingales, sea beaches, mermaids, and women drowned at sea, as he suffered himself to be moved on by William, upon whose face the look of stoical patience grew slowly deeper and deeper.

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Jérôme Orsoni
, 10/12/2024 | Source : cahiers fantômes

Pourquoi se sentir solidaire d’un x simplement parce que c’est un x et qu’on est soi-même un x ? Cela, je ne le comprends pas. La raison de cette incompréhension est sans doute que si je suis bel et bien, bel surtout, un certain nombre de x — si je possède un certain nombre de propriétés “objectives”, je n’aime pas ce mot, ou “objectivables”, je ne l’aime pas plus, celui-là, d’où les petits guillemets dont je les encadre —, je ne me sens pas un x quel qu’il soit parmi ces x-là. Même me dire “écrivain”, j’ai fini par me résoudre à le faire parce que tout le monde le disait — y compris des gens qui ne l’étaient pas ou de très mauvais — et que moi je ne voulais pas laisser les autres occuper une place que je pourrais occuper moi aussi, mais ce mot ne me plaît pas non plus, je me sens pas “écrivain” au sens d’une corporation ou de je ne sais quoi du genre, je suis “écrivain” parce que j’écris, parce qu’écrire donne ou plutôt me permet de trouver des sens à ma vie, mais je ne me sens pas solidaire d’un x parce que cet x est écrivain et que moi je le serais aussi, cela me semble incompréhensible. Or, je le vois bien, c’est ainsi que la vie sociale fonctionne — simplement parce que c’est ainsi que les gens s’associent entre eux, les peuples deviennent des peuples parce que des gens qui se trouvent au même endroit au même moment se disent : « Tiens, est-ce que ça ne ferait pas de nous des x ? Et est-ce que nous, en tant que x, nous ne serions pas radicalement différents des y, ces saloperies de sous-hommes qui vivent à un quart d’heure à pied de chez nous ? » —, et cela, je ne le comprends pas. C’est-à-dire : oui, je le comprends, je comprends que les gens font ce qu’ils font, mais je ne comprends pas pourquoi ils font ce qu’ils font, je n’y vois aucun sens ou alors un sens absurde. Récemment, il a été question d’un écrivain qui venait d’être emprisonné dans un pays dont il est ressortissant notamment parce que, disait-on,  ses propos avaient porté atteinte à la sûreté de l’État dont il est ressortissant (un État qu’heurtent de simples phrases prononcées par un homme âgé de 75 ans n’est pas un État très sûr de lui-même, cela, au moins, je crois qu’on peut le dire sans trop risquer de se tromper) et heurté le sentiment national du pays dont il est ressortissant et qui l’a emprisonné par conséquent pour le punir. Beaucoup de choses ont été dites à ce sujet par des gens qui semblaient plus ou moins bien le connaître, la plupart employant les mots que tout le monde emploie en général dans le débat public, des mots qui n’ont pas grand sens mais qui font sérieux, des mots qui font peur, des mots comme « extrême-droite » ou « islamiste », et j’en ai entendu certaines qui m’ont semblé effarantes, comme celles qui tendaient à justifier ou à rendre compréhensible, ce qui je crois est pire encore, le fait d’enfermer quelqu’un dans une prison simplement parce que cette personne a prononcé des phrases, mais à aucun moment je ne me suis senti solidaire de cet écrivain parce qu’il était écrivain. Il m’a semblé terrifiant qu’on puisse jeter des gens en prison simplement en raison de leurs opinions, mais si cette personne avait été boucher ou chauffeur de taxi, je n’aurais pas perçu les choses différemment. Mais les gens, si. D’ailleurs, si l’on parlait de cette personne-là, et pas de tous les bouchers et chauffeurs de taxis qui, dans le monde, se retrouvent en prison simplement parce qu’ils ne pensent pas comme l’État veut qu’ils pensent, c’est parce qu’il est un auteur de livres à gros tirage qu’on invite sur les plateaux de télévision pour raconter ce qu’il a à raconter, et rien que cela était choquant : qu’on parle de quelqu’un parce qu’il est connu et non parce qu’il existe, parce qu’il est en vie, parce qu’il pense, parce que c’est une personne, un être humain. Mais c’est la vie sociale, c’est comme ça. J’ai beau écrire que c’est stupide, c’est ainsi que les gens vivent, continuent de vivre, s’entêtent à vivre. Des prix Nobel de littérature se mobilisent, des comités de soutien se créent, non parce que cette personne est en vie, mais parce qu’elle est connue : les inconnus, dont pourtant les prisons sont pleines, tout le monde s’en fout. Des x défendent des x non parce que ces x sont, mais parce que ce sont des x. Il suffirait d’un peu d’amour, pourtant, d’un peu d’amour — et j’emploie ce mot sans ricaner, sans même rougir de honte, au sens propre du terme que tout le monde comprend spontanément —, d’un peu d’amour comme raison d’agir pour que la physionomie générale de la vie sociale soit métamorphosée, mais ce n’est pas pour cela que les gens agissent, non, jamais. C’est lamentable, n’est-ce pas ? Oui, et d’autant plus lamentable que je n’y puis rien, absolument rien, je suis impuissant, et tout ce que je puis faire, c’est continuer de penser, et continuer d’écrire. Mais j’ai déjà écrit bien plus que je ne le voulais. Je voulais écrire un aphorisme, tout au plus. Il est temps de me taire. Et de conclure pour aujourd’hui. Suite logique, après Daphné, c’est moi qui suis en train de tomber malade, et qui passerai donc les jours qui viennent à dormir. Sans doute ce qu’il y a de mieux à faire.

Procédures

Clément Alfonsi
, 10/12/2024 | Source : Anath & Nosfé

La vie comme suite de procédures.
Non, ça ne marche pas. Pas vraiment. Non.
La procédure cherche à clarifier.
On rend la vie plus claire, on la saisit
et alors on se dit que tout va mieux.
Perfect Days. Mais cela cache autre chose.
La procédure ou bien ne dure pas
ou bien devient enfer procédurier.
Cela s’effondre et nous effondre avec.
Fin de procès : procédure aux ordures.

Ricochets/ 49

Laura-Solange
, 10/12/2024 | Source : JARDIN D'OMBRES

 


1/ Écho et paroles. Qui est premier? Ombre et lumière qui vont de pair tout au long de la vie. Et dans le flux d'instants non encore advenus, d'où viendra l'écho. On vient tous de lointains dont on pense avoir oublié l'existence, mais les mots qui se murmurent sur nos lèvres ou qui se tracent sur la feuille blanche ont le poids d'un avant. Et l'on voudrait juste une parole nouvelle.

2/ Comme enveloppée d'une vague sensation de bien-être, après l'incertitude et le doute qui me visitent plus souvent qu'il ne serait nécessaire. Et pourtant le dehors est empli de grisaille et de fraîcheur, la nuit fut entrecoupée d'un long temps d'insomnie, les nouvelles qui sillonnent les radios guère réjouissantes, mais la matinée fut dense entre des paroles qui se sont livrées, échangées, et des textes qui se sont écrits et partagés.

3/ C'est de nouveau un jour à naître, et qui est déjà en fusion. Et les échos toujours plus nombreux vont et viennent, trouvent un élan pour aller de l'avant. Des mésanges et des merles se croisent entre des branches et colonisent les creux, les espaces laissés vides. Entre les livres qui me cernent, je m'abreuve, je bois à la source pour me recréer. Je suis jardin et ombre et encore.

4/ Comment capter ce qui surgit à chaque instant et qui s'effiloche dans l'indifférence? L'attention à porter à chaque petite chose, à chaque détail de vie qui se colle sur la rétine nous fait rester vivant, nous contraint à la vigilance. Et écrire pour imprimer le tout dans ce mental plein de béances qui se creusent de plus en plus profondément. Les heures qui passent ainsi sont porteuses d'éclats, et d'éclairs.

5/ Des cris se tassent au fond de soi. Lorsque le jour décline, on les entend remuer, comme une musique sauvage, au rythme incessant, comme le choc des sabots des chevaux lancés au galop sur la plage, frappant et frappant encore, et l'on s'attendrait à entendre hurler des cavaliers, sagaies entre les mains, prêts à en découdre face à des assaillants dont ils n'ont pas encore pris vraiment la mesure.

6/ Le rhizome d'émotions qui serpente dans les profondeurs de chacun d'entre nous colore les joues et nous recrée à chaque instant. Nous passons de l'une à l'autre au gré de rencontres, de mises en abyme de situations et nous réagissons avec le réservoir que nous avons amassé au fil de nos vies. On est collé à soi, imbriqué dans une texture d'être infiniment complexe dont il est difficile de s'extraire.

7/ L'univers mental du jour dépend un peu du livre dont mes mains s'emparent lorsque doucement la lumière entre dans la maison. C'est une sorte d'improvisation après avoir lu les quelques lignes qui se présentent sous les yeux, et vont donner l'élan pour orienter les mots qui ne savaient pas qu'ils allaient se déposer sur la page du traitement de texte. Je ne cherche rien de très précis, sinon à écrire.

(photo d'un tableau de Monch)

91224

Jérôme Orsoni
, 09/12/2024 | Source : cahiers fantômes

Comme tous les ans à la même époque, Daphné est malade. Comme tous les ans à la même époque, je la veille. Et, comme tous les ans à la même époque, tout cela, je l’écris dans mon journal. Tout se répète, en quelque sorte. Même si j’avais prévu de faire autre chose de ma journée, étant donné le mauvais temps qu’il fait (à vrai dire, à part de brefs coups d’œil, je n’aurai presque pas regardé dehors de toute la journée, cela ne m’aura pas intéressé, le bruit venant des sirènes des véhicules d’urgence suffisant à me faire parvenir toutes les informations dont j’ai besoin sur le monde extérieur : comme d’habitude, il ne se passe rien), je ne déplore pas le fait de rester à la maison avec elle. Après qu’elle s’est levée pour le petit déjeuner, elle retourne se coucher et, moi aussi, je décide de m’installer sur mon lit, où je m’entoure de livres que je passe une bonne partie de la journée à lire. En relisant ce que j’ai écrit dans mon journal, le six décembre deux mill vingt-trois et le 13.12.22, je ne me souviens pas du conte que je dis avoir écrit. Alors, je le cherche sur mon ordinateur et, quand je finis par le retrouver, péniblement je le lis. Mais je ne sais pas ce qui m’est pénible : le fait de le lire ou de l’avoir écrit. Peut-être que, c’est la fin de la journée, je manque d’air et que le poids qui commence à peser sur le bas du front et les haut des paupières, signe de fatigue, de lassitude, m’empêche de comprendre correctement ce que j’écris. Ou alors, peut-être que c’est mauvais. Je ne sais pas. Pour le savoir, j’entreprends de le relire et me surprends bientôt à y apporter diverses corrections : Histoire du rêveur / Muhammad De Jongh nous déclara qu’il en avait assez de se souvenir uniquement de ses rêves ; ses rêves, il voulait les vivre. Il ne suffit pas, avait-il ajouté, ce matin-là de septembre, il ne suffit pas d’être le spectateur de son inconscient, il faut en devenir l’acteur principal. Comment avait-il l’intention de s’y prendre, lui demandai-je, en réponse, pour ce faire ? Comment penses-tu, réussir, Muhammad, là où tout le monde a échoué avant toi ? Muhammad De Jongh eut un sourire ironique, signe de l’intelligence supérieure qu’il se prêtait, et que peut-être il avait, je ne sais pas la mesurer, et affirma que c’était très simple, qu’il suffisait d’harmoniser les cycles du sommeil et de la lucidité. Il avait trouvé comment, par une technique de respiration particulière, technique de son invention à propos de laquelle il garda néanmoins le silence, comment accorder ces cycles qu’on a cru opposées pendant des millénaires. Grâce à sa technique, ajouta-t-il, il pourrait vivre ses rêves, et non plus les subir, comme tout le monde, subir, toujours subir, mais agir pleinement : tout ce vent qu’on nous vend, plaisanta-t-il, mais ce n’était pas drôle, je le pressentais, toutes ces histoires de conscience et d’inconscience, c’est pour les faibles, les esclaves de la vie, il faut n’être ni conscient ni inconscient, mais agissant, pleinement. La conscience est la chienne de l’action, conclut-il. Ensuite, Muhammad De Jongh s’est retiré dans sa chambre. Et, chose qu’il ne fait pas d’habitude, il en a fermé la porte à clef. Nous ne le vîmes plus pendant des semaines, comme s’il avait disparu. En effet, personne ne l’avait vu sortir de sa chambre, et ceux d’entre nous qui, à plusieurs reprises, étaient allés lui rendre visite pour prendre de ses nouvelles avaient trouvé porte close, et nulle réponse à leurs insistances. Certains prétendaient qu’il avait pris une sorte de fuite onirique, que son but, unissant sa conscience et son inconscient dans des rêves agissant, était de passer dans un autre monde au-delà du sommeil et de la veille, ils en avaient entendu parler, c’était plus que des rumeurs, il n’était pas le premier à réussir dans cette entreprise. Au début, ces racontars furent accueillis par des ricanements ou des haussements d’épaules. Mais derrière cette quiétude de façade, on le sentit très vite, l’inquiétude gagnait du terrain. Quelque chose d’inexplicable s’était produit derrière cette porte close, qui ne devait plus nous laisser le moindre repos, à nous, humbles, qui étions demeurés de ce côté-ci. Y avait-il encore quelqu’un derrière la porte close de Muhammad De Jongh ? La question se faisait chaque jour plus obsédante. Et bientôt, les autorités ne purent plus ignorer l’agitation qui allait croissante. Quoi qu’il en coûte, il fallait savoir ce qui se tramait derrière cette porte. À huit heures zéro zéro, le 12 octobre, une brigade d’intervention spéciale se trouvait en position devant la porte de la chambre de Muhammad de Jongh. Le chef des opérations affichait un visage de fer, dur et sûr de lui. D’un mouvement presque imperceptible du menton, il indiqua la porte à l’un de ses hommes. Celui-ci se dirigea vers elle, actionna la poignée  à plusieurs reprises et, devant la porte qui demeurait close, se retourna vers le chef des opérations à qui il fit ostensiblement non de la tête. Alors, le chef des opérations répondit par un autre mouvement de menton et son homme, d’un coup de l’épaule droite, bref mais ferme, fit céder la porte dont la serrure minimaliste n’avait rien du bunker. Un autre signe de menton et trois autres hommes pénétrèrent dans la pièce où une odeur de cadavre en décomposition les attendait. La porte fut rapidement refermée et le petit attroupement qui s’était formé pour assister au théâtre des opérations dispersé. Depuis lors, les autorités ont tout fait pour étouffer l’affaire. Elles prétendent que Muhammad De Jongh a décidé de poursuivre le jeu d’acteur de ses rêves ailleurs, mais nous savons que c’est faux. Où serait-il allé ? Et moi, qui me trouvais sur les lieux lors de l’ouverture de la porte, j’ai vu ce qu’il y avait derrière. J’ai vu le sang répandu sur le lit et le sol de la chambre de Muhammad De Jongh. J’ai vu son cadavre suicidé. Certains racontent qu’il fit une découverte embarrassante pour les autorités et que c’est durant l’opération que les forces de la brigade d’intervention spéciale ont mis fin à ses jours en simulant un suicide, mais cela aussi est faux ; je le sais, je l’ai vu. Sur le mur à côté du lit qu’il avait installé dans le coin droit au fond de sa chambre, il y avait écrit en grosses lettres de sang ce simple mot : ASSEZ. C’est tout, et le mot était là avant que les forces de la brigade d’intervention spéciale n’enfoncent la porte. Et personne n’avait pénétré dans la chambre de Muhammad De Jongh depuis ce jour de septembre où il avait décidé de s’y enfermer pour rêver. Entre ceux qui n’osent pas en parler et ceux qui s’imaginent qu’on les manipule, personne ne cherche plus la vérité. Personne ne cherche jamais la vérité. Pourtant, moi, qui ai vu ce que j’ai vu, je crois savoir de quoi il en retourne. Il paraît que, parmi ses effets personnels, les forces de la brigade d’intervention spéciale ont découvert un carnet dans lequel il relatait ses expériences de rêves actifs. On raconte encore, parmi le cercle de ceux qui savent qu’il ne faut aborder ces questions qu’en murmurant afin que les mots ne sautent pas dans l’oreille d’un autre à qui on ne les chante pas, on raconte qu’il était parvenu à abolir la distinction entre le rêve et la veille et qu’accablé par la violence de ses visions, de ses hallucinations, qui n’étaient plus ni des visions ni des hallucinations, qui ne se confondaient pas non plus avec la réalité, mais étaient devenus des réalités en chair et en os, il n’avait plus d’autre solution pour trouver un peu de repos que d’en finir. Il choisit de s’ouvrir les veines à cause du côté dramatique de l’acte, le sang sur les murs ayant quelque chose de théâtral qui ne devait pas être pour lui déplaire en son ultime adieu. Qu’il ait réussi, que ce carnet existe, je le crois. Mais cela n’est pas suffisant : il faut que je mette la main sur son carnet. Pas pour tirer cette affaire au clair : quelle importance maintenant qu’il est mort ? Non, je crois que Muhammad De Jongh avait raison, mais qu’il n’était pas prêt pour ce qu’il s’apprêtait à affronter. Je crois que, fort de son expérience, je pourrais abolir, moi aussi, la différence entre le rêve et la veille, et ne pas être détruit, moi, contrairement à lui, et en tirer une grande force ; — la grande force.

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c jeanney
, 09/12/2024 | Source : TENTATIVES

À cause de NT, j'ai laissé sur le côté la re-traduction de Kew gardens. J'ai oublié qu'un livre est d'abord un objet. Le nez sur les mots j'ai oublié l'emballage, zoom arrière, zoom très en arrière. La conférence de Franck Senaud, Une histoire du livre, me réveille, avec une quantité copieuse d'images qui font toutes font bouger l'espace dans ce qui me sert de tête, un accordéon à soufflets. La nature naturelle du temps rabat les soufflets l'un sur l'autre quand je ne fais pas attention, et je ne vois même plus que je manque d'air, cette conférence m'a fait l'effet inverse, soufflets dépliés réouverts. Alors = reprendre la traduction, re-traduction de Kew gardens, un texte court, tenter sa mise en page, son impression, reliure, couverture, décor. Et si je m'en sors correctement (le mot « correctement est d'une ambiguïté certaine), même procédure avec ma traduction des Vagues. Et normalement (« normalement » aussi est ambigu), je devrais être capable de fabriquer le troisième volume que je vise, le texte des Vagues accompagné du Journal de bord de ma traduction, donc un nombre de pages très augmenté, et les problèmes de reliure adaptée au format suivront. Ce que je ne sais pas : est-ce que j'inclue dans ces trois livres faits main le texte original ? oui, sans doute, sûrement, peut-être, oui, ce serait mieux (pourquoi pas un tête-bêche ?). C'est donc très haut, cette montagne, « montagne » n'étant pas si ambigu que ça, et « petite cuillère » non plus, je la prends. Et puis j'ai plutôt hâte de mettre les mains, pliage, collage, couture, tests avec fabrication de pochoirs ou autres techniques dont je n'ai pas encore idée. Et rien ne dit que NT n'avancera pas en arrière-plan. Il faut peut-être que je cesse de voir le temps comme des dominos qui se juxtaposent les uns derrière les autres en ligne, en mur, mais plutôt comme du tissu étendu, détendu et froissé, ou comme des tentacules multiples qui avancent ensemble et séparément sous le beau parachute souple et translucide d'une méduse.

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Jérôme Orsoni
, 08/12/2024 | Source : cahiers fantômes

Parler patois. — La théorie théorique de Danto — il n’y a pas d’art sans théorie de l’art — est séduisante, mais que nous dit-elle, en vérité, sinon que son auteur l’a formulée à New York dans les années 1960 ? Et, c’est la question qui m’intéresse aussi, est-il possible de sortir de son propre point de vue, de dépasser l’époque qui est la nôtre pour parvenir à dire quelque chose des choses telles qu’elles sont ? Y a-t-il seulement des choses telles qu’elles sont ? Indépendamment de tout patois. La théorie de l’art comme pratique consciente d’elle-même rendue possible par des théories de l’art, telle que Danto la formule dans son article « The Artworld » de 1964, s’inscrit de façon cohérente dans la perspective hégélienne qui est la sienne, mais elle semble tout à fait circulaire — l’art est ce qui est rendu possible par une théorie de l’art — et, passablement, ethnocentriste. Danto écrit notamment : « It is the role of artistic theories to make the artworld, and art, possible. It would, I should think, never have occured to the painters of Lascaux that they were producing art on the walls. Not unless there were neolithic aestheticians. » La dernière remarque est ironique, certes, mais cette ironie highbrow cache assez mal l’étroitesse du concept d’art tel que l’entend Danto : il n’y a pas de preuves que Cro-Magnon ne disposait pas d’un concept d’art, tout ce que l’on peut dire, c’est que nous n’en avons pas la trace et, quand bien même il ne disposait pas d’un concept d’art, cela ne prouve en aucune façon qu’il n’était pas un artiste puisque les œuvres qu’il a peintes à Lascaux et dont nous avons encore la trace, nous les considérons comme des œuvres d’art. Danto répondrait que c’est parce que nous avons des théoriciens de l’art néolithique (à défaut de théoriciens néolithiques de l’art) que ces œuvres nous les considérons comme des œuvres d’art, mais cela encore est circulaire. Au contraire, supposons que Cro-Magnon n’avait de concept d’art, si ces œuvres nous les considérons comme des œuvres d’art, n’est-ce pas que des œuvres d’art sont possibles sans théorie artistique, et ce, en quelque sorte : avant toute théorie artistique ? En outre, il y a un double sens (au moins) du terme art. Dans la phrase de Danto, il y a une confusion possible entre l’art au sens de Cro-Magnon et l’art au sens d’un New-Yorkais de 1964. Ainsi, on peut lire la phrase comme signifiant ou bien qu’il ne serait jamais venu à l’esprit de Cro-Magnon que ce qu’il faisait était de l’art au sens d’un New-Yorkais de 1964, ce qui semble crédible, encore que l’on puisse en douter (peut-être existe-t-il un sens du concept d’art qui soit anhistorique) ou bien qu’il ne serait jamais venu à l’esprit de Cro-Magnon que ce qu’il faisait était de l’art au sens d’un Cro-Magnon, ce qui ne veut plus dire grand-chose, et pas seulement parce qu’on n’en sait rien, n’ayant pas de traces autres que les œuvres qu’il nous reste de l’idée que Cro-Magnon se faisait de ces œuvres. Et c’est peut-être cela que Danto ne parvient pas à comprendre, qui présuppose toujours une dichotomie entre art et théorie de l’art ou monde de l’art, ces deux derniers termes se tenant dans une sorte de relation causale avec le premier dans la mesure où ils le rendent possible comme s’il fallait d’abord qu’il y ait une théorie de l’art pour qu’ensuite il y ait de l’art. Or, une théorie de ce genre nous enferme dans des paradoxes génétiques (qu’est-ce qui vient en premier, l’œuf ou la poule ?) dont on est certain de ne pas sortir beaucoup plus intelligents ni beaucoup plus avancés. Tout ce que montre Danto, en vérité, c’est qu’il met au point une théorie ad hoc pour son époque : sa théorie fonctionne afin d’expliquer pourquoi, selon lui, les boîtes Brillo de Warhol sont intéressantes, mais si nous nous en tenons à cette théorie, nous sommes incapables d’expliquer pourquoi les œuvres de Cro-Magnon sont intéressantes en tant qu’œuvres d’art parce que nous ne disposons pas de la théorie de l’art qui les a rendues possibles. On peut dire que les peintures de Lascaux n’étaient pas des œuvres d’art pour les peintres qui les ont peintes, mais cela revient à dire qu’elles n’étaient pas des œuvres au sens d’un New-Yorkais de 1964, alors que, ce que nous voudrions savoir, c’est en quel sens, pour eux, elles étaient des œuvres d’art, c’est-à-dire suffisamment importantes pour se donner le mal de s’enfoncer dans des galeries sombres et quasi inacessibles afin d’y peindre et d’y graver à la lumière de lampes à huile. La théorie de Danto ne nous apprend pas grand-chose sur l’art en tant qu’art, l’art en soi — ce que, pourtant, Danto prétend faire en racontant que les boîtes Brillo de Warhol révèlent l’essence de l’art —, mais beaucoup sur l’art au sens de New York 1964, ce qui n’est plus tout à fait la même chose. Après tout, pourquoi l’art au sens de Lascaux -23000 serait-il radicalement différent de l’art au sens de New York 1964 ? Et en quoi les boîtes Brillo se tiendraient-elles plus près de l’essence de l’art que les fresques de Lascaux, qu’on peut supposer plus proches de l’origine de l’art, qui plus est ? On ne peut pas présupposer un concept universel d’art — ce que, pourtant, Danto présuppose, puisque les théories de l’art sont des théories de l’art —, mais peut-on dire autre chose que voici comment les choses sont ici et maintenant ? Quand Danto écrit en parlant des boîtes Brillo de Warhol : « Outside the gallery, they are pasteboard cartons », en réalité, cette remarque ne porte pas sur l’œuvre en question, mais sur l’époque à laquelle cette phrase est formulée. À New York, en 1964, c’est seulement dans l’espace d’une galerie d’art que l’art contemporain existe, mais aujourd’hui ? Et demain ? Et au temps de Cro-Magnon ? Toute la théorie de Danto souffre ainsi de cet ethnocentrisme originel : universaliser la position dans laquelle on se trouve à l’époque de l’histoire à laquelle on se trouve. Ou, comme l’œuvre dont Arthur Danto fait la description, il l’a vue à New York dans les années 1960, toutes les œuvres d’art doivent obéir au même mode de fonctionnement. Ce qui est absurde. Pour sortir de l’absurdité, il faut ou bien réduire la théorie de Danto à son espace-temps d’origine, mais alors elle ne dit presque rien et ne vaut plus aujourd’hui que par sa valeur documentaire, ou bien il faut la rejeter en bloc parce que ce dont elle parle est beaucoup trop étroit pour avoir un sens pertinent et utilisable. En fait, dès qu’il est sorti de son contexte d’apparition le mot art au sens de Danto perd toute signification, ce n’est qu’un parler, le patois d’une tribu, un peu comme les mots que les groupes de jeunes gens emploient pour se singulariser, se distinguer les uns des autres, et surtout de leurs parents. La question intéressante, en revanche, est la suivante : existe-t-il autre chose que des patois ? Cette question se pose d’autant plus sérieusement que, dans une certaine mesure, le sens auquel nous employons le mot art est encore celui de New York 1960’s (cf. la banane de Cattelan : le choix du fruit lui-même n’est pas anodin, la banane étant une image associée à Andy Warhol, puisque c’est une banane qu’il a mise sur la célèbre couverture du premier album du Velvet Underground en 1967), et que nous pouvons facilement être victime d’une illusion : comme le sens est à peu près le même, ce doit être le vrai sens, ce qui est inexact, pour ne pas dire totalement faux. Peut-on s’exprimer autrement que dans son patois ? À cette question, je n’ai pas de réponse claire. Peut-être que non, peut-être que la seule chose qui distingue les patois les uns des autres, c’est que certains durent plus longtemps que d’autres, mais nous ne sommes pas sûrs que, dans le temps, ce soit toujours le même, que certains mots conservent toujours le même sens (s’ils fonctionnent comme les autres, nous sommes à peu près sûrs du contraire, et pourquoi fonctionneraient-ils différemment ?). À l’Opéra Bastille, hier, en assistant à une représentation du Rigoletto de Verdi, on pouvait avoir l’impression de parler le même patois qu’un Italien du milieu du XIXe siècle, mais rien n’est moins certain. Après chaque air célèbre (et il y en a quelques-uns dans Rigoletto), le public applaudissait à tout rompre, un peu comme il l’aurait fait à un concert de Jean-Jacques Goldman (qui n’en donne plus, des concerts, mais c’est peut-être l’influence d’Ivan Jablonka, on ne sait pas), et donc, en ce sens, il était clair que Verdi n’a pas pour le public parisien du premier quart du XXIe siècle (largement composé de touristes et de spectateurs qui ne connaissent pas l’histoire de cet opéra, au sens de l’intrigue, et encore moins l’histoire de l’opéra en tant que genre musical) le sens qu’il a pu avoir dans la conscience italienne (il n’y a qu’à regarder, pour s’en convaincre, la scène d’ouverture de Senso de Visconti, même si ce n’est pas Rigoletto, c’est Verdi) : pour un public, c’est de la pop amélioré, pour l’autre, c’est l’expression de l’âme d’un peuple. Est-il possible de dépasser l’intraductibilité réciproque des patois ? Sommes-nous limités à ces patois ? Et, si oui, est-ce un mal ? Est-ce une condamnation (au sens où nous serions condamnés à parler patois) ? Mais quelle faute aurions-nous commise pour subir un tel châtiment ? Est-ce un châtiment, n’est-ce pas plutôt une richesse ? Comprendre quelque chose, ce n’est pas découvrir un sens absolu ou le sens absolu (l’art au sens de Danto, par exemple), mais comprendre le plus de sens possibles, parler le plus de patois possibles (parler le patois de l’opéra au sens de la conscience italienne d’une unité nationale et au sens de la pop améliorée, les deux sont difficilement compatibles en même temps, mais on peut avoir envie de passer une bonne soirée sans faire la guerre à l’envahisseur, ce n’est pas un crime, surtout quand il n’y a pas d’envahisseurs), et surtout être conscient qu’il n’y a pas de patois unique, pas de patois en soi meilleur que les autres, même s’il y a des patois qui nous permettent de dire plus de choses, de faire plus de phrases, de comprendre plus de phrases, que d’autres. Et enfin, ne pas croire que son patois est meilleur que les autres, est autre chose qu’un patois, simplement parce qu’il est son patois à soi.