15.4.24

Jérôme Orsoni
, 15/04/2024 | Source : cahiers fantômes

Le temps que je perds parfois à simplement exister, serait-ce mieux si je le passais dans une chambre cryogénique en attendant de trouver quelque chose de plus intéressant à faire ? Mais combien de temps ? Cela, je ne le sais. À force de fabriquer du temps libre, ne fabriquons-nous pas de plus en plus de néant, non de cette matière sombre où tout se perd, trou noir de l’étant, mais de ces formes colorées aux lumières aveuglantes où, faisant une moue avec la bouche, la touriste allemande dans la fleur de l’adolescence se prend en selfie devant la grotte de Lascaux cependant que Mutti promène le chienchien et Vati tire sur son clope ? « Pourquoi ? » est un cri du cœur qui ne remonte probablement pas aux origines de mon humanité européenne, quand des envahisseurs venus d’Asie réduisirent à l’état de vestiges grossiers et obsolètes d’un passé lointain les paisibles gens de Néandertal qui vivaient là avant eux, avec leurs rites et leurs cultes, leurs ornements et leurs funérailles, il y a environ 40000 ans, à l’époque, déjà, en effet, on n’arrêtait pas le progrès, mais s’avère bien plus récent, en fait, peut-être date-t-il d’hier, d’ailleurs, c’est-à-dire de ma naissance, au jour du déluge, avant il n’y eut rien, jamais, et surtout pas de frère, et après ? après, ce sera l’âge de Daphné, du moins, je l’espère. Si, aujourd’hui comme hier, nous sommes condamnés au progrès, des migrations de populations en condamnant d’autres à l’extinction, le paradoxe, n’est-ce pas qu’il n’y a pas de progrès, et que c’est, depuis l’aube de l’espèce, la même histoire qui se raconte, laquelle on peut voir des deux côtés, comme aventure formidable ou comme horrible carnage, côtés qui ne sont qu’apparences diverses, en fonction des goûts, des inclinations, des sensibilités du moment, d’une seule et même réalité : il n’y a pas de chose en soi, le temps passe et les êtres meurent. Qu’il faille entreprendre un voyage de 20000 ans dans le passé, eût-il lieu, ce voyage, dans la reconstitution climatisée d’une des plus célèbres grottes aux parois peintes du monde, au fond, et malgré le kitsch du toc et son mépris de l’éthique, ce n’est pas le moindre mérite du progrès, il faut toujours regarder des deux côtés avant de traverser. Mais « Pourquoi ? », telle est la question que je ne puis m’empêcher de poser, bien que je sache qu’elle ne recevra pas de réponse, ou bien par hasard seulement, parce qu’en elle se love toute ma détresse, toutes mes angoisses, et mes passions aussi, mes fantasmes, mes désirs et mes délires, mon envie de vivre, mes craintes face à l’avenir, la conscience de ma misère et de ma nullité, une sorte de foi irréductible en moi-même qui méprise toute transcendance, la croyance en l’innocence du devenir, et ce, malgré les innombrables indices de sa culpabilité, et mon espoir d’enfant magnifique. « Comment penser sans dépenser ? », si ce n’était pas quelque jeu de mots douteux, je crois que la question mériterait d’être posée. Mais je ne le fais pas, ou alors par antiphrase, disant tout et son contraire. C’était faux, mais j’ai été ému, ou alors peut-être qu’il faisait un peu trop froid, ou alors peut-être que j’avais un peu trop honte, mon casque sur les oreilles dans lesquelles un guide péruvien me racontait des merveilles et des blagues quotidiennement répétées auxquelles on se sentait obligé de s’esclaffer. La vie est belle, mais peut-être pas à ce point. Je ne sais pas, quand je suis sorti de là, je me sentais étonnamment bien, comme tous les jours ces derniers jours. Est-ce que je deviens incurablement con ? Est-ce symptôme de sénilité précoce ? Le bonheur ? Quelle horreur. Et dire que tout cela — j’entends : l’histoire de l’humanité — est due à peu de choses, quasi rien, comme le coït face à face.

14.4.24

Jérôme Orsoni
, 14/04/2024 | Source : cahiers fantômes

Je n’ai pas envie d’avoir des idées sur tout ce sur quoi il faut avoir des idées pour espérer être quelqu’un d’important. Je n’ai pas envie d’avoir des idées sur le conflit au Proche-Orient, je n’ai pas envie d’avoir des idées sur l’avenir de l’Europe, je n’ai pas envie d’avoir des idées sur les violences inter, intra, extra, ou je ne sais quoi communautaires, je n’ai pas envie d’avoir des idées sur l’état des États-Unis de l’Amérique, je suis certain que les gens qui ont des idées à ces sujets sont des gens formidables, sinon nombre d’entre eux ne seraient pas des gens importants, cela va de soi, mais cela ne m’intéresse pas, ce n’est même pas que cela ne me touche pas, non, cela ne signifie pas, par exemple, que je ne me sente pas ému par la douleur des gens qui souffrent, il faut être ému par la douleur des gens qui souffrent, mais je n’y puis rien, et ce n’est pas que je me sente impuissant, non plus, non, ce n’est pas cela, mais alors qu’est-ce que c’est ? Ce n’est rien, justement. Qu’est-ce alors ? Quoi ? ce n’est pas la bonne question. Laquelle alors ? Où ? Où alors ? Ici. Là où je suis allé marcher ce dimanche matin. Il faisait chaud et j’ai cheminé autour du lieu où nous résidons, sans trop savoir où j’allais, je n’étais pas loin de la civilisation, non, j’étais juste à côté, mais il m’est arrivé d’avoir un peu peur de m’être perdu, j’ai tourné autour du lieu, à l’aveugle, me fiant à mon sens de l’orientation pour suivre la direction, m’aidant d’une flèche, d’une indication jaune de-ci de-là pour avancer sur le chemin, marchant au milieu des fleurs, des plantes sauvages qui poussaient, tapis bleu et jaune et blanc des fleurs vertes, des animaux volatiles qui s’expriment en cancan ou en volant, des lézards qui prennent la fuite à l’entente d’un pas. Au début de cette boucle périgourdine, je me suis arrêté quelques instants devant un lieu qui m’a semblé idéal. Il avait toutes les caractéristiques de la perfection : la simplicité, l’absence d’affectation, la sobriété. Et j’ai pensé : voilà un habitacle idéal en un lieu parfait. Et j’ai été réjoui par cette pensée que le monde abrite encore ce genre de lieux où je puisse désirer vivre non parce qu’ils expriment la richesse et la réussite sociale, mais parce qu’ils expriment tout le contraire : l’économie de moyens et la distance. Que faut-il d’autre, en fait, me suis-je demandé, que faut-il d’autre, en fait, pour être heureux sur terre ? Suivant mon chemin, je me suis dit : Rien. Tout est là. Tout est parfait. Et peut-être, oui, est-ce vrai qu’entre beaucoup dans ces sentiments de l’illusion propre au citadin qui, sortant de sa grande ville, une ou deux fois l’an, s’enivre du charme de la campagne. C’est vrai, mais cela ne m’a pas empêché de marcher. J’ai ramassé un bâton en chemin et je suis allé, ainsi, sans croiser personne, toujours suivant mon chemin, me disant que ce bonheur que je ressentais, le bonheur de marcher un bâton à la main, exprimait quelque chose de plus vieux que moi, de plus ancien que mon époque, de contemporain à mon espèce, pourtant, et j’ai songé encore, comme cela m’arrive souvent ces derniers temps, j’ai songé à mes aïeux, bergers dans les montagnes corses, et je me suis demandé si ce n’était pas la cause lointaine de ce sentiment d’accomplissement que je ressens quand je marche tout simplement.

on devrait venir plus souvent

caroline diaz
, 14/04/2024 | Source : Les heures creuses

À peine le pied posé sur le quai de la gare Saint-Charles, extase sous la lumière, on devrait venir plus souvent. Valises posées à Endoume, puis la Friche, écouter Anne Savelli et Pascal Jourdana. Échanges intenses. En quittant la Friche nous croisons par hasard C que je dois justement voir pendant le séjour. L’improbabilité de notre rencontre me réjouit, à l’image de l’improbabilité de notre amitié au temps du lycée.

Matin, la tête sur l’oreiller, des enfants sous nos fenêtres, leurs talons vifs sur le trottoir, leurs voix, cris, chants, l’ensemble comme une nappe compacte, difficile à décrire. Le café avec Fanny et Anne, accueillir Alice à la gare, allons voir la mer pour la première fois depuis notre arrivée, diner avec la bande, impulsions vitales, nous évoquons le projet à quatre mains, en serons-nous capables ?

Arrivée de Nina, le sentiment d’être complets. Déjeuners et promenades rituels. Faire semblant de se perdre dans le Roucas. Elle nous raconte son meuble à souvenirs, comment elle a commencé à écrire son mémoire. Impossible de retrouver l’endroit ou vivait A, il me semblait qu’elle habitait la Corniche, mais je suis incapable de reconnaître l’immeuble, je ne sais pas ce que j’attends de ce repère, comme si les lambeaux d’histoire devaient surgir d’un espace tangible.

C me donne rendez-vous au café de la place de la Corderie, elle me précise, celui dans l’encorbellement, j’aime qu’elle utilise ce mot, et qu’elle choisisse ce lieu que j’avais repéré la veille. Ce que je découvre de son enfance, je ne me souviens pas que nous en ayons parlé sur les bancs du Lycée Thiers, mais il me semble évident aujourd’hui que c’est à l’origine de notre lien.

Cimetière Saint-Pierre, immense, je glane quelques portraits sur médaillons, surtout des visages de femmes. Nous repartons depuis la Timone, je découvre les bâtiments immenses de l’hôpital, je ne peux m’empêcher de penser à la détresse de M à l’époque de notre vie à Marseille.

Nous marchons sur les hauteurs de Pastré, je me souviens que collégienne j’enviais les petites filles aisées qui y pratiquaient l’équitation. L’exploration Montredon, la ville à distance, mes souvenirs aussi.

De l’autre côté de la ruelle il y a une construction qui me fascine. Une baie vitrée reflète le bleu du ciel et un pin immense, qui la protège. Et la petite fenêtre avec son carreau cassé, comme une invitation à entrer, la dentelle des rideaux à mi-hauteur, l’accumulation de linge coloré, le désordre est beau, porte une histoire, je pense à la photographier plusieurs fois mais la plupart du temps elle est dans l’ombre.

Au Pharo, la sensation d’été, la chaleur humide comme à Bastia, l’effet de glissement des masses du fort Saint-Jean et du Mucem, La Major dont je n’avais aucune image avant de revenir ici avec Philippe, les navires rouges qui partiront pour la Corse ou l’Algérie. Il y a presque un plaisir à quitter la ville, parce que je sais que je vais revenir.

A toute vitesse

Anne Savelli
, 14/04/2024 | Source :


(Clermont-Ferrand, jardin Lecoq)

Cette semaine, je note à toute vitesse ce qui peut me servir, m'aider :
- André Manouchian (dont je ne devrais jamais oublier que l'émission Sur les routes de la musique est disponible en permanence, en 136 épisodes, sur le site de France Inter) explique que le discours qu'on tient devant un public, ou le concert qu'on donne, change selon l'écoute : on est meilleur quand on est bien écouté. C'est tout simple, mais il faut garder cela en tête quand on sent, en ne comprenant pas pourquoi, son énergie siphonnée à force de travailler seule et de n'avoir aucun retour. Même si, à d'autres moments, la création solitaire galvanise, eh bien, cette impression est normale, en fait. On compense l'énergie qu'on ne reçoit pas. On dépense deux fois : coté scène et côté public.
- Violette Leduc dit qu'on n'écrit pas pour un public nombreux mais pour un lecteur invisible. Ceux qui prétendent écrire pour "le public" ou "leur public" mentent, selon elle.
- De retour à Paris, après Marseille et avant de repartir à Clermont, je tente ce rituel qui me vient, soudain : pour renforcer la confiance en soi, effectuer un exercice d'admiration par jour. Admirer un objet, un lieu, détail sur lequel se focaliser pendant quelques minutes (pris, et ce n'est pas contradictoire, dans un agencement). Le lundi, c'est la mosaïque bleue et jaune de la piscine Pailleron ; le mardi, le paysage de campagne vu par la vitre du compartiment ; le mercredi, les arbres en fleurs du jardin Lecoq ; le jeudi, les ronds de lumière rouge et or que le soleil fait naître, à travers les vitraux, sur le sol dans la basilique Notre-Dame du Port.

- épuisement après plusieurs journées denses : il ne faut pas lutter. Il ne faut pas ruser pour travailler quand même.
- un livre qui paraît au moment même où on est dans le train, entre deux villes, entre deux projets d'autres livres : qu'est-ce que ça change ? Est-ce qu'on le laisse à quai ?
- pourquoi dans l'épuisement dont je parlais plus tôt, la seule chose que j'arrive à faire, c'est écrire ce semainier ?

- l'épuisement, c'est ne plus réussir à construire un agencement. Inutile de forcer. Il faut attendre que ça revienne. Agencement qui permettra de reprendre ce chapitre de Lier les lieux (le Perec) qui me résiste. Agencement qui me fera savoir si oui ou non je peux montrer quelque chose de Delphines dans la revue de Clermont à paraître fin mai. Agencement de Bruits, évidemment, toujours... Le podcast nécessite-t-il tant de remue-ménage ? Exige-t-il de réussir à combiner, en soi, ce qui veut et ne veut pas sortir, exige de se dire et refuse ? Je tente un début de montage. Voilà qui est plus fluide, en effet.

13.4.24

Jérôme Orsoni
, 14/04/2024 | Source : cahiers fantômes

Tout change si vite qu’on se demande à quoi bon faire les mêmes gestes. Pourtant, les mêmes gestes, quand même, tout changeant, ils ne seraient pas vraiment les mêmes, gardent dans leur mouvement des souvenirs qui, autrement, disparaitraient, de sorte que, si le mouvement des gestes n’épouse pas le mouvement du changement, ces deux mouvements, peut-être, se déploient en parallèle, suivent chacun à leur manière une même direction, lointaine, comme le fond du ciel, la nuit, au-delà des étoiles, dans un noir où plus rien ne scintille, où tout nous semble absorbé, mais où d’autres mondes sans commune mesure avec le nôtre, ou alors en tous points rigoureusement similaires au nôtre, existent, et qui entreprendrait de voyager jusque là-bas se croiserait en chemin. Se voyant dans le hublot, on se demanderait : Est-ce moi que voici ? Est-ce mon reflet ? Tout est identique et rien ne se ressemble, à moins que ce ne soit l’inverse, est-ce moi qui me vois ou l’autre qui me regarde ? Ne me dévisage pas de la sorte, c’est insupportable, j’ai le sentiment qu’on me déshabille et que, là, dans le plus simple appareil, en transit au milieu de l’univers, je ne me souviens même plus de moi-même. Où suis-je passé ? Ce sont toujours les mêmes gestes que je fais, — qu’est-ce qui distingue, en effet, une excursion à la campagne d’une expédition dans la voie lactée ? fondamentalement, rien —, et ils ne sont jamais identiques à eux-mêmes, toujours une variation infime, inexistante quasi, vient les faire dévier d’eux-mêmes, les aligne sur leur dérivée. Jusqu’où ira-t-on comme cela, faisant toujours la même chose ? Dans le Périgord ou bien au-delà d’Alpha du Centaure ? Depuis le noir de la terre sans lumière, se révèlent dans toute leur brillance les étoiles et, quand les cervicales sont fatiguées de scruter ainsi l’infini, à peine  un peu au-dessus de la ligne sombre de l’horizon, ce sont les satellites des Martiens des futurs anciens que nous sommes devenus qui tournant en orbite autour de la planète émettant à regret leur lumière pâlichonne. Qu’il faut être imbu de soi-même, qu’il faut être absolument dépourvu de tout sens de la mesure, combien il faut être peu Grec, en somme, pour se livrer à de telles girations planétaires. Plus on va loin, ai-je envie de dire, et plus on rapetisse, stagne, se rabougrit. Qui peut dire que son œuvre subsistera dans vingt mille ans ? Pourtant, les images de nos ancêtres de Dordogne, avec leurs crayons de manganèse, leurs ocres d’argile et leurs burins de silex, demeurent, intactes, ou presque, conservées derrière la calcite, dans les profondeurs de la pierre, sous les racines des falaises, partout où il fut possible d’aller se faufiler. Cette idée, n’est-elle pas fascinante, que les gestes les plus anciens (tracer, graver, peindre, et marquer dans la terre les signes d’une proto-écriture) sont aussi ceux qui datent le moins par leur présence continuée ? Et l’envers d’elle, aussi : que ce qui semble le plus moderne s’avère le plus arriéré (mentalité réellement primaire). Y pensaient-ils nos ancêtres de Dordogne, qu’on dit sans histoire, aux futures éloignées de leur destinée ? Probablement que non. Et ce n’est pas la cause de la durée. Ce sont les aléas du climat, les hasards des éboulis, des histoires de fréquentation et d’humidité. Et tout ceci qui aurait aussi bien pu ne pas être. L’illusion de notre nécessité nous réduit à n’être que d’insignifiants passants inattentifs sinon au moi. Pauvre petite chose sous hypnose d’elle-même. Elle est comme ces satellites téléphoniques dans un ciel sans électricité ; ils brillent, oui, mais comme de fausses étoiles, — et, dans quelques mois, ils seront tombés.

12.4.24

Jérôme Orsoni
, 12/04/2024 | Source : cahiers fantômes

De la paroi au carnet, au fond, je crois, il n’y a même pas un pas. Moins encore. Combien elle est fascinante cette image ancestrale de nous-mêmes qui s’offre à nous, aux Combarelles, à Font de Gaume, dans un pays sublime, sous le premier ciel vraiment bleu, vraiment pur, dans l’air enfin chaud de l’année, fleurs jaunes, fleurs blanches, papillons blancs, papillons jaunes, et combien ils devaient être fascinants, ces murs extérieurs, sculptés, gravés, ornés, peints et qui ancraient, peut-être, le paysage de nos ancêtres dans le paysage de nos ancêtres, et combien tout cela est beau, pour employer ce mot le plus simple, qui offre une image puissante et profonde des chasseurs-cueilleurs que nous fûmes, c’est-à-dire : des artistes. Car, pour ramper le long de centaines de mètres de galeries souterraines afin de graver et sculpter la roche, il faut avoir quelque chose à dire, quelque chose de profond, c’est-à-dire. Où remontons-nous, ce faisant, nous, étranges modernes que nous sommes, qui suivons leur pas, quand nous nous enfonçons dans la pierre de la terre ? Là, nous dit-on, se trouvent bêtes (âne, lionne, bison, cheval, renne, mammouth, rhinocéros, ours, bouquetin), visages, femmes schématiques, vulves et phalloï symboliques, tout un bestiaire universel auquel il faut accepter de ne rien comprendre. Car, quand on compare, par exemple, des relevés de l’Abbé Breuil à la réalité, on voit toute la stylisation de la perception qui s’interpose entre le regard et le regardé, tout l’effet regardant de la culture accumulée depuis des dizaines de milliers d’années et qui obstrue la vue, occulte la réalité. On voit l’image de l’image qui s’interpose entre l’image et l’image, l’image visible et l’image vue. D’une part, il faut apprendre à voir, à suivre les lignes, les traces, les reliefs, pour y voir quelque chose. D’autre part, le désir de voir les choses — il faudrait dire, sans doute, les choses mêmes, mais je ne le crois pas — est un puissant moteur d’invention : qui voit les choses ne voit pas seulement les choses, voit sa vision des choses, mais encore faut-il être conscient de sa vision des choses, encore faut-il voir sa vision. Peut-être est-ce impossible. D’où ce problème, vieux comme le monde, vieux comme nous-mêmes : Comment parvenir à la vision de sa vision ? Au Musée d’art et d’archéologie du Périgord, hier, mais il me semble déjà que c’était il y a très longtemps, preuve que je me suis bien enfoncé dans les profondeurs du temps et que j’en reviens différent, il y avait une exposition de Christine Jean où se trouvaient notamment exposés les carnets de l’artiste. Dans une vitrine qui m’a semblé immense, longue comme le musée, on pouvait les voir, certains ouverts, d’autres fermés, différents formats (Moleskine de poche à la Chatwin, à l’italienne, A4, d’autres qui semblaient des souvenirs d’endroits où l’artiste avait vécu, comme ce carnet où était écrit « Paris », etc.). Et moi, j’eusse aimé rester là pour un temps indéterminé, partager mon temps à leur côté, sans les toucher, sans peut-être même les feuilleter, simplement dans leur présence muette et expressive, tenir les miens, parce que c’est une activité si humaine que de tenir des carnets, peut-être même est-ce l’activité la plus humaine qui soit, une sorte d’enfance de l’art, nous devrions tous comprendre notre nature profondément artiste, dussions-nous aller la chercher au plus profond de la grotte, et, parvenant à la vision de la vision, nous défaire de notre vision des choses pour découvrir la chose, non pas la chose même, non la chose sans rien, la chose rien. Est-ce l’œil innocent que cela ? Honnêtement, je ne sais pas. C’est la deuxième fois qu’en (relativement) peu de temps je bute sur ce concept, de l’« œil innocent », auquel, naïf lecteur de Goodman et Gombrich, sans trop savoir pourquoi, si ce n’est l’autorité des noms que voilà, j’ai toujours été farouchement opposé avant de me demander : et si… Et si quoi ? Mais, et si tout. Dans le jardin penché en face de la maison où nous vivons en ce moment, vers la fin de la journée, de retour de Font de Gaume, je me suis assis pour écrire dans mon carnet. Au fil du temps, au son des oiseaux, sous le regard des chats, des poules et de je ne sais quoi. Sourire de l’homme qui passe sur son tracteur. Genre de choses qu’on n’oublie pas.

11.4.24

Jérôme Orsoni
, 11/04/2024 | Source : cahiers fantômes

Tel Charon le Styx, par deux fois j’ai traversé le grand étang d’une rive à l’autre, tournant ma roue, tirant ma corde pour faire venir à moi le bac et puis aller le bac à la rive. Entredeux, j’ai couru autour de l’étang dans une frénésie de jouissance égoïste. Ainsi s’accomplissent mes héroïques exploits, ainsi se déploie de par le monde ma mystique potentielle. Que tout cela soit dérisoire, cela ne fait aucun doute, j’en conviens, mais faut-il s’empêcher de vivre parce que l’on ne tutoie pas les sommets de la gloire ? Et puis, ce faisant, de quelles hauteurs parle-t-on ? Depuis quelques jours en France (Paris, en effet, ce n’est pas la France, c’est une partie de la France, petite, à quoi on ne saurait la résumer), je regarde, j’observe, je me tais, j’écoute la voix des gens, les accents, avec plaisir, quand l’occasion m’en est donnée, je parle, sans distance, sans mépris, tout sourire, je tâche de vivre comme les gens quelques instants. Quelques instants, c’est assez peu, j’en conviens aussi. Les yeux et les oreilles ouvertes, je tiens le relevé de mes impressions muettes, — je n’ai pas grand-chose à dire, c’est vrai, je mange, je bois, je cours, j’écris, je regarde ce qu’il y a autour de moi, là, une grotte, ici, des poules qui vont à la promenade, là une cathédrale aux allures byzantines, ici, un lièvre, un renard, des oiseaux dont j’ignore le nom et dont je laisse résonner le chant avec délectation. Une pensée pour Messiaen, une pensée pour la France, une pensée pour le monde, chemins, bloc de pierre en un improbable équilibre, champs en jachère, fleurs bleus, fleurs jaunes, fleurs blanches, devenirs multicolores de moi-même, devenir ancestral de moi-même. L’idée qu’il y a quelques dizaines de milliers d’ans, des êtres vivaient ici dont nous sommes les descendants me réjouit. Comme me réjouit l’idée de la diversité des formes que prend la vie, l’intelligence, l’existence. Il y a quelques jours de cela, j’ai survolé des yeux un entretien d’une espèce de savant qui expliquait être convaincu de l’existence dans l’univers d’êtres bien plus intelligents que nous, et cette idée m’a paru à la fois probable et imbécile. Statistiquement, en effet, dans un univers infini, la probabilité pour qu’un événement comme l’existence d’une espèce intelligente, voire plus intelligente que nous, ait eu lieu n’est pas nulle. Mais c’était imbécile parce que cela présupposait que notre forme de vie et ce que nous avons pris l’habitude d’appeler « intelligence » — et qui est synonyme en fait d’une certaine capacité technique — sont le fruit, sinon d’un dessein, du moins d’une évolution nécessaire qui doit se reproduire en d’autres endroits de l’univers en présentant des caractéristiques semblables. Comme si nous n’étions pas le pur produit du hasard, comme si la vie ne prenait pas des milliards de formes diverses et toutes parfaites en elles-mêmes. Tous les jours, nous passons devant ce cheval, seul dans son pré, et il m’a semblé parfait, quand je l’ai vu, tout à l’heure, parfait, et pourtant, quoiqu’il nous soit familier, combien éloigné de nous, ou encore ces moutons, que nous croisons tous les jours, eux aussi, et qui passent leurs journées à brouter l’herbe de leur pré, qui dirait qu’ils ne sont pas parfaits, accomplis en eux-mêmes et pourtant, quand on prend le temps de les regarder, si loin de nous, là, juste à côté, mais d’une étrangeté absolue ? À la table à côté de la nôtre, là où nous avons déjeuné, ce midi, au Saint-Louis à Périgueux, il y avait une dizaine de femmes, des collègues de travail, manifestement, toutes d’une quarantaine d’années, sauf deux stagiaires, dont un garçon. Il portait un costume trop petit pour lui, dont le pantalon lui moulait les fesses à l’excès et dont la veste était exagérément cintrée. On aurait pu croire à « un style » si une paire de Nike Air Force 1 blanche usagées n’avait toutefois pas trahi le fait qu’il était endimanché pour un jeudi. Ses cheveux bouclés tombaient en demi-cercle autour de sa tête qui révélaint par leur présence ondulée une pierre de couleur sombre à l’oreille gauche. Ce qui m’a frappé, c’est le désir brûlant qu’éprouvait pour lui la cheffe du groupe (elle a dit : « Je vous l’offre » comme si elle payait le repas qui était précommandé, sauf les boissons, et elle parlait justement des boissons), une femme d’une quarantaine d’années, un peu en surpoids, cheveux blonds décolorés dégradés, avec un certain charme, la voyant, je me suis dit qu’elle avait dû affoler bien des hommes dans sa jeunesse, désir qui ne s’exprimait pas par des gestes, des allusions, une insistance particulière, rien de réellement identifiable, en vérité, non, non c’était dans l’air, l’atmosphère, qui avait des narines le sentait, d’où cet intérêt marqué qu’elle avait pour lui, en particulier. Ce désir, et c’est pour cela que cette tension sexuelle entre les deux êtres, peut-être pas réciproque, encore que oui, je dirais que oui, elle l’était, seule la timidité du jeune homme l’empêchait de l’exprimer en retour, c’est pour cela que cette tension sexuelle m’a fasciné, ce désir, c’est la vie même en tant qu’elle croît, qu’elle pousse, qu’elle cherche tous les moyens qui sont bons à son développement. C’est le même désir qui brûle les entrailles des êtres humains depuis les origines de l’humanité, et la conscience  subite, subie, de ce désir qui sourd est troublante, elle pousse ces êtres qu’on appelle humains loin au-delà d’eux-mêmes, et c’est beau, et c’est fou, c’est tragique, c’est excessif, c’est délirant, ce sont les plus hautes hauteurs qui se puissent atteindre, elles poussent jusqu’au fond de l’univers.

Et comme ça

Unknown
, 11/04/2024 | Source : Les Écumes

Sans trop croire en moi, sans m'aimer beaucoup plus, sans aimer ce que je fais beaucoup plus, sans grande confiance en mes talents, je me suis jetée là.

J'ai eu envie d'écrire à B. à midi, en terminant, un "Ça y est" joyeux et plein de détails, car lui qui cherche mon nom toutes ces années sans se voir, mon nom qu'il espère en librairie, lui qui croit en moi et m'aime comme ça, radicalement. Lui. Comment je peux parfois en douter... Il sait mes yeux brillants sans même me voir. De mon premier roman, je me suis imaginée lui en envoyer l'ISBN, glisser son prénom dans une genèse, quand le texte a tourné entre des mains expertes et volontaires. Il y a dans ces pages des choses que je lui dois, le job d'un personnage, emprunté à un de ses emplois d'étudiant. Je me souviens un matin quitter son appartement, lui tout frais, au boulot, zou, stylo entre les lèvres il me parle et me fait sourire. Il est dans une dimension plus intime et complexe de l'écriture, ailleurs aussi, dans ma vie pas brûlée. Il sait. Tout. Je lui laisse la surprise d'une visite ici ou dans mon terrier. J'ai mal au ventre de joie à l'idée de son enthousiasme.

J'ai fait des petits mots aux amies douces, changé d'avis, eu mal au ventre, leur dis dès qu'un nouveau message arrive. Elles sont ces amies qui crient de joie quand je formule que "J'aimerais bien faire...", m'écoutent avant même que je n'ouvre la bouche, envoient compliments et merveilles, enveloppent de mille prodiges. Souvent, je pense à la Mathilde enfant, adolescente, se sentant tellement loin. Si elle savait que de telles amies l'attendaient à la trentaine... Ceci dit, toujours en parallèle, je n'en reviens pas. Ces amies-là... Ces amies-là.

Je vais gagner de l'argent avec des mots de moi. Je lance une newsletter payante et oh, des gens s'y abonnent déjà. Ça s'appelle Tant qu'il reste des dimanches, ce sera mélancolique comme "Ça Cartoon" sur la 4, les beautés murmurées dans la nuit, l'odeur d'un cou inchangée, mes bras chlorés de loutre véloce, mes espoirs pour les lendemains. Ce sont des jours et leurs trésors, la poésie en laquelle on croit sans faille, puisque tant qu'il reste des dimanches...

Des compact-discs

JS
, 11/04/2024 | Source :

11 mars 2024

Jamais personne n'a estimé muflerie
Que Cyrano cancel le pesant Montfleury.

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La médiathèque est fournie en DVD et CD, Arte.tv en musique, concerts, danses, cinéma, séries. Pourquoi rester perfusé aux streamings américains payants et qui, s'ils disparaissent ou si je les arrête, du jour au lendemain me font perdre tout ce que j'ai pu écouter, voir ? Il y a tellement de définitions négatives du mot "forfait". Je peux même emprunter de vieux CD que je possède, ou possédais, et qui sont perdus, ou oubliés au fond d'un carton du garage. Je pourrais les écouter avec Spotify, sans abonnement, avec la publicité empêchée par l'excellent plugin Spotify AdBlocker, qui permet d'écouter librement, gratuitement, depuis un navigateur Chrome ou Brave, sans pub.


Ma vue est presque entièrement revenue, il manque un peu à droite, très à droite, c'est tout.

10.4.24

Jérôme Orsoni
, 10/04/2024 | Source : cahiers fantômes

C’est à l’État, dit-on, que revient le droit ultime de dire comment il faut nommer les choses, de faire la part d’elles entre la vache et le soja, cet État vers lequel les gens se tournent in fine quand ils sont fatigués de vivre pour qu’il leur accorde le droit de mourir avant d’être transformés en steaks de migrants à répartir sur l’ensemble du territoire européen. Si j’ai bien compris. Je venais de lire le journal, le vrai, pas le mien, la Presse, et c’est vrai que tout était un peu bizarre dans ma tête, embrouillé, on dirait. Avais-je bien compris ? Comment savoir ? En quel point de l’univers se tenir pour savoir ce que l’on sait, douter de ce dont on doute, se tenir au point où l’on se trouve, ne pouvant pas se tenir plus haut, œil d’aigle à la vue plongeante, saut de l’ange et plat dans la piscine du réel. On suppose toujours que c’est l’autre qui ne comprend pas, et soi-même qui comprend, mais on ne comprend pas que l’autre, c’est soi, qu’entre l’autre et soi, il n’y a pas tellement de différence que cela, on suppose le soi comprendre et l’autre ne pas, mais peut-être que personne ne comprend, peut-être que tout le monde patauge dans l’incompréhension la plus profonde depuis la nuit des temps. Depuis la nuit des temps ? Sans doute pas, non. Dans ma grotte, j’avais l’impression d’être partout, sauf dans la grotte, et cette idée d’une nuit des temps de l’incompréhension est fausse, assurément. Dans la grotte, la figure de l’homme semble faire face à celle du bison, mais sont-elles ensemble ? On ne le sait pas. On imagine, mais cette imagination n’est jamais que le nôtre, pas celle des gens qui peuplaient cet espace, il y a 18000 ans, qu’on appelle la Grotte de Villars. Tout ce que l’on sait, c’est que les gens vivaient très bien, il y a des dizaines de milliers d’années, avant l’invention de l’État. Et dans la grotte, effectivement les images sont partout, épousant les parois, ne s’inscrivant pas dans un espace rectangulaire, un espace socialement défini, mais dans un espace défini par l’espace même, la grotte, le passage des éléments, le passage du temps calcaire. Là, c’est un cheval qui, si on le regarde du point de vue l’homme qui, en vacances, visite la grotte comme d’aucuns un musée, semble avoir la tête en bas, ici, c’est quelque animal dont la tête n’est pas tracée mais se prolonge dans la pierre même, signe peut-être qu’entre l’espace représenté et l’espace réel, l’espace intérieur et l’espace extérieur, il n’y a pas non plus de différence. L’indifférenciation, cependant, n’est pas confusion et, malgré le noir, qui ne verrait qu’il régnait ici-bas une grande clarté ne verrait rien du tout, n’aurait jamais rien vu. Regarder les choses comme si on n’avait jamais rien vu, cependant qui ne le désirerait pas ? On regarde, mais on ne voit pas, d’où vient notre origine.