Juste l'horreur

JS
, 26/09/2025 | Source :

23 septembre 2025

L'algorithme des reels/shorts, avant que je ne provoque moi-même les recherches spécifiques cherchant des femmes anglophones faisant du stand-up, avait bien compris, d'après les pauses faites dans le doom-scrolling, d'après mon comportement vis-à-vis du contenu déversé de force dans mon fil d'actualité, mon intérêt pour l'exercice scénique, mais ne me présentait par défaut que des hommes.

Je ne sais plus bien, le monde, comment il fonctionne, comment il dysfonctionne. On "reconnaît" un nouvel État, on se déchire là-dessus, les morts restent morts, s'empilent. Le vrai problème c'est toujours d'essayer d'empêcher une nouvelle vie de partir, puis une autre, puis douze, puis quarante d'un coup, etc. On file sur la flèche empoisonnée du temps. Les conditions de cette reconnaissance sont-elles réelles, au sens où, comme elles ne sont pas actives (aucune), mais qu'on a déjà hissé le drapeau, ça veut dire quoi ? Un geste, un espoir ? Au fond des débats des fils de discussions sans corps, la question arrive assez vite de qui a voulu détruire qui en premier. C'est à qui lancera la date la plus ancienne. Personne ne répond jamais : les hommes riches veulent détruire leurs pauvres et les femmes, peu importe la méthode, et les envoyer tuer les pauvres des autres est une solution comme une autre. La tentation d'écrire "la haine est totale" existe, mais la haine n'est pas totale, c'est ce qui sauve l'humanité, malgré cette habitude millénaire du meurtre de masse, on pourrait dire cette tradition bien terrienne ; humaine pardon. Peut-on toujours égaliser les volontés, les actes ? Non, chacun·e aura son propre deuil de l'humanité à faire, d'une partie seulement.

En Russie, il existe un système de russification d'enfants ukrainiens prisonniers. Je ne sais pas si ça fonctionne. On sait que ça a déjà fonctionné, dans les conditions imposées par l'Empire Romain au IIé siècle. Ces mots qui existent. À ne rien comprendre à ce qui se passe, à ne me reconnaître dans aucun drapeau, aucune église, aucun -isme, et à rester stupéfait, inanimé, face aux ceux qui se placent, se hissent, bousculent et occupent espace et parole, contrôlent et dirigent, à ne pas comprendre pourquoi ça fonctionne comme ça, j'ai l'impression d'être un enfant qui n'aurait pas été mondifié.

Une ONG surveille le risque génocidaire dans le monde. Il y a une liste des pays à risque. La République Démocratique du Congo (ancien Zaïre) est en haut de cette liste (avec d'autres...). Depuis 1996, la guerre, ou les conflits, comme on choisit des les appeler, y totalisent six millions de morts. Ce chiffre fait écho. Genocide Watch définit 10 stades d'identification du risque, et les accompagne d'une carte cliquable. Les États-Unis cochent plusieurs stades. Stade 3 : discrimination, stade 4 : déshumanisation, stade 10 : déni. Les auteurs y sont : gouvernement U.S. (historique et actuel), police d'État, groupes suprémacistes blancs, institutions issues du colonialisme (aspect historique). Les victimes : Natifs américains, Noirs. Concernant la Palestine, les auteurs perpétrant les stades 6 (polarisation) et 7 (préparation), sont le gouvernement et l'armée israélienne, ainsi que le Hamas. Les victimes sont : habitants des territoires occupés, Palestiniens citoyens d'Israël, victimes des crimes de guerre, personnes LGBTQIA+, résidents du Liban. Le stade 9 (extermination) n'est pas indiqué sur la carte (car elle date de mai), mais a été défini, en fait tous les 10 stades l'ont été, dans le rapport de juillet. En France, nous cochons deux stades, par l'intermédiaire du gouvernement et des partis d'extrême droite : le 3 (discrimination), le 6 (polarisation), visant les Musulmans, les Juifs, les Rroms. Parmi les stades que la Russie a enclenché, le stade 9, extermination (Ukraniens, journalistes, opposants politiques, LGBTQ+, défenseur·euses des droits de l'homme). Les dix stades sont ici, la carte est aussi là. Il reste beaucoup de pays à parcourir.

Photo : agrandissement d'une page de 20th Century Boys, manga de Naoki Urasawa, à la Maison de la Culture d'Amiens.

Journal d'un écrivain/ 19

Laura-Solange
, 26/09/2025 | Source : JARDIN D'OMBRES

 

Vendredi 12 décembre 1930 :

 Voici, je crois, le dernier jour où je prends le temps de respirer avant de m’attaquer à la dernière partie des Vagues. Je m’étais accordé un congé d’une semaine, c’est-à-dire que j’ai écrit trois petits récits, que j’ai traînaillé et passé une matinée à faire des courses, et une autre, aujourd’hui même, à m’installer une nouvelle table et à faire une chose et une autre ; mais je pense avoir retrouvé mon souffle et pouvoir travailler encore pendant trois ou quatre semaines. À ce moment-là, je pense que je reverrai toutes Les Vagues – les interludes – de façon à les fondre en un seul. Après quoi, ô mon Dieu, il faudra récrire certaines parties, et puis corriger, et puis envoyer le manuscrit à Mabel, et puis corriger la version dactylographiée, et enfin, le donner à Léonard. Léonard l’aura peut-être vers la fin de mars. Ensuite le mettre de côté, puis l’imprimer si possible en juin.

Virginia Woolf "Journal d'un écrivain" ( traduit par Germaine Beaumont) 

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Jérôme Orsoni
, 25/09/2025 | Source : cahiers fantômes

« Tout comprendre, c’est tout pardonner », en français dans le texte, fait dire Tolstoï à la princesse Marie à propos de la princesse Lise, la femme de son frère, André, alors que ce dernier s’apprête à partir à la guerre. « Il faut se mettre à la place de chacun », la remarque qui précède la phrase devenue extrêmement célèbre, l’éclaire : il n’y a pas de mollesse chez la princesse Marie, nulle faiblesse, nulle complaisance, bien plutôt une grande détermination qui, simplement, ne s’exprime pas dans le soi, ne revient pas à centrer le monde autour de soi — ce que fait son frère André, lequel ne supporte pas de rester là où il est, mais a besoin de se mettre en scène, d’agir, de se battre, ce qui l’empêche de comprendre, c’est-à-dire d’accéder à un autre point de vue que le sien propre —, mais à s’excentrer, à oublier le moi, voire à le nier, et à s’ouvrir aux êtres. « Pourquoi parler de moi ! », s’exclame-t-elle ainsi. Et oui, pourquoi ? Le pardon n’est pas la négation du mal (de sa réalité) — ici, en tout cas, il n’est pas question du mal en tant que problème, c’est un problème plus léger, pourrait-on dire, même si l’on pressent le drame à venir, qui viendra mettre en abyme la scène du pardon universel —, le pardon est don de soi : pour qui parvient à s’oublier suffisamment pour se mettre à sa place, l’autre cesse d’être un mystère, une énigme, il devient enfin compréhensible. Le pardon n’est pas l’excuse — il n’en est pas question, non plus, ici — mais une intelligence plus grande. La seule objection que l’on pourrait faire à cette position, c’est que Dieu seul est à même de tout comprendre et, donc, de tout pardonner, mais en réalité, ce n’est pas une objection : c’est le principe même sur lequel se fonde le pardon par la compréhension de la princesse Marie. On ne peut pas accéder au point de vue de Dieu — on ne peut pas voir les êtres comme Dieu, qui voit tout, les voit —, mais on peut postuler l’existence d’un tel point de vue et régler sa conduite sur lui. Il n’y a pas d’autre morale possible, semble dire Tolstoï à travers la princesse Marie, car toute autre morale est faussée par la lourdeur du jugement qui porte, qui pèse, qui trouble, qui empêche l’intelligence, c’est-à-dire l’amour. La véritable intelligence, semble dire Tolstoï à travers la princesse Marie, c’est l’amour. Toute autre compréhension, toute autre intelligence est lourde du jugement, c’est-à-dire du péché. Je ne sais pas si je comprends bien cette phrase, mais elle m’émeut toujours autant. Elle est devenue un cliché — sans doute parce que l’on n’essaie plus vraiment de la comprendre — alors qu’elle porte en elle quelque chose de toujours neuf, et d’une profondeur qui, pour nous, qui sommes toujours en train de juger, toujours en train de prendre position, toujours en train de choisir notre camp, toujours en train de partir en guerre, comme le prince André, est insondable. Au jardin du Luxembourg, comme à Marseille face à la mer, écrit des vers d’un poème dans le petit carnet au bison noir. Plus ou moins grand, l’écart.

Minima Moralia, 9

Clément Alfonsi
, 25/09/2025 | Source : Anath & Nosfé

Le neuvième aphorisme des Minima Moralia est consacré au thème du mensonge. Quand on arrive sur un tel objet philosophique, on pense rapidement à deux grandes thèses opposées : celle de Kant (condamnation totale du mensonge) et celle de Nietzsche (sur l’utilité du mensonge « pour ne pas périr de la vérité »). Adorno n’évoque aucune de ces deux positions. Il se situe dans un autre domaine, évoqué très vite dès le début de l’aphorisme : celui d’une société de « fausseté généralisée ». L’auteur nous situe d’emblée dans l’ère de la post-vérité (là encore, son avance est exceptionnelle ; – nous sommes en 1944) : pas seulement celle de l’Allemagne nazie qu’il a fuie, mais aussi celle de l’URSS pour laquelle il n’a aucune affection, et celle des États-Unis pour laquelle il en a encore moins.

Une remarque passe très vite : notre époque condamne bien plus les individus pour leurs vérités que pour leurs mensonges. Le mensonge n’est aucunement une atteinte à la vérité, il est le fonctionnement normal de la société ; c’est la vérité qui vient la bousculer, qui est scandaleuse. Le paradoxe n’est qu’apparent : tout le monde voit bien que le monde fonctionne ainsi, et pas seulement le monde politique. Adorno pense bien sûr aussi au monde économique et, dans un capitalisme où l’économie a envahi toutes nos vies, le mensonge se généralise aussi à la vie privée. L’idéologie capitaliste (ou fasciste, ou communiste) a pris le pas sur la pensée chrétienne qui condamnait (au moins formellement) le mensonge. Le mensonge n’est pas un vice, il est l’attitude à laquelle encouragent tous les rouages du système.

Nous gardons tout de même une certaine honte de ses mensonges. On sait que ce n’est pas très bien d’enjoliver son CV ou son profil sur un site de rencontre ; mais sans cela, on n’aurait ni travail ni relation amoureuse. Ce n’est pas bien d’être démagogue, mais sans cela impossible d’être lu ou élu. Ce n’est pas bien de dire qu’on a aimé tel texte alors qu’on l’a trouvé mauvais, mais on a besoin d’un renvoi d’ascenseur pour percer. Si on veut ne plus mentir, la seule solution est la rupture avec la société ; autrefois le monastère, aujourd’hui la communauté autogérée.

La dernière partie de cet aphorisme aboutit à une conséquence du mensonge généralisé : plus personne ne croit personne. Nous utilisons le novlangue managérial ou néo-capitaliste, chacun acquiesce, on se comprend ; personne n’est dupe, on doit simplement lire entre les lignes. Les décideurs politiques et économiques en ont l’habitude : ils ne disent jamais ce qu’ils pensent, encore moins ce qu’ils veulent. Il faut avancer masqué, mais à la fois on n’est plus que le masque. Cela signifie que chacun, par ces mensonges, assume tout de même un certain mépris de l’autre. « On ne ment à autrui que pour signifier le peu d’intérêt qu’on lui porte », écrit Adorno. La société froide. On pourrait, à ce stade, espérer une possibilité de vérité dans les rapports intimes ; heureusement, Adorno nous enlèvera aussi cette naïveté lors de l’aphorisme suivant.

Oloé minuscule

Anne Savelli
, 25/09/2025 | Source :

C'est avec grand plaisir que je vous invite à découvrir le très petit oloé (ou "chambre à soi") d'Antonin Crenn, auteur dont j'avais déjà un peu parlé dans l'épisode 23 tourné au Festival du livre de Paris.

Plaisir, oui, car j'ai été très contente d'avoir, avec lui, une conversation qui a largement débordé celle de ce podcast, mais dont j'ai gardé, je crois, l'essence : ce que le lieu fait à l'écriture. J'ai enregistré Antonin la veille d'apprendre que j'allais perdre mon propre espace de vie et de travail, mon bail n'étant pas renouvelé — ce que je savais en effectuant le montage, par contre. Sur le moment, j'ai eu peur que cette nouvelle ne parasite l'épisode, et puis non.

La sortie de ce 24e épisode signe les deux ans de ma page Patreon, aventure qui est devenue importante, pour moi. Un immense merci à celles et ceux qui continuent de me soutenir et même, maintenant, s'impliquent dans mes projets in situ. Je vous en suis très reconnaissante.
(Si ce n'est pas encore le cas, rejoignez-nous, bien sûr !)

Dans cet épisode, vous entendrez :

le début de L'Épaisseur du trait, roman d'Antonin Crenn paru chez publie.net

Un extrait de Pas un ange, mais quasi, recueil des textes qu'Antonin Crenn a fait paraître sur son site à l'automne et l'hiver 2023-2024, selon un procédé d'édition original qui vaudra bien que je l'interroge à nouveau, un de ces jours

Un extrait d'un texte inédit, Étant donné une chambre, lu par l'auteur

Enfin, il est mention, à un moment, de Rue des batailles, roman à paraître chez Actes sud, dont on attend la date de parution avec impatience.

La musique est toujours de Jean-Marc Montera et les bruitages, soit de moi, soit de la Sonothèque. Merci encore à Antonin de m'avoir reçue chez lui.

(Photo de Sophie Loubaton prise à la médiathèque de Villetaneuse avec le bureau dont il est question dans l'épisode.)

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Jérôme Orsoni
, 24/09/2025 | Source : cahiers fantômes

Quarante-cinq minutes passées au téléphone avec mon père m’épuisent. Après cela, je me sens complètement vide. À deux reprises, au moins, il me parle comme si je n’étais pas au téléphone, mais avec lui, à l’endroit où il se trouve, soit à environ six-cent-soixante kilomètres de là où je suis, et la deuxième fois, je comprends qu’il me voit, là, dans la même pièce que lui. Je lui demande où je suis et il me répond : « Sous le judoka ». Ce par quoi il faut entendre : « Sous le tableau peint par le père de J. et que ma mère lui avait acheté. » Hasard des choses, ce tableau bleu représente sous une forme très épurée un homme qui se regarde dans un miroir. Peu à peu, je parviens à comprendre que ce qu’il prend pour moi, c’est un fauteuil, ce qui s’explique par le fait qu’il soit presque totalement aveugle, mais cela n’explique en rien l’absence d’aperception critique, le fait qu’il ne porte aucun jugement sur sa perception et l’erreur d’interprétation qu’il fait qui lui permette de rejeter comme une illusion le fait que je sois dans la même pièce que lui alors que je suis à des centaines de kilomètres de là. Et puis, il me confie qu’il se sentait bien là, avec moi dans la pièce, en train de me parler. Je lui dis : « Mais papa, je suis à Paris. » Ce à quoi il répond qu’il sait. Mais le sait-il vraiment ? Je ne sais pas. Je ne le crois pas. Il me semble que ce n’est qu’une phrase, réflexe en quelque sorte, sans référence aucune dans le monde commun. Pendant quarante-cinq minutes, tout dans notre conversation sera exactement comme cela, lourd de déni quand moi je ne cesse de lui dire que non, que ce n’est pas vrai, que ce n’est pas possible, qu’il se trompe, que c’est une illusion, une hallucination. Quand je raconte cela à Nelly, elle me dit qu’il lui semble qu’il ne faut pas détromper les personnes qui souffrent de ce genre de troubles. Mais, précisément, nous ne savons pas de quels troubles il souffre. Demain, il entrera à l’hôpital où il passera des examens pour tâcher de le savoir. Ma crainte, ainsi que je le confierai à mon frère quand je l’aurai au téléphone après avoir parlé à mon père, c’est que l’illusion fasse illusion, d’une façon ou d’une autre, que les médecins ne décèlent pas les troubles qui sont les siens. Je suppose que cette crainte n’est pas rationnelle, et justement : c’est une crainte. Je me sens tellement dépassé par ce qui arrive. C’est là que je perçois la limite du langage : j’ai beau dire à mon père que non, ce n’est pas vrai, il me semble impossible de lui faire entendre raison. Y a-t-il pour autant un sens général à donner à cette limitation ? C’est un pas que je suis enclin à faire, effectivement. À tort, peut-être. Je n’en ai pas la moindre idée. J’ai du mal à trouver un sens quelconque à cette situation. Sans doute parce que cette situation n’a pas le moindre sens. Et cela, aussi, ne faut-il pas le généraliser ? Rien n’a le moindre sens. Le faut-il ? Ce que je pense a bien un sens pour moi, mais comment élargir le cercle de la signification ? Hors des idées préconçues qui font le sens commun d’une époque, le peut-on seulement ? Le cercle de la signification n’est-il pas toujours d’un diamètre infime et ne s’élargit-il pas qu’en devenant banal, c’est-à-dire en perdant de sa signification, ou en disparaissant purement et simplement, en tombant dans une sorte d’incompréhension, de non-sens, d’oubli ? Note de symptôme : les gens parlent trop fort à mon goût et, de plus en plus, me semble-t-il, pour s’exprimer, ils crient.

13. Safia Sofi cherche Midori

Chloé Price regarde un détail de la photo sur le téléphone de Safia Sofi et dit : c’est un fragment de la pierre. Elle regarde le reste de la photo. Elle dit : c’est le maire à gauche ? Oui, dit Safia Sofi, j’ai trouvé la photo dans la chambre de sa fille.

Price dit : je ne veux pas savoir comment vous vous êtes retrouvée dans la chambre de sa fille. Je ne comptais pas vous le dire, dit Safia Sofi.

Price pense à la menace qui plâne sur Safia Sofi et à ses chances de survie. Pour le moment elle pense 75 % mais si elle continue ses recherches au même rythme d’ici huit jours elle tombera à 10 %.

Et si elle accélère elle tombera même à 0,00001 %.

Safia Sofi lui demande si un fragment de la pierre a le même pouvoir que la pierre, ou s’il n’en comprend qu’une fraction. Je ne sais pas, dit Price, aucun autre artefact ne s’est retrouvé dans cet état-là. Je ne pensais même pas qu’ils pouvaient être altérés.

Pour l’instant ce fragment est la meilleure piste de Safia Sofi donc elle va faire comme si c’était la solution et pas juste une partie de la solution.

Price reprend son petit arrosoir et s’occupe des plantes posées ici et là sur les étagères de son bureau. Elle dit : vous ne sauriez pas ce qui est arrivé à Jared par hasard ? Safia Sofi fait mine de continuer à regarder son téléphone. Elle demande : pourquoi vous me posez la question ? Je ne sais pas, dit Price. Une intuition.

La sonnerie permet à Safia Sofi de s’enfuir en prétextant un cours à suivre.

Merci pour votre aide, dit-elle en sortant.

Elle s’installe dehors sur une table de pique-nique à l’écart et comme la plupart des étudiants sont en classe à cette heure-là il y a une ambiance de mystère qui rend l’endroit presque inquiétant.

Elle continue de scruter sa photo de la photo à la recherche d’un indice qui lui permettrait de comprendre où elle a été prise. Elle utilise son index et son pouce pour agrandir les arbres, les haies et les bâtiments à l’arrière-plan, mais elle n’y connaît rien ni en biologie ni en urbanisme donc tous ces signes ne lui renvoient aucune information.

Ils ne lui disent que : campagne, ce qu’elle savait déjà après sa conversation avec Daisuke.

Elle aimerait que ces signes lui disent : 52.377956, 62.583275.

Tu fais quoi ? demande Saskia alors qu’elle s’assoit à sa gauche sur le même banc.

Rien, dit Safia Sofi en éteignant son téléphone. Je regardais des trucs. T’as un crush ? demande Saskia. Mais non, dit Safia Sofi. Saskia dit : tu peux me le dire si t’as un crush. J’ai pas de crush, dit Safia Sofi.

Saskia fouille dans son sac à dos et en sort les clés de la voiture de Safia Sofi.

Elle dit : tiens, t’avais oublié de les reprendre l’autre jour. Tu pouvais pas me les rendre avant ? dit Safia Sofi. J’ai galéré tout le weekend et je me suis fait engueuler par ma tutrice parce que je croyais les avoir perdues. T’étais pas dans ton état normal, dit Saskia, j’avais peur de t’énerver encore plus.

Safia Sofi prend les clés et pardonne dans le même geste.

Elle pense alors que Saskia s’y connaît peut-être mieux qu’elle en biologie et en urbanisme, et qu’elle est déjà assez impliquée depuis leur nuit à poursuivre Daisuke et Jared pour risquer de lui demander son avis sur la photo.

Elle lui dit : je vais te montrer une photo parce que j’ai besoin de ton aide.

C’est une photo de ton crush ? dit Saskia.

Mais non, dit Safia Sofi, c’est sérieux.

OK, dit Saskia, vas-y montre.

Safia Sofi rallume son téléphone sur la photo. Saskia a une montée d’angoisse en voyant le visage de Daisuke parce qu’elle essayait de mettre l’histoire de Jared derrière elle. Elle dit : je préfère que tu me parles plus de Daisuke. Promis c’est la dernière fois, dit Safia Sofi, mais je veux juste que tu me dises si le décor te dit quelque chose.

Saskia fait l’effort de mieux regarder la photo.

Elle dit : c’est pas à Miami en tout cas.

Safia Sofi pense un truc méchant qui pourrait se résumer par duh.

Mais cet arbre-là il me dit quelque chose, dit Saskia en pointant un arbre plus grand que les autres et taillé en triangle. Je crois qu’il est dans un parc vers Myriad Pro.

T’en es sûre ? demande Safia Sofi.

Non, dit Saskia, pas vraiment, c’est genre comme un souvenir d’enfance, d’un endroit où j’aurais été avec mes parents.

Merci, dit Safia Sofi, ça m’aide vraiment. Cool, dit Saskia en souriant, je suis contente de pouvoir t’aider. Elle demande : moi aussi je peux te montrer une photo ? Oui bien sûr, dit Safia Sofi, c’est quoi ?

Dis-moi honnêtement ce que t’en penses, dit Saskia.

Elle allume son téléphone.

Il y a la photo de son crush.

Le chapitre 14, Le parc de Myriad Pro, sera mis en ligne le 1er octobre !

petits chantiers

Jérôme Orsoni
, 24/09/2025 | Source : cahiers fantômes

Camarades,
Je vais mettre en œuvre mon idée de “petit chantier” (qui lit mon journal sait déjà plus ou moins de quoi il s’agit) : des pensées sur l’être, la mer, l’époque, le bâti, l‘univers, et caetera, qui courent le long de sept pages A4 reliées entre elles par une simple agrafe et agrémentées de deux dessins. Sur le principe des deux premiers cahiers des “habitacles” : diy strict. Le concept de “petit chantier” étant itératif, il y aura un premier petit chantier, un deuxième petit chantier, et nous verrons bien où cela nous conduira. Je n’ai pas encore d’idée précise concernant le prix de vente (incluant les pharaoniques frais de port), mais si l’idée vous intéresse, n’hésitez pas à vous manifester pour que nous envisagions tout cela ensemble.
À tout bientôt,
Jérôme

Les deux saisons

Laura-Solange
, 24/09/2025 | Source : JARDIN D'OMBRES



 
Attendant, vers le soir.
 
Vers le soir, attendant l'obscurité, je me mets au bureau et j'écris. Depuis que je suis obligé de ne plus sortir de chez moi, c'est la bonne heure: on capture les rêves, même sans le vouloir, tandis que les choses alentour, d'ordinaire indifférentes, s'animent et renvoient des souvenirs et des pensées. Reviennent des regards que je croyais perdus; je réentends quelques voix, revois des visages disparus depuis des années et qui ne sont plus jamais réapparus — des visages inventés, peut-être.
Parfois je bouge un peu et jette un coup d'œil par la fenêtre: il se passe toujours quelque chose là-haut, beaucoup plus que sur la terre, à l'heure brève où jour et nuit se confondent. À ce moment-là, au couchant, chaque variation de lumière est comme retenue dans l'air et intensifiée — pour peu de temps encore, avant la disparition — par les eaux et leurs miroirs, épars entre les îles, proches et lointains. 

 Aujourd'hui, après un vaste couchant orangé, s'ouvre soudain dans le silence, violemment, un pan de ciel bleu intense. Il tend au bleu-vert sur ses bords, sa couleur est peut-être le turquoise.
Puis il passe du bleu intense à un bleu encore plus profond, brillant et froid sur ses bords. Sa couleur, est peut-être à présent le cobalt.
Les campaniles les plus hauts, de ce côté de l'horizon, perdent leurs couleurs terrestres: ils deviennent célestes, bleu foncé ou cobalt. Les petits immeubles sur l'eau prennent un ton violet inédit. (...)
Mais commence lentement à s'étendre entre ciel et terre, à naître et à grandir, ce que chaque soir, nous appelons la nuit. Les campaniles retrouvent leur couleur terrestre, avant de disparaître; dans les petits immeubles sur le canal, quelques lumières font leur apparition, comme si le pire était passé. Et les premières étoiles d'une belle nuit d'hiver rejoignent leur place dans le dessin lumineux des constellations. ( p 109)


Paolo Barbaro " Les deux saisons", traduit de l'italien par Christophe Carraud ( Editions de la revue Conférence 2017)

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Jérôme Orsoni
, 23/09/2025 | Source : cahiers fantômes

Dormi à mi-temps, cette nuit. Pour me punir de mon optimisme diurne, sans doute, ai-je songé, tout d’abord, et puis, au réveil, Nelly m’a dit que, dans son rêve, moi, je ne me souviens pas des rêves que j’ai faits cette nuit, ni même si seulement j’en ai fait, dans son rêve à elle, m’a dit Nelly, je me suicidais. Pour les laisser en paix Daphné et elle, déclarais-je, m’a-t-elle raconté au réveil décrivant la scène de son rêve, consternée, je décidais d’en finir avec la vie, et m’ouvrais les veines. Même si j’ai mal dormi, ce n’était pas à ce point mortel et, en aucun cas, cela ne justifiait une mesure aussi radicale, mais peut-être puis-je tout de même émettre l’hypothèse d’une sorte de circulation camérale, une sorte de caméralité, disons aussi, de passage d’un sommeil à l’autre, à la faveur du lit partagé, d’un rêve à un état d’éveil à demi, qui aura perturbé mon sommeil et m’aura empêché d’en jouir à plein durant la nuit : Nelly rêvant ma mort m’aura empêché de trouver un plein sommeil, — qui pourrait douter du plausible d’une telle considération ? Il y a un passage très étonnant dans l’Annonciation italienne de Daniel Arasse. Dans ce passage, Arasse consacre plusieurs pages à un tableau qui n’existe pas (on l’a perdu). Tout ce dont on dispose pour parler de ce tableau, c’est d’une description laconique : « [Ambrogio Lorenzetti] a peint excellemment une belle peinture de l’Annonciation de la Vierge avec la descente très majestueuse de l’Ange et la consternation de la jeune vierge à cette arrivée » et une copie qu’on suppose vraisemblable faite par un peintre fort peu connu (et qui sans cette copie supposée d’un tableau que personne n’a vu depuis la fin du XVe siècle ne figurerait sans doute pas dans l’ouvrage d’Arasse). Ce qui n’empêche toutefois pas Arasse de conlure : « Ce n’est sans doute pas un hasard si, dans l’Annonciation la plus dramatique des trois [qui, donc, n’existe pas], celle de San Pietro del Castelvecchio, la figure volante de Gabriel s’inscrit sur un fond de panneaux de pierre colorée dont Georges Didi-Huberman a par ailleurs montré la possible fonction théologique comme ‘figure dissemblable’ de la divinité incarnée. » (p. 91) Il me semble qu’il y a une de ses Histoires de peintures où Arasse évoque ce type de raisonnements qui portent et intègrent des tableaux qui n’existent pas, n’existent plus, qui ont disparu, mais je ne parviens pas à la retrouver. Quoi qu’il en soit, c’est un raisonnement très étrange parce que, même si l’auteur est informé, érudit, et d’une grande intelligence, il n’en demeure pas moins que c’est une invention, c’est purement imaginaire et, si l’on peut supposer qu’il ne raconte pas n’importe quoi, il paraît toutefois difficile de faire reposer un raisonnement historique sur un tableau reconstitué de façon imaginaire plus de six-cents ans après qu’il a été peint. C’est ce que je me suis d’abord dit en lisant ce passage. Et puis, je me suis interrogé : Est-ce qu’Arasse voyait vraiment le tableau quand il écrivait à son sujet ? Est-ce que, comme les tableaux visibles qu’il dit que l’historien mémorise (« La peinture au détail » dans Histoires de peintures, p. 268), ce tableau perdu, aussi, il a fini par le mémoriser, exactement comme tous les autres tableaux existants de son répertoire, à partir de sa supposée copie et de la description sommaire qu’en a donné Sigismondo Tizio ? Est-ce que ce tableau inexistant fait partie du catalogue mnémique qu’il portait partout avec lui ? Car, dans le raisonnement d’Arasse, tout se passe comme si ce tableau existait au même titre que les autres que l’on peut voir, montrer, reproduire. À cette nuance près que non.