Parler patois. — La théorie théorique de Danto — il n’y a pas d’art sans théorie de l’art — est séduisante, mais que nous dit-elle, en vérité, sinon que son auteur l’a formulée à New York dans les années 1960 ? Et, c’est la question qui m’intéresse aussi, est-il possible de sortir de son propre point de vue, de dépasser l’époque qui est la nôtre pour parvenir à dire quelque chose des choses telles qu’elles sont ? Y a-t-il seulement des choses telles qu’elles sont ? Indépendamment de tout patois. La théorie de l’art comme pratique consciente d’elle-même rendue possible par des théories de l’art, telle que Danto la formule dans son article « The Artworld » de 1964, s’inscrit de façon cohérente dans la perspective hégélienne qui est la sienne, mais elle semble tout à fait circulaire — l’art est ce qui est rendu possible par une théorie de l’art — et, passablement, ethnocentriste. Danto écrit notamment : « It is the role of artistic theories to make the artworld, and art, possible. It would, I should think, never have occured to the painters of Lascaux that they were producing art on the walls. Not unless there were neolithic aestheticians. » La dernière remarque est ironique, certes, mais cette ironie highbrow cache assez mal l’étroitesse du concept d’art tel que l’entend Danto : il n’y a pas de preuves que Cro-Magnon ne disposait pas d’un concept d’art, tout ce que l’on peut dire, c’est que nous n’en avons pas la trace et, quand bien même il ne disposait pas d’un concept d’art, cela ne prouve en aucune façon qu’il n’était pas un artiste puisque les œuvres qu’il a peintes à Lascaux et dont nous avons encore la trace, nous les considérons comme des œuvres d’art. Danto répondrait que c’est parce que nous avons des théoriciens de l’art néolithique (à défaut de théoriciens néolithiques de l’art) que ces œuvres nous les considérons comme des œuvres d’art, mais cela encore est circulaire. Au contraire, supposons que Cro-Magnon n’avait de concept d’art, si ces œuvres nous les considérons comme des œuvres d’art, n’est-ce pas que des œuvres d’art sont possibles sans théorie artistique, et ce, en quelque sorte : avant toute théorie artistique ? En outre, il y a un double sens (au moins) du terme art. Dans la phrase de Danto, il y a une confusion possible entre l’art au sens de Cro-Magnon et l’art au sens d’un New-Yorkais de 1964. Ainsi, on peut lire la phrase comme signifiant ou bien qu’il ne serait jamais venu à l’esprit de Cro-Magnon que ce qu’il faisait était de l’art au sens d’un New-Yorkais de 1964, ce qui semble crédible, encore que l’on puisse en douter (peut-être existe-t-il un sens du concept d’art qui soit anhistorique) ou bien qu’il ne serait jamais venu à l’esprit de Cro-Magnon que ce qu’il faisait était de l’art au sens d’un Cro-Magnon, ce qui ne veut plus dire grand-chose, et pas seulement parce qu’on n’en sait rien, n’ayant pas de traces autres que les œuvres qu’il nous reste de l’idée que Cro-Magnon se faisait de ces œuvres. Et c’est peut-être cela que Danto ne parvient pas à comprendre, qui présuppose toujours une dichotomie entre art et théorie de l’art ou monde de l’art, ces deux derniers termes se tenant dans une sorte de relation causale avec le premier dans la mesure où ils le rendent possible comme s’il fallait d’abord qu’il y ait une théorie de l’art pour qu’ensuite il y ait de l’art. Or, une théorie de ce genre nous enferme dans des paradoxes génétiques (qu’est-ce qui vient en premier, l’œuf ou la poule ?) dont on est certain de ne pas sortir beaucoup plus intelligents ni beaucoup plus avancés. Tout ce que montre Danto, en vérité, c’est qu’il met au point une théorie ad hoc pour son époque : sa théorie fonctionne afin d’expliquer pourquoi, selon lui, les boîtes Brillo de Warhol sont intéressantes, mais si nous nous en tenons à cette théorie, nous sommes incapables d’expliquer pourquoi les œuvres de Cro-Magnon sont intéressantes en tant qu’œuvres d’art parce que nous ne disposons pas de la théorie de l’art qui les a rendues possibles. On peut dire que les peintures de Lascaux n’étaient pas des œuvres d’art pour les peintres qui les ont peintes, mais cela revient à dire qu’elles n’étaient pas des œuvres au sens d’un New-Yorkais de 1964, alors que, ce que nous voudrions savoir, c’est en quel sens, pour eux, elles étaient des œuvres d’art, c’est-à-dire suffisamment importantes pour se donner le mal de s’enfoncer dans des galeries sombres et quasi inacessibles afin d’y peindre et d’y graver à la lumière de lampes à huile. La théorie de Danto ne nous apprend pas grand-chose sur l’art en tant qu’art, l’art en soi — ce que, pourtant, Danto prétend faire en racontant que les boîtes Brillo de Warhol révèlent l’essence de l’art —, mais beaucoup sur l’art au sens de New York 1964, ce qui n’est plus tout à fait la même chose. Après tout, pourquoi l’art au sens de Lascaux -23000 serait-il radicalement différent de l’art au sens de New York 1964 ? Et en quoi les boîtes Brillo se tiendraient-elles plus près de l’essence de l’art que les fresques de Lascaux, qu’on peut supposer plus proches de l’origine de l’art, qui plus est ? On ne peut pas présupposer un concept universel d’art — ce que, pourtant, Danto présuppose, puisque les théories de l’art sont des théories de l’art —, mais peut-on dire autre chose que voici comment les choses sont ici et maintenant ? Quand Danto écrit en parlant des boîtes Brillo de Warhol : « Outside the gallery, they are pasteboard cartons », en réalité, cette remarque ne porte pas sur l’œuvre en question, mais sur l’époque à laquelle cette phrase est formulée. À New York, en 1964, c’est seulement dans l’espace d’une galerie d’art que l’art contemporain existe, mais aujourd’hui ? Et demain ? Et au temps de Cro-Magnon ? Toute la théorie de Danto souffre ainsi de cet ethnocentrisme originel : universaliser la position dans laquelle on se trouve à l’époque de l’histoire à laquelle on se trouve. Ou, comme l’œuvre dont Arthur Danto fait la description, il l’a vue à New York dans les années 1960, toutes les œuvres d’art doivent obéir au même mode de fonctionnement. Ce qui est absurde. Pour sortir de l’absurdité, il faut ou bien réduire la théorie de Danto à son espace-temps d’origine, mais alors elle ne dit presque rien et ne vaut plus aujourd’hui que par sa valeur documentaire, ou bien il faut la rejeter en bloc parce que ce dont elle parle est beaucoup trop étroit pour avoir un sens pertinent et utilisable. En fait, dès qu’il est sorti de son contexte d’apparition le mot art au sens de Danto perd toute signification, ce n’est qu’un parler, le patois d’une tribu, un peu comme les mots que les groupes de jeunes gens emploient pour se singulariser, se distinguer les uns des autres, et surtout de leurs parents. La question intéressante, en revanche, est la suivante : existe-t-il autre chose que des patois ? Cette question se pose d’autant plus sérieusement que, dans une certaine mesure, le sens auquel nous employons le mot art est encore celui de New York 1960’s (cf. la banane de Cattelan : le choix du fruit lui-même n’est pas anodin, la banane étant une image associée à Andy Warhol, puisque c’est une banane qu’il a mise sur la célèbre couverture du premier album du Velvet Underground en 1967), et que nous pouvons facilement être victime d’une illusion : comme le sens est à peu près le même, ce doit être le vrai sens, ce qui est inexact, pour ne pas dire totalement faux. Peut-on s’exprimer autrement que dans son patois ? À cette question, je n’ai pas de réponse claire. Peut-être que non, peut-être que la seule chose qui distingue les patois les uns des autres, c’est que certains durent plus longtemps que d’autres, mais nous ne sommes pas sûrs que, dans le temps, ce soit toujours le même, que certains mots conservent toujours le même sens (s’ils fonctionnent comme les autres, nous sommes à peu près sûrs du contraire, et pourquoi fonctionneraient-ils différemment ?). À l’Opéra Bastille, hier, en assistant à une représentation du Rigoletto de Verdi, on pouvait avoir l’impression de parler le même patois qu’un Italien du milieu du XIXe siècle, mais rien n’est moins certain. Après chaque air célèbre (et il y en a quelques-uns dans Rigoletto), le public applaudissait à tout rompre, un peu comme il l’aurait fait à un concert de Jean-Jacques Goldman (qui n’en donne plus, des concerts, mais c’est peut-être l’influence d’Ivan Jablonka, on ne sait pas), et donc, en ce sens, il était clair que Verdi n’a pas pour le public parisien du premier quart du XXIe siècle (largement composé de touristes et de spectateurs qui ne connaissent pas l’histoire de cet opéra, au sens de l’intrigue, et encore moins l’histoire de l’opéra en tant que genre musical) le sens qu’il a pu avoir dans la conscience italienne (il n’y a qu’à regarder, pour s’en convaincre, la scène d’ouverture de Senso de Visconti, même si ce n’est pas Rigoletto, c’est Verdi) : pour un public, c’est de la pop amélioré, pour l’autre, c’est l’expression de l’âme d’un peuple. Est-il possible de dépasser l’intraductibilité réciproque des patois ? Sommes-nous limités à ces patois ? Et, si oui, est-ce un mal ? Est-ce une condamnation (au sens où nous serions condamnés à parler patois) ? Mais quelle faute aurions-nous commise pour subir un tel châtiment ? Est-ce un châtiment, n’est-ce pas plutôt une richesse ? Comprendre quelque chose, ce n’est pas découvrir un sens absolu ou le sens absolu (l’art au sens de Danto, par exemple), mais comprendre le plus de sens possibles, parler le plus de patois possibles (parler le patois de l’opéra au sens de la conscience italienne d’une unité nationale et au sens de la pop améliorée, les deux sont difficilement compatibles en même temps, mais on peut avoir envie de passer une bonne soirée sans faire la guerre à l’envahisseur, ce n’est pas un crime, surtout quand il n’y a pas d’envahisseurs), et surtout être conscient qu’il n’y a pas de patois unique, pas de patois en soi meilleur que les autres, même s’il y a des patois qui nous permettent de dire plus de choses, de faire plus de phrases, de comprendre plus de phrases, que d’autres. Et enfin, ne pas croire que son patois est meilleur que les autres, est autre chose qu’un patois, simplement parce qu’il est son patois à soi.