261125

Jérôme Orsoni
, 26/11/2025 | Source : cahiers fantômes

Les panneaux publicitaires que la bourgeoisie éditoriale s’offre pour célébrer les prix qu’elle se remet à elle-même dissimulent mal l’économie de subsistance et de captation sur laquelle cette mascarade repose. Les dents sont blanches sur la photo, c’est vrai, mais tout cela ne dégage-t-il pas une affreuse odeur de moisi ? Si la bourgeoisie éditoriale parvient à se maintenir en place, c’est au prix d’un affaissement du terrain où les rares buissons qu’elle laisse pousser ne semblent de grands arbres que par comparaison : ce sont de fiers totems, en effet, car il se dressent sur un tas de fumier. Pour ma part, quand je songe à l’intelligence artificielle, je rêve moins aux auteurs (ces gens-là, malgré qu’ils en aient, le sont déjà, artificiels) qu’aux lecteurs : bouclant de la sorte la boucle du marché sur elle-même (le producteur et le consommateur seront produits par la même machine du même groupe industriel), ou plutôt concrétisant enfin la clôture du marché sur lui-même, on se débarrasserait une bonne fois pour toutes de ces recettes éculées et dont les ficelles sont plus grosses encore que celles des intrigues qui tissent d’ennui les sous-produits romanesques dont on affecte de se féliciter. Qui se chausserait de lunettes grossissantes s’imaginerait peut-être apercevoir là quelque image microscopique du jeu plus vaste où l’on parie sur le destin du monde, mais ces jumelles, c’est résolument vers le passé qu’il les lui faudrait tourner pour espérer y voir quelque chose. Le temps a passé, mais l’on fait semblant que rien n’a changé, c’est le “fait maison” de la culture française : tout est livré sous vide et sent le réchauffé, mais qu’importe ? — plus personne n’a de goût. On passe devant ces trophées de la médiocrité avec un sentiment de honte. C’est absurde, évidemment, comme si quelqu’un nous avait jamais demandé d’avoir des idées, mais cela aussi, probablement, est un réflexe d’antan, quand on s’imaginait que l’existence ne se résumerait pas toujours à consommer ces ersatz vulgaires et qui nous gâtent les pensers. Les fleurs ont l’odeur de la terre où on les fait pousser. Dans le ciel de cette grisaille immonde (souvenirs du temps où j’assistais aux intrigues et maladroites manigances), les oranges de Sicile sont des astres miniatures, adorables éclaircies, délices aux effluves anciens. Un jour, me dis-je parfois, je devrais enquêter pour savoir d’où me vient cette passion pour les agrumes qui date de ma plus tendre enfance, mais j’hésite : cela ne me gâterait-il pas le goût ? Et puis, ne fait-on pas déjà bien trop d’ego-histoire ? Comme si le petit moi était devenu le seul horizon où homo occidentalis se sente à son aise. Alors que je rêve de cosmogonies aux parfums de Méditerranée et d’îles jusqu’où je n’ai jamais vogué.

« Il aurait donné dix Napoléon pour un Satie »

Florence
, 26/11/2025 | Source : Le Flotoir

Le Flotoir du 2 au 25 novembre 2025, avec notamment Alvaro Oviédo, Pierre Hadot, Vanessa de Sernaclens, l’IA, la photographie. ...

Lire la suite

Avancées (41) : 26 novembre 2025

Clément Alfonsi
, 26/11/2025 | Source : Anath & Nosfé

La paie de novembre, les enseignants le savent, est une libération. On croit être au-dessus des contraintes matérielles, on ne parle que du haut de l’éther parce qu’on préfère ça, et puis, en France, il n’est pas très poli de parler argent, mais, quand arrive le « rappel d’heures supplémentaires » que l’État nous devait depuis le début de l’année scolaire, soudain, les problèmes paraissent moins importants. On comprend un peu les cadres qui finissent en burn-out, et doivent se lever avec cette idée : « C’est dur, je suis épuisé, mais je gagne quand même bien ma vie, alors allons-y ». Personne ne dit rien, on ne parle pas d’argent, ça crée des réactions épidermiques. J’aime susciter la surprise d’un côté quand je continue de me battre pour que les salaires des enseignants augmentent, et d’un autre quand je dis ce qui me semble l’humble vérité, à savoir que c’est bien pire ailleurs. Sans doute est-ce dur à comprendre pour les collègues plus âgés, qui ont vu les conditions de travail s’effondrer ces vingt dernières années ; pour nous, les jeunes arrivants, venus sans aucun espoir de considération ou d’amélioration, c’est la normalité ; et, à côté de cela, nous voyons nos amis, dans tous les autres métiers qu’ils ont pu choisir, galérer encore plus que nous. Un jour, peut-être, le pays sortira de ce marasme. En attendant, on fait comme tout le monde : on attend la paie, on claque de l’argent en bouffe et en loisirs pour se détendre, on essaie d’être aimables avec les autres et de faire notre travail le moins mal possible dans les conditions où l’institution nous met.

Je n’ai pas écrit grand-chose ces derniers temps et ai eu la tentation de faire des « Exercices de disparition » le clap de fin de mon écriture sur ce blog. J’ai pris quelques notes sur Henri Meschonnic, mises en partie ici. De lui, j’ai ensuite réessayé de lire Modernité Modernité, qui traînait dans un rayon obscur de ma bibliothèque ; quand, étudiant, je n’avais plus d’argent et revendais mes livres à tout va pour grappiller quelques euros, Gibert n’en avait pas voulu, du fait de son sale état. Il m’a fait le même effet qu’autrefois : sa prose est illisible. Dans Célébration de la poésie, la syntaxe est déjà pénible, mais les propos liminaires étaient d’un intérêt certain, alors j’ai fait effort ; là, je n’y arrive pas. Meschonnic n’a syntaxiquement pas eu de chance : ses phrases courtes, son abondance de phrases nominales, sont devenues désormais la syntaxe de tous les mauvais journalistes français ; alors qu’il fut indéniablement un grand intellectuel, on a désormais l’impression de lire un journaliste du Point. Cela doit être ça, « le style du livre a vieilli » ; de même que les jeunes écrivains de 1850 n’en pouvaient plus du style romantique, lorsqu’il était devenu celui des demi-habiles, de même que les jeunes écrivains des années 1990 n’en pouvaient plus des constructions narratives « à la Nouveau Roman » et que nous n’en pouvons plus de la « littérature du réel », nous n’en pouvons plus des phrases nominales et des « La modernité est un combat ».

Il est bon d’avoir, au fond de son cerveau, un ou deux projets qui demanderaient des années de travail pour être accomplis. Par exemple, je reprends actuellement les quatuors à cordes de Schubert, les ai tous réécoutés, et continue de me dire qu’il faudrait que je prenne le temps de me mettre à niveau en musicologie pour comprendre pourquoi tel quatuor est génial. On a beau dire que la perception esthétique est instinctive et qu’on peut comprendre une œuvre « sans avoir les codes », mon appréciation de la poésie et de la peinture disent le contraire : j’ai bien mieux apprécié les œuvres quand j’en ai compris les codes de fabrication. L’analyse critique permet d’aller dans la profondeur des œuvres, de les aimer mieux, de même qu’on aime mieux une personne quand on la connait réellement qu’au premier regard, fût-il un coup de foudre. « Me mettre à niveau en musicologie », cela voudrait dire des années de travail, puisque je pars de presque zéro. Alors j’en fais un peu chaque jour : j’écoute, je regarde des partitions, je lis des analyses. En musique comme en poésie, il y a une tendance à une poétisation de la critique qui voile en partie le côté technique : la tendance aux adjectifs laudatifs obstrue l’analyse véritable, en partie sur Schubert, mais cela m’avait aussi frappé sur Beethoven, -les critiques en parlent comme s’ils étaient des prophètes inspirés, voire des dieux, toute la matière de leur travail a l’air sortie de leur génie divin, et on passe à autre chose. Pourquoi y a-t-il une réelle rupture entre le 11e quatuor et le premier mouvement du 12e quatuor (inachevé) ? On l’entend, à l’oreille, ce n’est pas pareil, et le mouvement est très long par rapport à ceux des œuvres précédentes, mais les articles passent dessus. Cela nécessitera probablement l’achat de quelques livres, je m’y mettrai, si les dieux de la vie intellectuelle le permettent.

Dans le même temps, je m’attaque à l’œuvre de Percy Shelley, qui m’attire depuis un long moment. Comme le romantisme allemand, le romantisme anglais vogue à des années-lumière au-dessus du romantisme français, -l’anti-romantisme français a donné de bien meilleures œuvres que le romantisme. (Non, là, j’abuse un peu, mais tant pis.) C’est Meschonnic qui me ramène à Shelley, puisqu’il cite abondamment des passages de A Defence Of Poetry. Je prends des notes, d’un côté sur Shelley, d’un côté sur Schubert, en m’imaginant, dans le lointain, un travail sur le romantisme dans son ensemble. Un ou deux projets qui demanderaient des années de travail : ensuite, il faut trouver la discipline pour les mener. H. M. me disait l’autre jour : « Ce qu’il faut, c’est trouver le titre ». Je crois avoir un titre. Maintenant, il faut trouver les espaces de temps pour avancer dans les notes puis dans la rédaction. J’essaierai d’en faire état ici.

Seuls

Laura-Solange
, 26/11/2025 | Source : JARDIN D'OMBRES

 


L’Ange annonciateur est l’ange qui apparaît pour faire savoir à l’intéressé qu’il porte en lui un monde nouveau. Si l’Ange annonciateur doit annoncer, c’est que le porteur n’est pas au courant qu’il porte.

La sensation peut annoncer à celui qui la ressent qu’il porte en lui un monde.

D’où l’importance d’écouter au milieu de la cohue les sensations profondes qui nous traversent.

Toute sensation n’est pas nécessairement un ange. Tout comme un ange n’est pas nécessairement annonciateur.

Wajdi Mouawad  "seuls" Chemin, texte et peintures ( Leméac/ Actes sud 2008) 

251125

Jérôme Orsoni
, 25/11/2025 | Source : cahiers fantômes

Watt, avec la vapeur, je ne sais pas, mais si Pascal avait su, en concevant sa machine à calculer, que quelque quatre siècles plus tard une part toujours plus considérable de l’expérience humaine consisterait à faire semblant de parler avec des machines qui seraient les descendantes de la sienne, et que, de ce fait, bien que non à lui seul, l’expérience humaine serait toujours plus décevante et sujette à déréliction, je pense qu’il aurait renoncé à son projet. Et mieux eût valu, sans l’ombre d’un doute — même si, probablement, quelqu’un aurait fini par passer à l’acte à sa place : contrairement aux bons livres, les mauvaises idées ont rarement un seul auteur —, tant cette mauvaise farce de prétendre parler et singer la pensée alors que le but est toujours le même (gagner plus d’argent et ce, quel que soit le prix que l’humanité doit payer) apparaît dégradante. L’avenir que cette gamme de nouvelles expériences dessine ne nous laisse que peu d’espoir : des robots conversationnels et des animaux de compagnie, voilà à quoi se résumera bientôt tout l’empire de l’Occident. Qui ne se demande pas dès lors après quoi toutes ces braves gens s’élancent d’un pas pressé, pourquoi les gyrophares tournent bleu même de jour, pourquoi les sirènes hurlent même la nuit, pourquoi l’on voudrait sacrifier des enfants que, de toute façon, les femmes se font un devoir de ne plus désirer et les hommes de ne plus leur faire ? Pour défendre une patrie de machines et d’estomacs sur pattes, mais à quoi bon ? On essaie encore de se rassurer comme on peut : En vérité, dit-on, l’intelligence artificielle ne pense pas. Mais on le pressent toutefois : quand l’utérus artificiel aura pondu son premier fœtus, le doute ne sera plus permis. La vraie nature de l’existence sera enfin révélée : nous sommes des choses comme les autres, on peut nous produire comme tout le reste, nous n’avons aucune espèce de singularité, notre espèce est un bien de consommation courante comme un autre, comme tout ce qui est venu au monde sur cette belle planète. Alors, enfin, on pourra envoyer se sacrifier au front de guerre les enfants de personne, vrais fils de la Nation. Le progrès ne sert-il pas avant tout à cela : que le massacre ne prenne jamais fin et que toujours plus de sang puisse couler qui abreuve la terre de nos misères ? Le prix de l’humanité, il se trouvera toujours quelqu’un pour le monnayer, jusqu’au dernier.

Voyage au Lexique II, 1

Serge Marcel Roche
, 25/11/2025 | Source : Chemin tournant

Préambule Je repars au Lexique pour un nouveau voyage. Le premier fut entrepris en 2018 après l’écriture de Ma vie au village. Les mots étant un monde habité, où se forment en quelque sorte des rapports identiques à ceux qui lient et délient entre eux les êtres et les choses dans l’univers, allant aussi plus […]

En résidence à l'Arc de Triomphe, avec Maud Thiria

Anne Savelli
, 25/11/2025 | Source :

(L'Arc de Triomphe empaqueté par Christo et Jeanne-Claude en 2021)

Quelle drôle d'idée, pour parler résidence d'écriture, que de choisir le lieu le moins intuitif qui soit. L'Arc de Triomphe accueillerait des poètes, vraiment ? Victor Hugo ne serait pas le seul à pouvoir être associé au monument ?
Tout a commencé, l'an dernier, par l'accueil d'une première poétesse, Gabrielle Althen, durant un mois, commande de texte à l'appui, opération renouvelée depuis. On ne peut pas dire que l'information soit immédiatement visible sur le site officiel. Vous pouvez la trouver ici, néanmoins, sous la rubrique "insolite" - eh oui. Je l'avais, de mon côté, complètement oubliée, quand j'ai vu, cette année, surgir le nom de Maud Thiria.

Maud est déjà apparue brièvement dans le quatrième épisode de ce podcast, "Au Marché de la poésie". Elle y parlait alors vieilles pierres, falaises, blockhaus, Normandie, obsessions qu'elle évoque également ici avec humour.

Ce que je n'ai pas eu la place de raconter, dans l'épisode : le fait que nous nous soyons retrouvées, après cet entretien, quasiment seules dans le bâtiment, évacué par surprise pendant que nous discutions dans la salle qui lui servait de bureau, pour un hommage annuel rendu aux pompiers de Paris - les agents d'accueil eux-mêmes n'étaient pas au courant de l'arrivée du ministre de l'Intérieur. Durant quelques instants, nous avons déambulé sur la terrasse déserte, au soleil, la ville à nos pieds, événement inattendu que je n'ai pas enregistré mais qui nous a bien amusées.

(L'oloé de Maud dans l'une des jambes de l'Arc.)

Pour réaliser cet épisode, outre l'entretien mené avec Maud Thiria dans son bureau, (soufflerie incluse, impossible de faire autrement, désolée...), qui a également lu un extrait d'un de ses textes, Blockhaus, j'ai utilisé :

un reportage de 1979 où l'on entend Philippe Gildas, sur Antenne 2, évoquer l'histoire de l'Arc de Triomphe

un reportage de France 24 sur l'empaquetage de l'Arc par Christo et Jeanne-Claude en 2021

une interprétation de Falaise au ventre par les étudiants du SUC (Service Université Culture) de la faculté de Lettres Clermont-Ferrand (où, hasard, j'ai tourné "Avoir 20 ans et vouloir devenir écrivain"), enregistrement monté par Marie-Sylviane Buzin. Maud n'avait jamais entendu cette lecture, ce fut l'occasion de la lui faire découvrir.

Un passage d'une vidéo de France Culture sur la naissance du MLF à l'Arc de Triomphe

Une lecture que j'ai faite de Des errantes pour la rubrique L'aiR Lu de L'aiR Nu

Je hurle mais tu ne m'entends pas, lecture pour les femmes afghanes a été organisée à la Maison de la poésie par Maud Thiria, avec le concourt de Séverine Daucourt, en 2021.

Bruitages : la Sonothèque et moi-même.

Générique : Jean-Marc Montera

Et enfin, bien sûr, si cet épisode vous a plu, n'hésitez pas à me soutenir sur Patreon : vous aurez trois mois d'avance sur la parution du podcast et des nouvelles particulières tous les dimanches !

241125

Jérôme Orsoni
, 24/11/2025 | Source : cahiers fantômes

« Et si nous nous remariions ». Je me souviens que c’est ce que j’ai écrit à Nelly, cette nuit, dans mon rêve. Mais je ne sais pas si c’était dans le même rêve que je faisais la queue dans une sorte de restaurant universitaire, attendant parmi une foule trop nombreuse à mon goût d’être servi et me plaignant in petto de la lenteur du service (de facto, je voyais les plats mais personne ne semblait décidé à servir la foule qui attendait), non sans profiter toutefois de cette lenteur pour choisir mon déjeuner — un steak, de la purée et des figues en dessert, même si quelque chose me semblait étrange : des assiettes contenaient déjà et le steak et la purée tandis que d’autres contenaient seulement le steak et d’autre encore seulement la purée, version en deux services du plat pour laquelle j’optais en mon for intérieur — et chercher Nelly du regard à qui je venais d’envoyer mon message, Nelly qui, elle aussi, devait attendre dans la foule et ne parvenait pas à me rejoindre. Mais je ne sais pas non plus si cette poignée noire que je devais serrer de toutes mes forces avait un quelconque rapport avec ce que je viens de décrire sommairement, si elle faisait partie d’un autre rêve, ni pourquoi il me semblait impératif dans mon rêve que je la serrasse, même si, au réveil, à un moment donné, quand j’étais encore à demi endormi dans la chaleur douce de ma couette, il m’a semblé que ce geste de serrer la poignée noire de toutes mes forces avait eu un sens et appartenait à un rêve dont je me souvenais alors mais que j’ai oublié ensuite et ne suis pas parvenu à retrouver. Au lieu de m’en souvenir, j’ai passé la journée à m’énerver de plus en plus et de plus en plus fort jusqu’à pousser un cri avant d’aller préparer le repas du soir, excédé que je me suis senti par la violence du monde urbain, du monde tout court, en réalité, sa bêtise, et la lenteur que, sous les promesses de progrès continu, le monde ne cesse de nous opposer, l’étroitesse d’un monde qui était censé s’ouvrir grand et entier, mais qui n’est qu’un vaste supermarché de la laideur et de la médiocrité. En fait de croissance (celle que, tous les dix ou quinze ans, désormais, on nous promet grâce aux progrès de la technique, progrès qui sont réels, mais mauvais, ce qui n’est pas tout à fait la même chose, en vérité, il y a bien longtemps que le progrès ne produit plus que des nuisances et l’augmentation constante de l’espérance de vie ne produit pas plus d’espoir, non, mais plus de démence, même si tout cela, je crois que je l’ai déjà dit, je le redis ici), il n’y a guère que la bêtise qui croît, effet de causes multiples dont le bruit assourdissant qu’il semble que les êtres humains doivent produire pour exister n’est pas la moindre. J’ai eu envie de casser quelque chose, n’importe quoi, peut-être moi, mais je n’ai rien cassé du tout. Je me suis contenté de frapper des choses dures contre des choses molles pour équilibrer ma violence, essayer de me défouler sans rien abîmer, et je crois que j’y suis parvenu, à ne rien abîmer, bien que non pas à me défouler, à me vider de ma violence, non, elle est toujours là, je la sens, mais comment faire pour qu’elle s’en aille, mais comment faire pour qu’elle s’en aille et ne revienne pas, ne revienne jamais ? 

Ricochets/ Année 2/ Semaine47

Laura-Solange
, 24/11/2025 | Source : JARDIN D'OMBRES

 


1/ Un effet de décalage constant, et probablement de sauvegarde de soi, fait que l’on évolue en marge des évènements du monde. On se raccroche aux rires des enfants qui nous sont proches, à leur langue qui est en bouton mais pas encore en éclosion et qui possède ainsi un devenir et la joie de la découverte, de la surprise de ce qui va se dire. Un dire de mots neufs.

2/ Un filtre s’interpose en permanence entre ce que l’on regarde et ce qui est regardé, comme pour se protéger mutuellement d’un regard dérangeant. Nos certitudes se font vacillantes, et c’est tant mieux. Ce que l’on croit voir nous emporte souvent beaucoup plus loin que ce qui est simplement sous les yeux, le cerveau déconnecte d’un réel et sinue vers des territoires anciens où des miroirs ne sont pas si éloignés.

3/ Plus grand que soi serait ce qui se fige dans les lignes qui s’écrivent sur la page ? Ce serait surtout quelque chose qui va creuser dans un terreau en jachère, dans une poignée de terre où rien ne semblait exister. Des mots banals s’élèvent, eh bien recueillons-les, sans trop savoir où ils vont nous entrainer. Espérons juste une clairière où respirer plus large avec des chants d’oiseaux nouveaux.

4/ Lorsque voir devient regarder. Et pas seulement avec ses deux yeux. Mais regarder de tout son être. Jusqu’au bord de sa peau. Avec toute sa sensibilité et son histoire. Avec aussi toute la puissance cachée de la langue qui sommeille en soi. Entre l’œil et le dehors, ce qui est donné à voir n’est pas inerte, cela entre dans le champ des mots et de sa propre langue. Regarder voir.

5/ Pour écrire a-t-on besoin de muscle ou de souffle ? De silence sûrement et d’un temps devant soi. D’un peu de recul et de livres autour de soi. Et les mots du quotidien. D’une fenêtre qui donne à songer. D’un ciel que le sommet des arbres cherche à rejoindre. De quelques oiseaux qui passent sans savoir. D’un rouge-gorge qui se pose un instant. D’une polyphonie donc de tous ces entrelacs.

6/ De l’importance des verbes. Ce sont eux qui montrent le plus ce qui se déroule en soi, qui font que cela advient. Et les plus forts d’entre eux seraient sans doute les verbes être, regarder, chercher, ressentir, écouter. Ils sont très communs, on les utilise sans réfléchir, mais il faudrait leur rendre leurs lettres de noblesse et les considérer comme une approche de quelque chose en devenir : une annonciation.

7/ Chacun arpente ses gouffres. Aux confins de qui l’on est ou que l’on tente d’être. Et dont on cherche à ramener des bribes de soi, de ce qui nous a fait vivre, espérer, penser, et qui après tant d’années se réduit à quelques taches sombres. Et à chercher, et peut-être trouver dans la luminosité qui émane du noir, dans ce miroir réfléchissant les sillons, le creux dense de nos pas.



une question d’amour

Thomas Terraqué
, 23/11/2025 | Source : Thomas Terraqué

Chaque semaine je passe une heure au gymnase avec les bodybuilders, les minets aspirants sportifs, les filles au cul refait, les miroirs invasifs et la musique de club. Je me moque mais j'adore. J'adore la musculation, et plus largement tout ce qui consiste à pousser, tirer, relever ou rabaisser des trucs lourds, ou juste le poids du corps. J'aurai fréquenté ces endroits tout au long de ma vie de gringalet, et j'aurai toujours aimé cet effort vain qui me change en hamster, le bruit des barres qui claquent sur les reposoirs, les regards orgueilleux de mes coreligionnaires, leurs tronches rouges à bout de force – j'aurais eu une belle gueule de culturiste.


« J'aurai lu ma vie. (...) J'aurai vécu à cagnarder, les pattes nouées comme des volubilis aux pieds de ma chaise, avec – je vais citer Bachelard – toujours aux mains un livre un peu trop difficile pour moi. » Pierre Bergounioux dans Le Book Club.

À nouveau je me lance dans l'entretien et la restauration de mon répertoire numérisé de films – environ 500 films à traiter : vérifier la définition, les sous-titres, le format de fichier, convertir les vieilles archives .vob du temps où je rippais les dvd ou les enregistrais en direct depuis la télé, et s’il le faut télécharger de nouveaux fichiers en haute définition. Je peux passer un temps fou à ces menues manipulations qui pour l'essentiel ne serviront jamais à rien. Ici l'attrait du cinéma le dispute à un autre, plus enfoui, plus malfaisant, parfois inavouable, celui compulsif de l'archivage et du classement. Il y a quelque part en moi une zone fasciste où rien ne dépasse, où tout correspond à la lettre à sa nomenclature.


Elle est à la réunion de parents d'élèves et je lui fais mon habituelle complainte sur ces élèves dont le niveau en français serait trop faible pour simplement lire et comprendre, alors tu sais, le roman, la poésie, ôôô la poésie, mais tu te rends compte, mais où va-t-on, mais je fais comment moi, etc., etc. Patiemment elle m'écoute, puis, visiblement ennuyée, elle me dit : « ce que tu viens de dire, tu sais, les profs disent ça d'eux depuis qu'ils sont entrés au collège. Eux, ils se disent qu'on les aime pas. Ils savent bien qu'ils sont pas au niveau. Et toi, tu voudrais qu'ils viennent dans ton cours avec entrain ? » J'ai repensé toute la journée à ce qu'elle m'a dit. « Ils se disent qu'on les aime pas.» À un moment ou à un autre, l'école, c'est toujours une question d'amour.


Pour le reste, il y a ce tout-petit, là, qui commence à ne pas comprendre, à ne pas suivre le rythme, à retenir avec les choses avec difficulté – et je vois bien, au travers de ses grands yeux, combien c'est étonnant pour lui, combien étrange est cette sensation peu à peu que les doigts glissent de la prise qui le retient. Il n'avait jamais senti ça. Jamais éprouvé cette impression, dans les classes d'avant, que ça glisse, qu'il n'y a plus beaucoup de prises. Il pourrait se raconter des histoires ; d'autres le font, pas lui. Alors il se bat, avec ses grands yeux étonnés, il lutte, pose ses questions en mitraillette : est-ce que c'est bien comme ça, j'ai bien écrit comme ça, monsieur j'ai pas compris, il faut m'expliquer – et je lui explique.

Et s'il ne déjoue pas sa trajectoire – et la beauté c'est que les élèves peuvent toujours déjouer leur trajectoire –, en fin d'année il sera moins étonné, déjà narquois, et tout lui fera comprendre – des autres élèves qui trouvent les prises aux profs qui font leur métier –, que la souffrance qu'il ne nomme pas encore souffrance, qu'il bat en brèche pour le moment, qu'il confond avec ennui et trop-plein d'énergie, cette souffrance sera la sienne pour les six prochaines années de sa scolarité. Et les parents, eux, qu'on rencontrera en réunion avec l'air compréhensif, une inquiétude gourmée, circonstanciée, parfaite, ils diront : « d'accord mais on continue, on a déjà beaucoup payé ».

L’article une question d’amour est apparu en premier sur Thomas Terraqué.