7. Le maire de Miami

Saskia écrit :
mais comment tu vas faire ????

Safia Sofi écrit :
je t’ai dit que je me débrouillerai
tu peux me dire où sont immatriculées les voitures ?

Saskia écrit :
à miami

Safia Sofi écrit :
il y a des voitures blindées ?

Saskia écrit :
comment je pourrais savoir ????
mais il y a des policiers partout !!!

Safia Sofi écrit :
dis que tu vis à côté et tout ira bien
ils n’ont rien contre toi

Saskia écrit :
s’ils m’arrêtent je suis MORTE
et mes parents me laisseront plus jamais sortir
car je serai morte pour de vrai
T________T

Safia Sofi écrit :
saskia
fais moi confiance
plus tu restes et plus tu es suspecte
démarre la voiture et rentre chez toi

Elle éteint son téléphone et continue d’écouter les bruits du salon. L’homme que tous les gardes du corps entourent n’a toujours pas prononcé un seul mot. Safia Sofi entend juste le bruit de ses semelles sur le parquet. Elle reconnaît l’allure ralentie de celui qui sait être le centre de l’attention.

Bryan Vega marchait de la même façon.

Les pas suivent la trace de Jared et Daisuke au premier étage.

Ensuite les seuls autres bruits à côté viennent des radios accrochées sur les poitrines des policiers. Il y a des appels pour des renforts du côté de Myriad Pro, pour l’identification d’une voiture en fuite dans la banlieue de Miami, pour prévenir que dans certaines zones sous contrôle il n’y a plus rien à signaler.

Safia Sofi reconnaît la voix de Daisuke à l’étage, mais elle ne comprend pas ce qu’il dit. Elle reconnaît les sanglots de Jared.

Elle a peur pour la vie de Jared.

C’est difficile d’imaginer ce que Daisuke et un inconnu protégé par 40 gardes du corps font avec Jared dans la villa où son ancien ami est mort.

Mais c’est encore plus difficile pour Safia Sofi d’imaginer pourquoi et comment l’aura de Jared finit par disparaître complètement de la villa.

Cette évaporation produit le même effet qu’un corps dissout par un pistolet laser dont les vêtements tomberaient en tas sur le sol.

Jared n’est tout simplement plus là.

Daisuke et l’homme reviennent vers l’escalier et Safia Sofi comprend enfin des bouts de leur conversation. Elle comprend les mots inutile, incapable, artefact et réceptacle.

Puis au rez-de-chaussée l’homme demande à un policier s’il n’y a personne dans la villa et le policier répond : toutes les pièces ont été vérifiées avant votre arrivée monsieur le maire.

Safia Sofi répète tout bas : monsieur le maire.

Le maire de Miami dit au policier : quelqu’un se cache ici. Cette phrase est suivie d’une pression très désagréable dans les oreilles de Safia Sofi. Comme si elles s’étaient remplies d’eau, ou qu’elle appuyait de toutes ses forces avec ses paumes pour étouffer le bruit d’une explosion.

Maintenant elle a peur pour sa vie.

Elle dit tout bas : Gon, tu dois me sortir de là.

Le groupe de gardes du corps et de policiers s’active pour débusquer l’intrus mais ils ne pensent pas à regarder dans la penderie parce qu’ils sont beaucoup trop nombreux et qu’ils se gênent et se rentrent dedans et coincent la plupart des placards. C’est un pogo de concert sans le concert.

Le trait de lumière qui arrive dans la cachette de Safia Sofi est gêné par les corps qui vont et viennent en courant. Elle se sent comme dans un train qui traverse une succession de tunnels.

Elle entend les semelles du maire qui marche toujours au ralenti :aucune agitation ne l’empêche d’atteindre sa cible.

Tout est abstrait sauf le bruit de ses semelles sur le parquet.

Ce seul bruit perce maintenant les tympans de Safia Sofi comme un début d’otite. Elle peut tracer la ligne et compter les secondes qui séparent l’emplacement des semelles de son emplacement à elle.

Elle dit : Gon, je suis à Portobello, j’ai besoin de toi.

Dans un fragment de temps débarrassé de tout obstacle elle croit apercevoir Daisuke en bas des escaliers qui la regarde droit dans les yeux. Il a des larmes qui coulent mais il n’a pas l’air de pleurer. Son expression est un mélange de l’emoji neutre et de l’emoji confus.

Le maire de Miami dit : je ne sais pas ce que tu fais ici mais ce n’était pas une bonne idée de venir. Je serais très embêté si tu parlais à quelqu’un de ce tu as vu et entendu.

Gon, dit Safia Sofi, je t’en supplie, aide-moi.

Elle reste calme parce qu’elle croit en son frère, mais la douleur est en train de lui faire perdre connaissance. Un peu de sang s’écoule sur ses lobes d’oreille. Le corps du maire empêche désormais que la lumière n’arrive. Il vient pousser le rocher qui condamne pour toujours l’entrée de la grotte.

La nuit finit de tomber sur le jour.

Safia Sofi murmure une dernière fois Gon quand le maire de Miami ouvre les deux portes de la penderie en grand.

Quelques cintres s’entrechoquent au-dessus d’un espace vide.

Le chapitre 8, Leblanc est inquiète, sera mis en ligne le 20 août !

Norvège, 17

JS
, 13/08/2025 | Source :

Dernier jour. Pluie comme jamais. Idéal pour partir. Le chauffeur du bus 42, après le pont au-dessus du fjord, derrière vision, clin d'œil derrière les vitres mouillées, le chauffeur sifflote et lance d'amicaux saluts aux voyageurs, tout en conduisant vite et sans tendresse dans les virages. Il me fait penser au chauffeur de car de Miss Macintosh, My Darling, et je m'inquiète un peu.

Norvège, 16

JS
, 13/08/2025 | Source :

L'insouciance du touriste.

Avant de connaître les textes d'Henri Michaux, j'avais eu cette réflexion que je voulais me réincarner en touriste japonais, qui de tous les touristes, et pour moi, à cette époque, j'avais, je ne sais pas, 16 ans, étaient les meilleurs touristes, les mieux préparés, équipés (en appareils photo ultra-modernes), les plus riches.

Johanna et son frère, sculpture et street art.

Au musée du pétrole, un film imitant le genre du film psychologique suédois (je ne connais pas si ça existe en norvégien, du style Bergman) pour présenter le rapport complexe des norvégien·nes au pétrole : une mine d'or que le gouvernement a voulu faire retomber sur toute la population, mais un travail risqué, mortellement dangereux (dates d'accidents de plateforme en haute-mer sans doute connues de tous les norvégien·nes), un carburant polluant, un conflit entre générations incarné par un fils qui en veut à son père, et le pardon final après un trajet du fils dans la Ford Mustang de son père pour aller lui parler...

Dans les librairies touristiques qui proposent des livres en anglais, allemand, français, Actes Sud est très présent, avec des auteurs norvégiens : Les Seize arbres de la Somme (que j'aurais bien voulu lire, moi qui viens de la [Somme→https://jsene.net/publications/article/village]) de Lars Mytting, Gens de Bergen, de Tomas Espedal...

Norvège, 15

JS
, 13/08/2025 | Source :

Encore un fjord. Le bateau s'approche dangereusement de la falaise rocheuse, d'abord pour voir "La grotte des vagabonds", ensuite pour donner à manger à deux chèvres qui trottent sur un plan quasi vertical, enfin pour toucher de la main l'eau d'une cascade. Le commandant est suffisamment habile pour ne pas couler son bateau électrique. Pendant une manœuvre au centimètre près, un bruit de gravier qu'on roule à la pelle métallique me fige, il fallait que ça arrive… Mais ce n'était qu'un vieux chien maladroit qui glissait de toutes ses griffes sur le pont humide. Synchronisation d'angoisses.

On voudrait écrire sur une ville, un voyage, mais c'est réduire à des phrases ce qui ne peut pas tenir dedans. Une nouvelle, pourrait envisager un aspect complet, une facette, un roman donner un portrait. Mais ça ne resterait que des phrases réduisant quelque chose de toujours infiniment plus grand. Alors, pourquoi pas des notes descriptives éclatées ?

Vu de dessous du preikestolen, falaise s'avançant au-dessus des falaises à 604 mètres. Nuage. Les bords aigus sont flous. Là-haut, aucun bras, aucune tête ne se penche. Sol glissant ?

Michaux, son regard blanc, il le dit lui-même, mais ne peut pas s'en défaire, et le contrebalance avec differents outils, comme d'avoir un regard étranger sur l'Europe, ou voir « la femme de l'Indien » comme femme, toujours totalement Autre à l'Homme, et puis il peut écrire par exemple un fragment, en marge d'Ecuador, dans la Pléiade page 247 le C, xxxx citation xxx

Extrait Un monde sans rivage

JS
, 13/08/2025 | Source :

Extrait d'Un monde sans rivage (Actes Sud, 2019), roman d'Hélène Gaudy, fervente scandinaviste, et n'est pas la seule.

Andrée ouvre le crâne des mouettes et observe leurs yeux pour tenter de comprendre par quel mystérieux mécanisme elles échappent à la cécité des neiges. Il marche, les yeux à terre, un peu voûté, à la recherche du moindre accroc dans le paysage à gratter avec ses ongles, à fourrer dans la poche de sa veste.
[...]
Il ne peut imaginer, Andrée, qu'un jour, la glace ne faisant plus ciment, le panorama se disloquera, entraînant éboulements et coulées de boue, glissement des parois bleues, blanches, tout droit dans les eaux grises, et ce ne sera pas une chute, mais un fracas, un gros son de tempête et d'orage, des explosions multiples naissant les unes des autres.

Norvège, 14

JS
, 13/08/2025 | Source :

Vers Stavanger.

On ne peut rien contre la beauté d'un paysage.

Travelling du ferry. Parfois ce n'est plus le fjord qu'on voit, mais la ligne d'horizon de la Mer du Nord. Heureusement qu'il y a des cailloux, îles, etc., pour indiquer qu'on avance.

L'exercice de secours avec hélicoptère intervenant sur le ferry rate. Il doit partir, et revenir, comme si. La membre d'équipage affectée au rôle de malade est hissée à bord de l'engin blanc et rouge. Coucou au-revoir d'en haut, et d'en bas mains tendues de smartphones. Tout spectacle est bon à prendre. Ou tout est spectacle à saisir. Le duo guitare et voix s'arrêtera pendant How many roads must a man walk down, et remballera. L'heure, c'est l'heure. Ils auraient dû choisir Stockhausen ou Pink Floyd.

Le bateau proclame sur ses cheminées "We Are Green", car il est au gaz. Les chiffres montrent que c'est un peu exagéré de sa part.

Les filets circulaires par quatre ou cinq près d'un petit port, ce sont des élevages de saumon de Norvège "en pleine mer", pour Noël en France. Or, nous sommes dans un fjord. Passons.

Sur le chemin du retour, l'équipage de Michaux a du mal à trouver des porteurs, ou des rameurs. Meurtre d'un singe. Antisémitisme d'époque, dont on a vu récemment, dans nos actualités, que ça n'a jamais cessé, ce n'est donc pas "daté", ce qui l'est, c'est de le publier. Quoique les clichés semblables lus chez Tesson, sur les gens des pays de l'est, des pays arabes, est publié, promu, invité, et bien défendu si critiqué là-dessus.

Mouettes violemment bavardes, aux cris différents de ceux de Boulogne-sur-Mer ou Saint-Malo, par exemple, une autre langue. Comment se passent les rencontres, y a-t-il traduction ? On dit que parmi un groupe de chimpanzés, il y a un traducteur désigné pour crier à un autre groupe une information d'importance, au Brésil ou en Équateur, justement, près du Napo que descendait, moitié malade, moitié drogué, Michaux. Et non, je n'ai pas plus de relations à faire entre ma lecture et mon voyage, ce n'est pas ça. Je lis, je note, parfois j'oublie de noter, ce n'est pas grave. Moins grave que la fièvre jaune, les morsures de chauve-souris, les araignées épaisses par dizaines découpées à coup de machette pour pouvoir dormir, les poissons-vers du fleuve qui rentrent par les orifices des baigneurs, les piranhas qui se précipitent à la moindre goutte de sang.

13082025 (debunking d'une carte mensongère)

Guillaume CINGAL
, 13/08/2025 | Source : ǝuᴉǝɹǝs ǝuᴉɐɹnoʇ

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Ce matin, au hasard d’une republication par un compte que je suis sur Facebook (nul n’est parfait, il faut croire), j’ai découvert ce visuel, qui démontre qu’en l’espèce le compte Amazing Maps se met au service de la désinformation la plus crasse, dans un contexte bien suprémaciste. Tout d’abord, l’Europe de l’Ouest et l’Amérique sont absentes de cette carte, ce qui ne manque pas de donner lieu à des tombereaux de commentaires racistes sur la page Facebook en question, qui a ouvert, de facto, les vannes du trumpisme le plus abject.

Ensuite : la pollution par le plastique ne provient pas intégralement, ni même majoritairement, des fleuves. Beaucoup de microplastiques et plastiques viennent des filets de pêche, une bonne raison d'ailleurs (parmi cent autres) de devenir végétarien. [Au passage, si vous vous lamentez sur le changement climatique et l’inaction des gouvernements, et que de votre côté vous n’êtes pas devenu•es végétarien•nes, check your contradictions.]

Enfin, n’oublions pas que beaucoup de plastiques sont envoyés en Afrique et en Asie pour y être « recyclés », ou laissés à l'abandon. Cet aspect-là est fondamental : il existe un néo-colonialisme de la pollution / exportation des déchets (lisez notamment les références 4 et 5 ci-après).

 

N’hésitez pas à me signaler d’autres références bibliographiques sérieuses pour compléter les miennes... Et de façon générale : méfiez-vous des « infos » et données statistiques qui exemptent de toute responsabilité le Nord global.

____________________

À lire (certains de ces articles se complètent ou offrent des données et interprétations contrastées voire contradictoires – oui, c'est un sujet complexe, ne nous laissons pas berner par Amazing Maps) :

‘Sources de pollution marine par le plastique’ (Copernic Services Maritime)

‘Comment la pollution plastique détruit nos océans ?’ (Id Verde, 2023)

“Where does the plastic in our oceans come from?” (site Our World In Data)

“Developing countries victims of plastic injustice as wealthier nations turn them into dump sites” (Gloria Amondi, Alliance for Science, 2024)

“Waste trade persists because gov’t not doing enough to stop it: Green groups” (Greenpeace, 2020) – cet article éclaire les vraies raisons pour lesquelles les Philippines sont officiellement le pays le plus polluant : c'est le dépotoir de la planète et en particulier de l'Occident. L'article lui-même ne pointe pas assez clairement la responsabilité néo-coloniale des pays du G20.

 

 (L'an dernier, j'ai lu Pesticides. Un colonialisme chimique de Larissa Mies Bombardi, mais sinon j'admets être à la traîne sur cette question.)

Avancées (33) : 13 août 2025

Clément Alfonsi
, 13/08/2025 | Source : Anath & Nosfé

Dès la publication du précédent article de cette série, j’eus le regret de ne pas avoir parlé de telle ou telle autre chose. Une belle journée avec des amis à Ars-sur-Formans ; la lecture d’Amer Béton de Taiyo Mastumoto ; tel moment avec Lelia et Elena ; et bien d’autres faits ou événements ou pensées. Cependant, l’article était déjà bien long. 1200 mots, et la tentation du bavardage.

Puis, les jours suivants, peut-être à cause des mots précédents, rien écrit. Jamais je n’ai pu m’astreindre à une auto-discipline sur le long-terme : si j’écris tant une semaine, j’écris dans une autre proportion la semaine suivante, et souvent sur tout autre chose. Cela s’étend jusqu’au style : tantôt telles options de syntaxe, tantôt telles autres, sans véritable unité.

Nous regardons Control d’Anton Corbijn, et toute la fin de semaine je songe à écrire un article intitulé « Note sur le suicide d’Ian Curtis ». Cela fait des années que je prends des tas de notes sur le suicide, toutes les ébauches de roman que j’ai écrites tournaient autour du suicide. L’une de ces ébauches était d’ailleurs un roman par lettres de suicide : tout un groupe de personnages se suicidait un par un. A partir de la deuxième lettre, la puis les lettres précédentes étaient citées ; c’était d’ailleurs le choc lié à ces lettres qui amenaient un ou deux autres personnages au suicide. Seul le dernier ne se suicidait pas ; il se mariait, avait des enfants. Comme le plupart de ces ébauches de roman, cela pêchait parce que trop personnel : le dernier personnage était moi-même, les autres ce que j’aurais pu être si je n’avais pas rencontré Anaïs.

J’avais plein d’idées pour l’article sur Ian Curtis, et ne vais pas les énoncer ici, car j’ai encore espoir de pouvoir l’écrire. Mais ce sera là encore un article trop personnel, vraisemblablement. Néanmoins, le fait d’avoir songé à cela durant la fin de semaine m’a rendu mélancolique, si ce mot a encore du sens. J’écoutais un par un les albums de Fontaines D. C. : l’association d’idées m’est venue, car c’est en regardant le film de Corbijn que je me suis rendu compte à quel point Grian Chatten avait calqué son jeu de scène sur celui du leader de Joy Division. Un Ian Curtis avec plus d’énergie vitale, des textes qui, même violents ou mélancoliques, cherchent un progrès, des éclairs et des pentes ascendantes plutôt que la descente aux enfers.

Songeant à cet article encore non écrit, ne parvenant à l’écrire car remué par la tristesse et ne voulant pas remuer cela plus, je laissai peu à peu tomber l’idée d’écrire ma chronique du dimanche sur le recueil de Charles Reznikoff, A la source du voir et du vivre. Cela aussi, c’est un article encore à écrire. Peut-être samedi soir ou dimanche matin, en rentrant de Suisse ?

Car oui, la Suisse. Les bords du lac Léman à Lutry, Sion, Gruyères, Berne. J’apprécie lire les blogs de voyage car ils m’apprennent des choses, mais je suis peu friand de ce genre d’écriture (je veux dire : pour moi-même). Je pourrais garder des détails : le surf électrique, et ses surfeurs joyeusement ridicules et ridiculement joyeux ; le constat, à Berne, que mon allemand n’est pas si rouillé que cela ; à l’hôtel, une certaine lassitude en lisant L’Ennui d’Alberto Moravia ; la couleur du lac le matin ; le fait que la plupart des maisons suisses aient l’air de la maison de Madame Proprette, dans les livres pour enfants de Roger Hargreaves ; au Zentrum Paul Klee, le plaisir de voir ces œuvres, le plaisir de la bibliothèque ouverte où j’ai lu une édition reprenant les volumes de La Révolution surréaliste ; cette lecture et ces visions m’amenant à écrire le texte « Le mot liberté », à un café italien, pendant qu’Anaïs lisait Tolstoï en face de moi.

Il fait chaud. Je lis Grand Poisson de Fabrice Sanchez, avec un certain plaisir. « Pour en finir avec les discours autoritaires et réactionnaires sur l’école », comme il me l’écrit dans sa dédicace. Oui, il est grand temps de progresser, c’est-à-dire d’émanciper. Non pas seulement attendre la fin de cette période dégueulasse, mais la pousser vers la sortie. Ce n’est impossible que pour les gens qui croient que c’est impossible.

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Jérôme Orsoni
, 12/08/2025 | Source : cahiers fantômes

Sous contrainte. — Tout ce dont je me souviens, c’est que les souvenirs, moi, ne me valent rien. Il y en a pour qui ça marche, et même bien, Proust en est le meilleur exemple, mais pour moi, non. Dans un texte qui ressemble à une litanie d’hypnotiques commandements, « Belief & technique for modern prose », Kerouac conseille ceci : « Like Proust be an old teahead of time », et j’ai beau avoir toujours trouvé cette prose lapidaire magnifique, et me souvenir aujourd’hui encore de m’être souvent demandé comment on pouvait bien se défoncer au temps (par ailleurs, j’ai moi-même imité le style « commandements pour écrivains » de Kerouac), je dois reconnaître que mes souvenirs ne me sont bons à rien, si ce n’est à me lamenter sur moi-même. Le problème, et évidemment, cela n’échappera à personne, c’est que, des souvenirs, même si l’on n’en veut pas, on en a, et l’on ne peut s’empêcher d’en avoir. Proust appelait ce phénomène « mémoire involontaire » et y décelait la voie d’un accès privilégié à la vérité, laquelle se situe, précisément, au-delà du temps. Et ainsi, Proust n’aura jamais traversé le temps que dans l’espoir d’en sortir, d’échapper au temps, de se tirer de cette affaire qui conduit tout le monde au même endroit : la mort. (Premier paradoxe.) Mais mes objections ne sont pas théoriques, non. Ce ne sont donc pas des objections, ce ne sont que des sentiments, de simples sentiments que j’exprime à mesure que, la mémoire venant et revenant, ils parviennent à la surface du temps où son passage les enfouit. (Cette dernière phrase est affreusement pompeuse, mais tant pis.) À Nelly, tout à l’heure, j’ai dit que je n’avais aucun souvenir heureux avec mon père, et plus largement avec mes parents, et c’est vrai : tout ce dont je me souviens, ce sont des vexations, et c’est peut-être à une déformation causée par le temps qui passe que je dois ces seuls restes-là, mais c’est précisément cela, la mémoire : le temps qui a déformé les événements au point d’en faire des souvenirs. Proust veut revivre le même événement (c’est tout le (second) paradoxe de sa mémoire involontaire et il ne vit que pour revivre (troisième paradoxe ? probable que oui) parce qu’il l’associe à la plus grande jouissance connue, mais de la réalité de cet événement nous ne savons rien et ne pouvons rien savoir, nous n’en avons qu’un témoignage tardif, un chef-d’œuvre, peut-être, mais auquel nous ne pouvons pas accorder un grand crédit (pas plus grand en tout cas que celui que nous accordons généralement à la fiction). À mes souvenirs non plus, je ne puis accorder un grand crédit et ce, d’autant moins que, si l’on m’interrogeait pour savoir si mon enfance fut heureuse, je répondrais certainement qu’elle le fut, oui, ce qui est en contradiction manifeste avec l’affirmation d’après laquelle tout ce dont je me souviens de mon enfance, ce sont des vexations. Mais y a-t-il vraiment contradiction ? Une vie n’est pas faite uniquement d’événements heureux et, pourtant, elle peut n’en être pas moins heureuse. Et inversement, même dans les circonstances les plus tragiques, les êtres humains s’aiment et ont des enfants. Je ne suis pas un imbécile, je ne me fais pas d’illusions, je sais fort bien que j’ai de la chance d’être né où je suis né, d’être né comme je suis né, tant il y a des malheurs sur terre, de gens qui souffrent, n’ont rien, meurent de faim, sont enfermés dans des camps où on les humilie et les massacre, et que, en vérité, je ne suis qu’un petit-bourgeois qui pleurniche. Et alors ? Je ne sais pas : si ma vie ne vaut pas mieux qu’une autre, elle ne vaut pas moins qu’une autre. Tout ce que je veux dire, je crois, c’est ceci : je ne peux me fonder sur mes souvenirs, ils ne valent rien. J’entends : ils sont là, réels au moment même où ils me reviennent à la mémoire, mais je ne peux rien bâtir sur eux, je ne peux rien élaborer à partir d’eux, ils sont morts, en quelque sorte, tout comme mon enfance. Pour revivre son enfance, il faut être devenu très adulte, me semble-t-il, et moi, souvent, je me fais l’impression d’être encore un enfant, de n’avoir jamais réellement pris part à toutes ces choses sérieuses auxquelles les adultes prennent part (gagner de l’argent, s’engager, se battre, que sais-je encore ?). Même mes rares convictions ne sont qu’un peu de sable qui me coule entre les doigts : je ne crois en rien d’autre que des choses simples, des choses banales, des choses ordinaires, je me sens minuscule face à l’étendue de l’univers, et ma détermination à écrire, que j’ai souvent appelée « discipline », il me semble que je la dois plus au plaisir que me procure la répétition (faire tous les jours la même chose, car les choses répétées plaisent), qu’à la certitude de toucher jamais à la vérité ultime, la vérité vraie. Il y a des écrivains qui écrivent pour gagner de l’argent, il y a des écrivains qui écrivent parce qu’ils sont persuadés d’avoir raison ; moi, j’écris parce que cela me plaît et que, comme un enfant, je n’ai jamais supporté faire que ce qui me plaît, toute contrainte me paraît monstrueuse, inhumaine, cruelle.

12082025

Guillaume CINGAL
, 12/08/2025 | Source : ǝuᴉǝɹǝs ǝuᴉɐɹnoʇ

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