Le sixième aphorisme des Minima Moralia de Theodor W. Adorno contient plusieurs thèmes apparents très différents, reformulant et développant les aphorismes précédents. Néanmoins, tout ce divers est tourné vers l’injonction morale finale, à savoir celle de la pudeur, nouvelle attitude philosophique prônée par l’auteur, non dans le sens affirmation moralisatante, mais issue d’une impossibilité d’agir d’une autre manière sans accepter la barbarie et le désastre.
Le propos liminaire, repris dans la fin de l’aphorisme en épanadiplose, concerne l’individu qui a conscience des torts du système, et se donc au-dessus de ce système. L’affirmation du moraliste est simple : le fait de se sentir au-dessus du système est aussi un produit du système. Plus encore : ce sentiment rend l’intellectuel à la fois infatué et inoffensif. La complaisance de l’intellectuel pour sa supériorité est une complaisance bourgeoise.
Une sorte d’incise apparaît à l’intérieur de l’aphorisme, qui est ce que j’avais retenu lors de ma première lecture, oubliant le propos fondamental. Cette incise s’intéresse plus précisément à la question du style de celui qui se prétend supérieur : même en constant un déclin de la culture, son style sera typique de ce déclin de la culture. Adorno fait un constat qu’on imagine personnel : même en se revendiquant des Lumières ou du romantisme allemands, contre l’atroce modernité, on écrit dans le style de cette atroce modernité, qu’on le veuille ou non. Tout retour en arrière, dans le monde intellectuel et artistique, semble impossible. On pourrait nuancer cela avec une analyse de la Renaissance, mais un fait est là : les humanistes n’ont pas reproduit les pensées grecques et latines, mais ont créé quelque chose de nouveau en se réappropriant un passé ; ce n’est pas exactement un retour. Passons.
La dernière proposition du paragraphe demeure un des morceaux les plus célèbres d’Adorno, qui en appelle à « la pudeur que doit inspirer le fait qu’on trouve encore dans cet enfer de quoi respirer ». Comme face à l’aphorisme précédent, le lecteur de 2025 peut choisir de se rassurer en se disant que l’enfer adornien est celui de 1944, bien plus cuisant que le nôtre ; ou alors considérer que cette proposition vaut pour notre actualité, infernale selon des modalités différentes. Dans tous les cas, cela revient à une idée qui me touche, parce qu’elle m’avait déjà touché dans les journaux d’Imre Kertész : si nous sommes là, c’est que nous avons accepté. Kertész, lui, en parle dans un contexte bien plus violent, selon même d’Auschwitz : il y a cette mauvaise conscience pour lui, comme chez beaucoup de survivants des camps, de s’être adapté au camps, de n’avoir pas, comme de très nombreux autres, choisi le suicide dans les premiers jours après l’arrivée. Pour Adorno, comme pour Günther Anders, la mauvaise conscience est d’autre nature : ce sont leurs proches restés en Europe qui meurent lors du génocide nazi, tandis qu’eux s’en sont sortis en émigrant aux États-Unis. Il y a une troisième mauvaise conscience, celle de continuer à vivre dans un monde qui a rendu possible Auschwitz, Hiroshima, Verdun, Kolyma, Gorée, Nankin, etc., et qui continue de rendre possible les génocides aujourd’hui. Aussi ce n’est pas seulement un devoir de revenir à la modestie, mais bien la seule attitude que nous pouvons adopter.
Dans les années d’après-guerre, la mode intellectuelle sera plutôt à l’engagement, à la volonté militante pour transformer le système et empêcher le retour des mécaniques mortifères. Encore faut-il ne pas soutenir une contre-idéologique dont le fond idéologique est lui aussi mortifère, -surgit évidemment l’exemple du soutien de Sartre à l’URSS et au maoïsme, d’Aron au coup d’État de Pinochet, de Foucault à la révolution islamiste iranienne, et d’autres. Adorno dirait probablement que, même hors de ces exemples extrêmes, la probabilité que l’engagement militant reprenne au fond des logiques mortifères est extrêmement grande, presque totale. Mais ne rien faire, ne rien tenter, c’est aussi laisser proliférer la logique mortifère. On n’en sort pas. Et c’est parce qu’on tourne dans ce cercle qu’il faut éviter d’avoir l’outrecuidance de se croire au-dessus du cercle.