Ces cris de bête, ainsi que je les appelle, ces cris de bête que j’entends régulièrement sur le boulevard ne sont pas des cris de bête, ce sont des cris d’humain. Si je les appelle des cris de bête et non pas des cris d’humains contrairement donc à ce qu’ils se sont en réalité, c’est que ces cris d’humains ne correspondent en rien à l’idée que je me fais de l’humanité. Toutefois, ils ne correspondent pas non plus à l’idée que je me fais des bêtes, lesquelles ne sont pour rien dans les cris que les humains peuvent pousser quand ils sont sur les boulevards, les bêtes ne sont pas responsables des cris des humains, pas plus que les humains ne cherchent à imiter les bêtes quand ils poussent ces cris que j’appelle des cris de bête. Mais que cherchent-ils alors ? Eh bien, probablement : rien. Et c’est peut-être le problème. Quand j’entends ces cris de bête sur le boulevard, parfois, il me vient l’idée de regarder par la fenêtre, voire de l’ouvrir et de passer la tête dehors pour voir d’où viennent ces cris, mais c’est peine perdue : il n’y a rien à voir, en vérité, les cris ont déjà eu lieu et puis, surtout, ils n’ont pas à proprement parler de lieu, ils ne viennent pas de quelque part, ils viennent sans doute de quelqu’un, mais ce quelqu’un n’est que la cause occasionnelle (pour parodier Malebranche) du cri, c’est lui qui crie, mais il n’est pas totalement responsable du fait qu’il crie (je dis il parce que ces cris de bête, contrairement à ce que le féminin de bête pourrait peut-être laisser penser, ne sont pas des cris de femelle, mais des cris de mâle, ce qui ne signifie pas que les femelles humaines ne crient pas, après quelques pintes en terrasse, la femelle humaine devient aussi intelligente que le mâle humain, ce n’est pas une question de genre, la bêtise, c’est une question d’attitude dans l’existence, tout le monde est capable d’être bête, être intelligent, c’est plus compliqué, en revanche, il faut commencer par avoir conscience de sa bêtise), c’est lui qui crie, mais ce n’est pas lui qui crie, ce n’est pas la bête qui est en lui qui crie, c’est ce que je veux dire, c’est la bête qui est hors de lui qui crie, c’est la bête du monde. Parfois, peut-être pas les mêmes fois que celles où j’ai envie d’ouvrir la fenêtre pour voir au dehors mais où je ne le fais pas, mais ce n’est pas nécessaire, ce peut être, ce pourrait être les mêmes fois, parfois, je me demande pourquoi les gens se ruinent pour vivre ici, à Paris, pourquoi tout le monde se presse pour vivre ici, à Paris, pourquoi les gens se battent, luttent les uns contre les autres, pour venir s’enfiler des pintes éventées en terrasse et pousser des cris de bête, et surtout s’infliger ces cris de bête, à Paris, il y a tant d’endroits dans le monde où l’on peut être heureux, mais je ne suis pas certain qu’il y ait autant d’endroits que cela, dans le monde, où l’on peut être heureux, être heureux, c’est comme être bête, c’est une attitude dans la vie, mais ce n’est pas la même attitude dans la vie, c’est une autre attitude. Les cris de bête, pourtant, c’est mon idée, ont à voir avec la ville, c’est la ville qui pousse les humains à pousser des cris de bête, et moins la ville en tant que cette ville-ci en particulier, que la ville en tant que concept de ville, en tant qu’urbanité massive, en tant que masse urbaine débordante, envahissante, avilissante, humiliante, déshumanisante : car si les humains poussent des cris de bête, c’est parce qu’ils sont déshumanisés par la ville, par la vie que la ville post-moderne contraint ses habitants à vivre, par la dégradante existence que l’on y mène, la saleté qui s’accumule, la laideur qui s’amasse, la violence qui se répand, la bassesse morale qui gagne chaque jour un peu plus de terrain, l’avilissement auquel la ville post-moderne donne lieu, le broyage physique, morale, économique qu’est la vie dans la ville moderne. Les humains poussent des cris de bête non parce qu’ils redeviennent des bêtes — les humains n’ont jamais été des bêtes, ils ont toujours été des humains, c’est leur espèce qui veut cela —, mais parce qu’ils se déprennent de leur humanité, ils ne deviennent pas des animaux, ils dédeviennent des humains, deviennent des sortes de monstres, au sens où un monstre est un être hybride, un mélange d’au moins deux espèces, mais quelle est l’autre espèce avec laquelle le monstre homme se mélange pour se former ? Aucune, l’espèce humaine devient autre chose qu’elle-même et dans cette transition entre le connu des Lumières et l’inconnu des Ténèbres futures, quelque chose d’un monstre prend forme, qui hurle dans la ville, sa peine, sa misère, sa détresse, à l’aide ou à boire, on ne sait pas, on ne comprend pas, on ne veut pas comprendre. Ces cris de bête, comme je les appelle, me glacent quand je les entends, ils me figent, je me crispe quand je les entends, ils me font peur, c’est la vérité, me feraient moins peur, je le pressens, les cris d’un animal sauvage en liberté, me font en revanche grand peur les cris d’un animal civilisé en liberté, mais quelle civilisation est-ce que celle-là, quelle civilisation est-ce que celle-ci où l’on pousse des cris de bête, quelle civilisation est-ce que la mienne ? Ce n’est pas la barbarie qui me terrifie, c’est la civilisation. Ma civilisation me fait peur, oui. Mais je ne peux pas partir, je ne peux pas quitter la civilisation (c’est, à gros traits, l’un des messages de la Vie sociale, qui n’aura guère été vraiment compris (mais encore faut-il chercher à comprendre et non s’occire de préjugés), et ce que j’écris se situe à des années-lumières de Thoreau, qui pensait qu’on pouvait abandonner la civilisation et se débrouiller tout seul, je ne le crois pas, non que nous n’en soyons pas capables, mais il n’y a pas d’ailleurs, l’humanité se développe contre l’ailleurs, qu’elle hait, pourquoi l’humanité hait-elle tant l’ailleurs, l’altérité ? est-ce pour cela qu’elle finit par pousser des cris de bête, pour déplorer sa haine, s’en lamenter ?), il n’y a pas d’ailleurs. L’ailleurs est une illusion ; tout est civilisation. Tout est civilisation ; tout est effroi. Qui, conscient de cela, n’aurait pas envie de crier, de pousser des cris de bête ?
