02/09/2025

…plutôt que de dire les choses comme elles sont, simplement — mon éternelle pudeur qui m’empêche de formuler clairement, ainsi que mon refus de nommer — je trouve des formules, des phrases pleines de pièges, des manières de dire sans dire, sans trop prendre de risque (se dévoiler, mais pas trop, quand même), alors, à la terrasse de la Fusée, je me retrouve à dire : la nature des sentiments que j’éprouve envers Guillermo et envers toi ne sont pas si différents, enfin, je ne hiérarchise pas, et le fait qu’une relation dure dans le temps n’affecte que la compréhension de l’autre et la confiance envers lui, pas la nature du lien (si je comparais).  


J’aurais pu tout aussi bien chanter, par exemple : j’ai deux amours. (Imaginez la scène, chanter Joséphine Baker à la terrasse de la Fusée, franchement.)


Ou j’aurais pu tout aussi bien exprimer la chose à un autre moment, par exemple quand il me parle de ce texte qu’il a lu la veille, qui l’a émerveillé, qu’il me le lit à voix haute — ou quand il enlève ses lunettes, que je le regarde et que je le trouve vraiment beau… formuler quoi, déjà ?


obliger le désir à avoir un nom, le traîner jusqu’à terre, lui donner une forme et un poids, avec la cruauté qu’il y a à donner une forme et un poids au désir (Koltès)


Au fond, je suis incapable de dire aux garçons que j’aime que je les aime. Par accident, ça m’arrive, au détour d’une phrase, ou au moment d’un départ. Premier accident, Guillermo, ça faisait plus d’un an qu’on se fréquentait, j’avais son double des clés, enfin on en était là, quand même, j’avais passé la soirée chez lui, on avait ri, je me souviens qu’on avait ri, qu’on avait mangé japonais à emporter, que je lui avais ramené ça chez lui, et qu’en partant, vers deux heures du matin, avant de descendre prendre un vélo en libre-service pour rentrer chez moi et dormir tranquille, je l’ai embrassé dans la nuque et j’ai dit je t’aime et j’ai commencé à me diriger vers la porte d’entrée et il a ri il a dit : tu m’as dit je t’aime, j’ai dit : ah bon ?, j’ai rembobiné, j’ai réalisé que je l’avais dit, j’ai tenté une blague, j’ai dit : c’est pas comme si c’était la première fois que je te le disais ! (je mentais, et je le savais maintenant), et lui, pas dupe : enfin, Baptiste, pas comme ça, t’es trop sentimental en fait, il continue de rire, m’embrasse et ferme la porte derrière moi. Et le lendemain, il n’avait pas disparu. C’est pas comme s’il avait pris peur, ou quoique ce soit de cet ordre-là. C’est pas comme si le fait de formuler changeait tout. C’est pas grand-chose. C’est pas si grave. C’est même pas si important, en fait. (Deux ans plus tard, il dit : pour moi, dire je t’aime à quelqu’un c’est pas un acte d’engagement en soi, je vois ça plus comme une caresse, comme formuler une caresse.) De toute façon, est-ce que j’ai vraiment besoin de le dire ? Ça doit se voir sur ma gueule, franchement. Je crois même que, tant qu’à faire, je préfère substituer à cette formule presque mathématique un regard, ou un geste, comme : enlacer dans un escalator, gratter les cheveux, embrasser dans le cou, sourire. Les langages de l’amour sont infinis. Les manières de le vivre : tout est possible. (Quand j’arrive à croiser Antonin malgré nos emplois du temps respectifs contraignants, je lui parle du texte que je suis en train d’écrire, ÉTÉ 20XX, je dis, rapidement, qu’il va parler d’amour à plusieurs, et il me demande : comment tu vas articuler tout ça ? tu vas faire de la théorie ? tu vas expliciter clairement l’aspect platonique des relations ? Je dis : certainement pas, je vais décrire des scènes, c’est tout, et on comprendra. Lui : il ne suffit pas de ne pas décrire les scènes de sexe pour qu’on comprenne que la relation n’est pas sexuelle, les gens s’imaginent toujours que ça comprend le sexe aussi, même s’il n’est pas dit. Il a raison. Comment expliciter l’absence ? Il dit aussi : polyamour ça ressemble à un nom de médicament — j’exprimais mon désintérêt envers ce mot et le concept ramené.) Le principe de tout ça, quand même c’est juste de s’apporter mutuellement du bonheur, non ? Le reste, le reste…


Donc je crois bien que je l’enlace dans l’escalator qui monte jusqu’à l’exposition qu’on a déjà faite l’un et l’autre. Peut-être que c’est à moment-là que Saint nous voit sans que nous on le voit. Je le sais parce que quelques heures plus tard il m’écrit, me dit qu’il m’a vu avec Dore et qu’il n’était pas sûr si moi je l’avais vu, si je l’avais ignoré… Il m’appelle, je lui confirme que je ne l’ai vraiment pas vu, que sinon je lui aurais dit bonjour, quand même.


Guillermo est arrivé sur son site de fouilles. Il a déjà envie de repartir. Il veut qu’on s’appelle. On s’appelle. Ça dure longtemps, cette fois. Les dernières semaines, c’était plutôt court, à chaque fois, ou écourté — il devait partir dîner avec sa mère, ou je devais y aller, rejoindre No ou Prune. Je lui parle d’ÉTÉ 20XX. Il espère que je ne vais pas raconter trop de conneries sur nous et sa vie privée. Je lui demande s’il veut lire la première version ; plutôt qu’il découvre le texte quand il sera trop tard. Je lui dis que je veux pas m’autocensurer non plus. Je fais un peu le snob, je dis aussi : tu sais que j’ai pas d’imagination, alors si t’es dans ma vie tu dois accepter que je puisse écrire sur toi. Il prend ça plutôt à la rigolade (ouf), et dit que je pourrais quand même un peu en avoir, de l’imagination. Puis on parle de tout à fait autre chose — de sa mère, des fourmis qu’il veut ramener d’Espagne pour son futur terrarium, des soirées parisiennes, celles qu’on fera que tous les deux comme à Grenade et celles qu’on fera avec tout le monde comme d’habitude, de sa lecture d’Edmund White, et des nouvelles perspectives pour la rentrée.

2925

Jérôme Orsoni
, 02/09/2025 | Source : cahiers fantômes

Bribes. Rien de plus. Stupéfait en lisant, dans la lettre de critique qu’il adressa à Benjamin le 18 mars 1936, à propos de son article sur l’œuvre d’art, cette phrase d’Adorno : « dans une société communiste, le travail sera organisé de telle façon que les hommes ne seront plus aussi fatigués et abêtis au point d’avoir besoin de la distraction ». Stupéfait par l’énorme quantité d’illusion qu’une telle déclaration contient et le peu de cas, in fine, qu’elle fait de la liberté humaine (au moins au sens pratique de la possibilité d’un libre choix dans une société démocratique, mais la société communiste n’est de toute façon pas une société démocratique, c’est une société totalitaire, même si les partisans du communisme l’estime bonne, cette société totalitaire). Comme si le communisme allait jamais pouvoir être en mesure de résoudre le problème pascalien du divertissement, comme si le communisme était une sorte de solution totale contenant la résolution particulière de chacun des problèmes humains. Et combien pareille croyance tranche avec la prose désenchantée et vivifiante qui sera celle de la Minima moralia. En lisant les pages de sa lettre, je ne puis me déprendre du sentiment d’avoir affaire à quelqu’un d’intoxiqué. Tout comme il me semble que les punitions théoriques qu’Adorno et Horkheimer ont infligées aux projets de Benjamin sur Paris (les passages et Baudelaire) auront fondamentalement nui à leur développement, empêchant Benjamin de mener à terme ou, du moins, de constituer de façon plus achevée le corps de ses projets. Comme si le rappel à l’ordre de l’orthodoxie marxiste avait entravé la pensée de Benjamin, le contraignant à s’interrompre, à remettre sur le métier un ouvrage — ou plutôt : des ouvrages, une constellation d’ouvrages — qui exigeait de son auteur qu’il avançât malgré tous les obstacles que l’immensité de la chose conçue (rien que cela) lui opposait. Différence avec Adorno : là où Benjamin me semble avoir eu conscience que la résolution avait nécessairement une dimension mystique, tout comme sa pensée est imprégnée d’un messianisme qui situe l’histoire humaine dans l’horizon utopique d’une rédemption (laquelle, c’est-à-dire, si elle est espérée et conçue dans le même temps comme ne venant pas). Je pourrais traduire cela de la manière suivante : il y a quelque chose qui va toujours manquer. Ou : la nostalgie est toujours à venir, devant nous. Ce qui, en un sens, est tautologique. L’histoire se révèle en se bouclant sur elle-même : « Dans l’image dialectique, l’Autrefois d’une époque déterminée est à chaque fois, en même temps, l’“Autrefois de toujours”. Mais il ne peut se révéler comme tel qu’à une époque bien déterminée : celle où l’humanité, se frottant les yeux, perçoit précisément comme telle cette image du rêve. C’est à cet instant que l’historien assume, pour cette image, la tâche de l’interprétation des rêves. » (Passages, N 4, 1) L’utopie est l’horizon dans lequel s’inscrit l’élucidation, mais elle ne s’en distingue pas : l’utopie est toujours effort nécessaire de lucidité. « Le progrès ne loge pas dans la continuité du cours du temps, mais dans ses interférences : là où quelque chose de véritablement nouveau se fait sentir pour la première fois avec la sobriété de l’aube. » (N 9a, 7) Toujours la métaphore de l’éveil. Littéralement : désillusion. 

P. électronique

Clément Alfonsi
, 02/09/2025 | Source : Anath & Nosfé

Peu de poèmes de science-fiction, et peu
de poèmes électroniques. Ezra Pound, Louis
Zukofsky furent à peu près les seuls : poètes
du sample, poètes DJ, sursaturés. Sans doute
eussent-ils détesté l’électro, eux qui ne juraient
que par Bach. Tu amènes une citation, tu la
découpes, en intègres une autre, ajoutes un
mot de ton cru, le rythme est nouveau, c’est
un nouveau poème : tu pourrais presque
le lire en boîte de nuit. DJ Medhi avait compris
cela : l’identité entre le riff furieux, le son de
platine saturé et le back rageur sur un morceau
de rap hardcore et la trille de violon et le
solo de saxophone. De même Sand et Beckett,
Ovide et Duras, Breton et Saphô, Yourcenar
et Burroughs, une seule vague qui roule
sa hanche en titane jusqu’à nous. Une seule
musique pour les enjailler tous, un seul
poème pour les envoler tous. Et chacun
trace sa route dans ce labyrinthe. Et chacun
dérive dans ces sons surgis du sens.

Écrire sur un quartier

JS
, 02/09/2025 | Source :

1er septembre 2025

Du 19 au 30 août, L'aiR Nu a lancé le projet Par-là Paris, grâce à la mairie du 18e, et les bibliothèques V. Havel et Hergé où ont eu lieu les rencontres. Merci à eux et elles toutes qui nous ont aidé dans cette aventure, merci aux participant·es également, que vous entendrez dans la carte. L'aiR Nu remercie aussi le Trèfle d'Éole, l'association des jardins partagés qui a accueilli aussi quelques lectures, et la bibliothèque C. Lévi-Strauss qui a relayé les événements.

Le site Par-là Paris est une carte où se promener, écouter les enregistrements, les filtrer selon leur type (textes des participant·es, souvenirs, corpus de textes littéraires...), et elle allume les rues à mesure de leurs visites. C'est une base pour les partenariats futurs, une archive aussi.

On peut partager un point sur la carte, comme celui-ci qui permet de se lancer dans la balade (pas de son, un simple diaporama). Autrement, il y a deux points localisés, non sonorisés, lisibles : deux textes réflexifs sur ces jours de découverte pour moi, ou redécouverte du quartier, pour Anne Savelli.

Ricochets/ Année 2/ Semaine 35

Laura-Solange
, 02/09/2025 | Source : JARDIN D'OMBRES

 


1/ La question de poursuivre cette écriture là, celle des ricochets, se pose de temps à autre. Habitude ou certitude, qu’en est-il ? Travail de la langue ou un simple épanchement ? On rêverait d’étincelles plus intenses capables de faire partir un feu. Poursuivre malgré tout ce protocole d’écriture : soixante-dix mots chaque matin en écho à quelques lignes lues ou entendues, quelques mots de l’entre-deux qui cherchent à se dire.

2/ Vouloir rattraper le parcours des rêves, en conserver quelques images, mettre des mots dessus et tenter d’en déchiffrer l’arrière-pays. Écrire ce qui émerge de ces songes au réveil. Il semble que plus on y prête attention, plus les souvenirs du matin s’enrichissent. C’est une sorte de travail à faire. Peut-être qu’à force de les noter on pénétrera plus loin dans cette zone de soi, et que ce sera une évidence.

3/ Se situer face à l’excès lorsque l’on décide de poser des mots sur ce qui advient, d’écrire ce qui semblerai avoir été. Distendre le minuscule, le trois fois rien, l’instant que nul ne voit et l’exhausser vers une marche plus haute, qui menacerait l’équilibre, et nous ferait être dans le suspens d’une pensée. Des images alors, des métaphores pour dire ce surplus de vie ainsi donné, l’élan face au jour.

4/ Ne pas abandonner l’écriture de cette forme de bréviaire. Prendre le temps de ce bref passage chaque matin à poser ces échos de vie. Manière de muscler mon esprit comme je donne à mon corps, par le biais de la marche, la manne dont il a besoin pour continuer à être. Participer ainsi à ne pas déserter son centre de gravité et à le stabiliser. Le terme bréviaire soudain importe.

5/ L’agir dans l’écriture commence souvent par la marche. Cela marche aussi en tête . L’agir de l’écriture est aussi et d’abord dans la lecture. Prendre le temps d’une lecture lente. Certains textes, de par leur puissance, l’ange qui se situe dans l’arrière des mots, émettent un sol favorable à implanter une écriture que l’on ne savait pas vouloir abandonner ce jour. Le don des mots, de phrases, une poétique d’être

6/ Retenir un bout de réel. Le tenir sous ses yeux et le conserver en soi. Le laisser diffuser au travers de son être le temps nécessaire. Corps à corps du réel et de la pensée reliés par la poésie. Prendre vie des souffles mêlés. Comme lorsque retentissent encore dans quelques villages les cloches de l’Angélus. Glaner ces étincelles d’étrange qui nous sollicitent aux angles de nos vies un peu ternes.

7/ il s’agit de tirer le fil écrit Christine Jeanney dans un de ses block-notes. Il est très rare que j’ai une aiguille entre les doigts et de la couture à réaliser, ce n’est pas ma manière de me réaliser. Mais tirer le fil des mots, les extraire d’une lecture qui a percuté mon esprit, puis faire un nœud avec mes propres mots qui naissent et poursuivre le fil de l’engendrement.



02092025

Guillaume CINGAL
, 02/09/2025 | Source : ǝuᴉǝɹǝs ǝuᴉɐɹnoʇ

Il faudrait que j’enregistre une vidéo « je range mon bureau »… et surtout que je trouve de la place sur les étagères pour ranger vraiment les livres après : ceux présentés il y a dix jours sont encore en pile. Il faudrait que je commence de rédiger la postface de notre traduction, avec Patricia Houéfa Grange, d’Our Sister Killjoy : nous avons eu le feu vert de la maison d’édition, avec retour globalement enthousiaste sur notre texte. Il faudrait que je boucle sans trop traîner le chapitre 2 de The Second Emancipation. Mais, en attendant, il faut que j’aille me faire un café, car le fond de tasse bu à 5 h 30 ne m’a pas du tout mis sur les rails.

 

20250902

1925

Jérôme Orsoni
, 01/09/2025 | Source : cahiers fantômes

Boule à zéro. — À quoi correspond exactement chez moi le sentiment qu’il est temps de me raser le crâne ? À un désir de changement, de métamorphose, de purification ? Peut-être. Banal, non ? Oui, mais. La première fois que je me suis rasé le crâne, j’étais au lycée, et c’est mon ami Romain qui m’y avait incité, si mes souvenirs sont exacts, avant d’exécuter lui-même la tâche, à la tondeuse, et avait plutôt bien fait les choses, vu le peu de cheveux visibles après la tonte. Je me souviens que ma mère avait été quelque peu choquée quand j’étais rentré chez moi ainsi tondu, mais moi, j’avais bien aimé : j’avais l’impression d’être libre, d’avoir fait quelque chose pour m’émanciper, c’était ridicule — c’était de l’émancipation bourgeoise, indeed —, mais c’est ce que j’avais ressenti. Ensuite, pendant des années, je me suis rasé le crâne à intervalles réguliers. Mais, au début, cela n’avait aucune dimension spirituelle de quelque sorte que ce soit, non. Ce n’est que plus tard que j’en suis venu à considérer que. Ou plutôt : chaque fois que l’envie me prend de me raser le crâne, je sens que cela correspond à un désir de transformation, de renouveau, de sublimation du moi par des moyens qui peuvent certes paraître futiles (le petit frisson bourgeois), mais qui n’en sont pas moins des plus concrets, des plus réels, des plus sensibles, des plus visibles. Les cheveux blancs, à vrai dire, c’est tout à fait secondaire, et l’histoire de mes tontes que je viens d’exposer succinctement est là pour en attester, cheveux blancs qui sont là, eux aussi, et de plus en plus. Mais vieillir, je ne le conçois pas comme un problème ; c’est la nature (note bien ce dernier mot, souligne-le). Non, le problème, c’est ce qui m’attend au bout de la vieillesse : non la mort, mais la déchéance, la perte de soi, la perte du monde. À côté de cela, la mort est dérisoire. Plus souhaitable que la vie, en vérité. La lassitude que je ressens quand j’ai mon père au téléphone, je la vis comme une faute morale. Mais je ne peux pas ne pas la ressentir, c’est-à-dire : ce n’est pas moi qui puis décider ou non de la ressentir, ce n’est pas un effet de ma volonté. Elle est là. Elle est réelle. J’entends aussi : je ne peux pas ne pas la reconnaître, l’accepter, la comprendre, ou du moins, l’exprimer. Quand j’aurai perdu la tête, je ne pourrai plus voir la réalité telle qu’elle est. Aveugle ou pas, je ne verrai plus rien du tout. Et alors, tout ce que je me serai efforcé de faire de mon vivant (car perdre la tête, c’est une mort pire encore que la mort, c’est une disparition de fait : Où est la personne ? Mais elle est là, voyons. C’est ridicule, enfin, ne raconte pas n’importe quoi : tu vois bien que ce n’est pas elle, c’est quelqu’un d’autre.) aura été en vain. À travers la déchéance de mon père, je vois ma déchéance à venir et la déchéance passée de ma mère (« la confusion » théorisée par les médecins de la mort) qui, avant de mourir, n’était déjà plus là, avait déjà disparu réellement. Et je me souviens aussi que j’avais souhaité sa mort parce que je n’en pouvais plus, parce que j’étais fatigué. Et tout cela, je n’ai pas envie de le vivre de nouveau. Les boucles de mes cheveux me tombent aux épaules. Oui, mais pour combien de temps ? 

journaux brésiliens – août 2025

camille ruiz
, 01/09/2025 | Source : camille ruiz

la sécheresse s’accentue mais ses manifestations les plus spectaculaires, comme les incendies qui se déclenchent seuls dans la brousse, ou à notre petite échelle de corps, saigner du nez, ne se produisent pas, ou pas encore. c’est juste une sécheresse éprouvante. le froid l’a désertée, j’ai soif en permanence et mal aux yeux. sur tous les habits et tissus que l’on possède on trouve et décroche des petites graines dont j’ai oublié le nom, que nous ramenons des promenades. on en est cafis, ce mot me fait penser au sud et à mes grands-parents. je l’aime à cause du souvenir qu’il ouvre et parce qu’il ressemble à ce qu’il veut dire.

*

pendant ses vacances, Heitor retrouve brièvement son intérêt pour les pokémons. il ressort l’immense encyclopédie que je lui avais offerte pour son sixième anniversaire, et on regarde ensemble les premiers épisodes en français. je lui parle de ce que je ressentais à son âge, et voilà, il le ressent aussi, il veut être un dresseur, porter un sac-à-dos et une casquette, partir à l’aventure. son enthousiasme réactive en moi la crainte d’empiéter sur son monde, et qu’il aime les pokémons juste parce que je les aime moi, qu’il s’engouffre dans mon enthousiasme au lieu de construire le sien. je trouve que c’est un trop grand pouvoir, voudrais plutôt l’encourager dans des choses qui le touchent en premier. la même semaine, je l’emmène au lac avec Ziggy, pour la première fois, en le couvrant d’anti-moustiques. ça aussi, c’est l’aventure, il y a des pokémons de partout. puis sa mère vient le chercher, et nous passons une semaine de l’autre côté de l’alternance. quand il revient à la maison, il ne parle déjà plus des pokémons, ne réclame pas de voir les épisodes suivants, il veut regarder Tom et Jerry. alors je n’en reparle pas, la vie continue d’une autre manière, et le portail que nous avions ouvert entre le monde pokémon et le nôtre se referme discrètement, comme une petite plaie cicatrise.

*

rêve : je suis dans le bureau d’une femme qui m’a dit d’entrer sans Ziggy car la pièce est trop petite. je suis contrariée de le laisser dans le couloir. elle a une mission à me confier, je ne me souviens plus de quel ordre, pour laquelle je dois porter une robe noire. pendant qu’elle me parle, je remarque que les pierres de mes deux bagues se sont décrochées (la bague donnée par ma mère, pour mon dix-huitième anniversaire, qui était la bague de son premier et seul mariage, et la bague que m’a offerte Piero, quand nous avions décidé de nous marier). elle me parle et bientôt c’est toute la structure des bagues qui se détache, et j’essaie de les rassembler discrètement dans ma main, pour ne perdre aucun morceau, pensant qu’elles pourront sûrement être réparées.

*

nous sommes à la fête du temple bouddhiste de Brasília, sur une idée de Mariângela, il y a des stands de nourriture, et ce soir-là un concours de cosplay. je n’y connais rien, mais c’est amusant à regarder. assise à ma gauche sur les gradins, une jeune personne semble inquiète. les gagnant-es sont annoncé-es les un-es après les autres, et certain-es de ses camarades quittent leurs places pour se rendre sur l’estrade et recevoir des prix. je commence moi aussi à m’inquiéter, la personne a l’air tellement triste que je n’arrive pas à la quitter des yeux, sa tristesse est une chose invisible mais aussi phosphorescente. je pense pourvu que cette personne gagne quelque chose, pourvu pourvu pourvu, mais c’est la seule de son groupe à ne pas être appelée. à la fin elle rabat le voile qu’elle porte sur son visage et arrange ses cheveux, pour être le plus cachée possible, j’imagine. ou c’est peut-être le personnage, que je ne reconnais pas. une amie tente de lui adresser la parole, la personne ne répond pas, l’amie s’éloigne excédée. maintenant la personne tient un grand sac de courses en plastique et reste debout statique derrière la scène, tandis que les autres prennent des photos, son immobilité est troublante, le sac de course toujours pendu à la même main, même pas posé par terre. quand le vent menace de découvrir son visage, elle rajuste le voile et les cheveux avec son autre main, qui a l’air tellement triste. on ne voit pas son visage donc c’est vraiment de la main que viennent les signes de tristesse. j’envisage d’aller lui parler, mais pour dire quoi ? la musique recommence, c’est l’heure d’une danse traditionnelle du Japon, des mouvements simples et répétés, qui sont ceux de la récolte et de la pêche, Mariângela e Iago se joignent à la file indienne, je reste sur le côté, Piero surveille Heitor qui a voulu entrer dans un jeu gonflable, il fait très froid, les gens sur la piste de danse ont l’air heureux.

*

dehors avec le chien, il regarde le ciel et j’attends assise dans l’herbe près de lui, quand un jeune enfant se rue sur mes genoux et s’accroche à mes bras. son visage est couvert de morve, il a l’air un peu perdu. une adulte le suit, elle dit non Noah tu ne peux pas aller dans les bras, elle le récupère, il veut maintenant aller dans ses bras, elle le tient par la main, mais répète non tu ne peux pas aller dans les bras. puis me regarde et dit c’est parce qu’il est en crise. j’ignore quel genre de crise et pourquoi du fait de la crise on ne pourrait pas lui donner ce qu’il demande.

*

Piero rentre d’une soirée avec les gens de son groupe de psychanalyse à 2h du matin et je suis toujours là sur le canapé, Ziggy à mes pieds, relisant les épreuves du livre à paraître. accompagner les corrections des épreuves me fait passer des jours et des nuits très mauvaises. je traîne l’angoisse et la culpabilité d’avoir fait des fautes, ou beaucoup de fautes, longtemps après la relecture et les corrections en elles-mêmes. cette nuit-là, je dois avoir sur le visage un air si désespéré que Piero éclate de rire et le rire perce la bulle qui me faisait prisonnière, nous rions ensemble. en allant nous coucher, il me raconte qu’il était dans un petit appartement et que, pendant tout le long de la soirée, la colocataire de la personne qui les avait invité-es était enfermée dans sa chambre, et qu’à aucun moment cela n’avait été verbalisé, cette présence secrète sur les lieux, séparée par une porte. il y avait quelqu’un dans l’appartement dont tout le monde sauf l’hôte ignorait la présence : je trouve cette idée absolument terrifiante.

mon angoisse me gâche la vie, il y a des moments où ça devient tellement clair que la clarté frôle le ridicule. Piero dit c’est un moment où tu devrais être heureuse, heureuse que ce livre soit publié, mais regarde-toi, tu es dévorée par l’angoisse. et je me sens doublement coupable car 1) l’angoisse rend ma compagnie très désagréable 2) j’ai l’impression que j’aurais pu, que j’aurais dû mieux faire, à la fois à propos du livre, à la fois à propos de l’angoisse. mais est-ce le cas ? chaque fois qu’on finit quelque chose, on en sort différente. et alors, avec les capacités nouvellement acquises, on voudrait tout refaire, depuis le début, pour que la chose soit celle que l’on aurait faite si on avait déjà été ce que la faire a fait de nous. ou quelque chose comme ça. mais ça ne fonctionne pas de cette manière. on ne peut pas toujours être la version la plus actualisée de soi-même. nous ne sommes pas des logiciels. il faudrait sûrement que je recommence à prendre des anxiolytiques, ou au moins, je ne sais pas, faire du yoga, fumer quelque chose, car je me rends bien compte qu’environ 70% du temps je vis sur la surface hystérisée de la réalité, et quand ça retombe, je regarde ce que j’ai dit et fait sous l’impulsion de l’angoisse, et je suis excédée.

*

J’ai débranché sans faire exprès la prise d’internet, alors je la rebranche, et je sors du bureau en attendant que la connexion se rétablisse. Ziggy se lève et me suit pour s’allonger dans la pièce où j’entre, et je me dis tiens c’est bizarre qu’il bouge, pourtant internet est éteint, environ deux secondes s’écoulent avant que je ne corrige ma pensée.

*

rêves : depuis le balcon on voit un avion tournailler, très proche, il va s’écraser sur l’immeuble, je vois sa tête comme celle d’un orque derrière la vitre d’un parc aquatique, notre immeuble prend feu, Piero prend Heitor dans ses bras, je prends Ziggy dans mes bras (malgré ses 55kg) nous allons dans l’ascenseur, nous sommes dehors. je me réveille et je raconte le rêve à Piero qui est dans un demi-sommeil. je me rendors. nous sommes dans une grotte. Piero met dans sa bouche une sorte d’insecte des cavernes, mélange de scorpion et de crabe, je vois les pinces dépasser de ses lèvres, je crie mais pourquoi tu fais ça !!! tu vas être malade !

*

l’événement annuel de la floraison des ipês jaunes, ça faisait trois ans que je ne les avais pas vus. les gens se prennent en photo en dessous. il faut aller vite, c’est l’histoire de quelques jours. par terre leurs fleurs forment des tapis denses.

Piero a eu une bonne nouvelle, pour sa poésie, 2026 sera une belle année. au bar, Fernanda nous raconte comment elle se sent quand elle conduit la nuit. elle dit que c’est une sensation très particulière, de danger, d’être lancée dans le milieu de la nuit noire à l’intérieur d’une boîte fermée, mais qu’il y a aussi une forme de concentration, de calme, la certitude absolue d’arriver bientôt à la maison. la manière dont elle le raconte me semble si belle, peut-être parce que nous avons déjà bu une vingtaine de bouteilles de bière à nous quatre, je suis impressionée par ces images, je lui dis qu’il faut que ce soit le début d’un livre. quelques heures avant on avait fait le même commentaire à propos d’une phrase prononcée par Bel, une phrase très simple et efficace sur la sécheresse et d’arriver à Brasília, le fait de faire un malaise, de croire être enceinte. mais j’ai oublié la phrase, je me souviens juste que c’était un très bon incipit. ces derniers temps on voit des livres partout au lieu de voir des choses. il ne faudrait pas que cela devienne une habitude.

en rentrant du bar on fait courir Ziggy sur la petite place vide, puis on regarde les Sopranos. quand je pense au nombre de séries médiocres qui existent, puis aux Sopranos, c’est un peu le même écart entre les choses que je fais, et celles que j’aurais dû faire. la scène où Junior écrase un gâteau à la crème sur le visage de sa compagne est restée gravée dans ma mémoire. quelque chose dans la durée du plan, les couleurs, le déplacement de la honte. une poignée de seconde supplémentaire, pour nous attarder sur l’effet plutôt que sur la cause, sur ce que ça fait plutôt que sur ce qui arrive. comme le plan sur la main d’Adriana, elle vient de vomir sur le bureau, les morceaux du vomi touchent les diamants du bracelet qu’elle porte. et les oiseaux, bien sûr. les canards, le corbeau. qui me fait penser à l’épisode de l’oiseau dans Six Feet Under. qui me fait penser au pigeon de Kelly Reichardt. à un moment donné, bien sûr, je m’endors. s’endormir au milieu des symboles est un plaisir merveilleux. mon angoisse me veille comme Tony Soprano veille son cheval malade.

*

comme j’avais la sensation que je n’aurais pas grand chose à dire ce mois-ci, j’ai pensé au journal en lui-même, au fait qu’il se déroule depuis cinq ans et que cette archive s’accumule. que quelqu’un pourrait très bien tout lire. l’autre jour Piero m’a dit que ce n’était pas vraiment un journal, que ça ressemblait plutôt à une performance d’écrivaine, et je me suis sentie gênée. j’ai repensé à quand on m’avait dit, c’était ma collègue Marion je crois, qui était tombée sur ce site alors qu’elle ne savait pas que j’écrivais. elle m’avait dit qu’en me lisant on avait l’impression d’une vie éthérée, isolée au milieu de la brousse. je m’en suis voulue d’avoir pu créer cette sensation, alors qu’en vérité je vis entourée par des contraintes et des machines.

alors que tous les jours je me lève vers 7h, heure à laquelle Piero et Heitor sortent de la maison, Piero l’emmène à l’école à l’autre bout de la ville, puis part donner cours pendant quatre heures, moi je mets en route le lave-vaisselle et la machine à laver, je prends un café, je réveille Ziggy qui ces derniers temps ne veut plus trop aller se promener le matin, car le soleil est trop haut, et qui se contente d’un petit tour et de rester assis à l’ombre à regarder les gens passer, je lui éparpille ses croquettes par terre, pour qu’il fouille le sol et s’occupe, puis nous rentrons et il s’étale sur le carrelage frais, je range un peu, un jour sur deux passe l’aspirateur, passe la serpillière, puis je me mets devant l’ordinateur, c’est un peu avant 10h, je réponds à des mails, ensuite c’est le travail salarié qui commence, j’appuie sur un bouton pour dire que je prends mon shift, je réponds aux messages des gens qui ont un problème sur la plateforme pour laquelle je travaille, ça va durer 8h, Piero rentre vers midi et fait à manger, ou nous mangeons les restes de la veille, je mange devant l’ordinateur, et autour de 16h ou 17h, de préférence, quand la chaleur commence à tomber, je prends une pause d’1h pour sortir Ziggy, mais je n’arrive pas toujours à prendre ma pause à cet horaire-là, Ziggy choisit où nous allons, je touche le sol pour vérifier qu’il n’est pas trop chaud pour ses pattes, et entre temps Piero est allé chercher Heitor à l’école, en rentrant il fait ses devoirs, prend sa douche, après avoir demandé s’il doit ou non se laver les cheveux, toujours la même question, puis à 19h, je ferme l’ordinateur et je me sens usée, Piero aura déjà préparé le repas, ou parfois nous le préparons ensemble, c’est le seul repas que nous mangeons tous les trois à table, s’il y a le temps nous faisons une partie de Uno, à la demande d’Heitor, puis je dépose un bisou sur son front et il va se coucher, et je sors Ziggy une dernière fois, il est déjà 20h30 ou 21h, puis nous lisons un peu dans la chambre, moi la tête contre le ventre ou la poitrine ou l’épaule de Piero, qui me caresse le dos ou les cheveux, ou je rassemble les quelques forces qu’il me reste pour écrire ou corriger, pendant une heure, une heure et demi, avec sur les genoux à nouveau ce maudit ordinateur, puis on s’endort, puis la journée recommence. le week-end, Heitor est chez sa mère, je fais avec Ziggy de plus longues promenades, le soir nous allons au bar, parfois au cinéma.

l’autre soir avant d’aller se coucher, Piero relisait la Préparation du roman pour un cours, et il m’a dit que la partie sur la notation ressemblait à notre vie. j’ai ressenti un petit espoir pousser quelque part près du cœur, j’ai dit, c’est vrai, ou é verdade, puisque par un étrange mécanisme, à chaque fois qu’il me parle en français, je réponds en portugais, et vice-versa, puis j’ai posé ma tête sur son ventre, comme d’habitude.

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est-ce que j’ai écrit (encore une fois, ce n’est pas la première) le déroulement d’une journée pour prouver que ceci est un journal, et qu’il essaye de ressembler à la vie menée, ou pour fournir une forme d’excuse, montrer que si ce que j’écris n’est pas suffisamment bien, c’est parce que le quotidien est balisé, fatigant ?

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rêve : je suis dans un avion, il y a écrit en gros « ATTERRISSAGE D’URGENCE », il est en train d’atterrir sur l’autoroute, son aile blesse des immeubles et des voitures, des gens meurent projetés contre les vitres, finalement on arrive dans une gare TGV qui ressemble à celle de Lyon Saint Exupéry, mais c’est dans le Doubs. le pilote veut redémarrer, je refuse de repartir, j’appelle ma mère. Ensuite je suis chez Chloé à Paris, on mange et elle m’explique que son copain a fait imprimer des messages sur le fond des assiettes, mais il s’est trompé dans la taille de la police, c’est si petit que c’est illisible. Je dis mais quand même l’idée est pas mal.

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l’autre jour Ziggy était couché près de l’étagère du séjour et j’ai voulu lui gratter les oreilles pendant un moment, alors de ma main libre j’ai pris le livre qui se trouvait au-dessus de sa tête, pour occuper mon esprit, et c’était Me faz um corre aí, le recueil que Piero a publié en 2021 ou 2022, et pour la couverture duquel j’avais suggéré une photo de pigeon équipé d’une caméra trouvée sur Public Domain Review. en le feuilletant j’ai été frappée du nombre de poèmes que l’on pourrait qualifier de sexuels, qui me sont adressés ou m’impliquent. j’avais oublié. ensuite j’ai repensé au journal et j’ai commencé à me soupçonner de tout esthétiser et de restituer une version complètement chaste et vaporeuse du réel. mais c’est aussi que cette semaine-là j’étais en train de lire I’m a fan de Sheena Patel, et que par contraste j’avais l’impression de ne parler que d’oiseaux ou de promenades, comme si c’était le journal d’une petite fille ou d’une femme âgée. comme d’habitude je me sentais coupable de faire ce que je fais, et pas autre chose. dans la même semaine j’ai lu le roman de Dahlia de la Cerda, sa traduction en portugais et je n’ai pas trop aimé. une sorte de tonalité générale qui mange toutes les aspérités. ensuite j’ai aussi pensé que je dépensais beaucoup de temps à lire des choses en anglais et pas assez la littérature du pays dans lequel j’habitude, alors j’ai décidé d’en finir avec ce que je n’ai pas encore lu de Clarice Lispector, qui est ma préférée entre toustes. je suis allée chercher A Paixão segundo G.H. dans la bibliothèque, que je repoussais d’ouvrir pour exactement la même raison qui m’empêche de lire La Métamorphose : peur et dégoût irrationnel des insectes. depuis j’avance dans le livre avec la précaution inutile de qui sait que l’image arrivera de toute manière, peu importe nos tentatives de préparation, de filtrage ou de détournement, elle va nous atteindre avec ce qu’elle est, entière et lourde comme une planète.

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le seul avantage de la sécheresse ce sont les ipês et la lumière magique à 17h45. c’est une lumière qui change le souffle. à cette même heure je me désespère en regardant sur mon téléphone le faible nombre de pas effectué dans la journée, car Ziggy déteste la chaleur, et refuse de se promener longtemps. pendant les vacances d’Heitor, la perspective de suivre le vélo de son petit maître éclipse un peu la sensation du trop-chaud. le pollen tombé des arbres forme une mousse légère par-dessus les feuilles mortes, que l’enfant et le chien soulèvent avec leur vitesse spéciale. j’aide Heitor à réorganiser sa chambre, ça le rend très heureux, une nouvelle chambre, il devient plus sérieux, réajuste sa posture, organise son bureau. à présent son lit n’est plus placé dans l’évidence de l’encadrure de la porte. il faut vraiment entrer dans la pièce pour le voir. les matins qui suivent, je tourne la tête par réflexe quand je passe dans le couloir, pour vérifier s’il dort ou s’il est déjà levé, et dans mon champ de vision l’absence de lit est encore une trace de la chambre précédente, il faudra plusieurs semaines, peut-être plusieurs mois pour qu’elle s’estompe. Piero donne cours un lundi matin, et moi je travaille de midi à 21h ce jour-là, alors à l’issue de la promenade du chien j’emmène Heitor découvrir le petit café où j’aime m’arrêter, commande pour lui des pâtisseries et un sirop. à l’intérieur de la boisson, il y a un glaçon en forme de 8. il m’explique que 8 n’est plus son chiffre préféré, qu’à présent c’est le 9. il se prépare, et la glace fond lentement dans l’eau gazeuse.

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rêve : j’ai un nouveau téléphone qui se recharge grâce à la vapeur d’eau dans l’air. je reçois une notification sonore à chaque fois que l’équivalent d’une goutte d’eau est récoltée, c’est-à-dire très souvent. je n’arrive pas à désactiver cette option. j’ouvre un livre et il y a cette phrase écrite en très gros : à chaque passage j’en profite pour restituer avec les marabouts un peu de douleur en crochet (et quelques oignons frits). je me réveille avec la phrase bizarre imprimée dans la tête.

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est-ce que la chaussette qui depuis deux semaines traîne dans l’herbe en bas de l’immeuble est à moi ? je n’ose pas l’approcher, mais elle me gêne. si je crois qu’elle m’appartient, pourquoi je ne la ramasse pas ? mais le balcon où nous étendons la lessive n’est pas du tout de ce côté-là. je n’ai pas envie de la toucher pour vérifier. c’est une chaussette noire, ni grande, ni petite. elle pourrait être à n’importe qui. pourquoi se sentir responsable ? chaque matin en descendant avec le chien j’espère qu’elle aura disparu, mais elle est toujours là.

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décidément il y a plus de texte que de vie en ce mois d’août. je lis les gens sur internet. je lis un article de Chloé, à défaut de la voir, je la lis poétiquement et non sociologiquement, mais j’aime bien ce décalage et l’endroit où le sensibilités se rejoignent.

l’autre jour, en faisant une tapioca, j’ai remarqué que certains mots avaient pour moi perdu leur étrangeté. il y a plusieurs années, j’avais rapporté de la farine de tapioca en France, et une fois chez ma mère, par une forme d’amnésie de la distance, je ne me rappelais plus du tout comment on prépare une tapioca, alors même qu’au Brésil j’en mange tous les matins. j’avais lu les instructions sur l’emballage, et j’étais persuadée que le verbe aquecer signifiait mouiller ou humidifier, quelque chose avec de l’eau, au lieu de chauffer ou réchauffer. à présent il n’y aura plus de retour en arrière. c’est pour toujours qu’aquecer a perdu son ambiguïté aqueuse. un verbe chaud qui, sans que je puisse identifier le point de bascule, s’est mis à ressembler à sa propre chaleur. d’autres fois, c’est par les tâtonnements de la langue que la nature secrète des choses se montre sans le vouloir, comme si elle baissait sa garde et que nous la surprenions. on utilise des raccourcis pour éviter de toujours sauter d’une langue à l’autre, on parle en français, et Piero me demande, c’est quoi déjà, les poils des oiseaux? et cette question me fait rire comme une chatouille.

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dans la rue je marche derrière une femme, les yeux rivés sur sa cheville, où est tatoué le symbole de la Wi-Fi. j’imagine pendant un bref instant qu’elle fait partie d’une communauté secrète de gens qui tirent une énergie particulière des ondes de la Wi-Fi et que sous ses poils Ziggy a aussi un tatouage semblable. puis j’abandonne le fil de cette pensée car elle me fatigue d’avance, ou parce que quelque chose en elle m’inquiète, j’arrive à m’inquiéter toute seule avec des histoires absurdes.

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au bar, à nouveau. près des sacs de sable et des briques empilées. Fernanda et Piero adorent les histoires d’astéroïdes et de planètes, moi j’aime leur enthousiasme, mais son objet m’indiffère. je me laisse porter par les anecdotes. Piero dit parfois je m’intéresse à rien, ça le frustre quand il me raconte quelque chose qui l’intéresse, à propos de l’espace par exemple, et que mes réponses sont pauvres, du genre, ah oui ? je n’aime pas penser à ce qui est très abstrait ou lointain. j’aime les micro-mouvements, les images, les apparitions. si je commence à m’intéresser à ce qui se trame dans d’autres galaxies, alors vient un sentiment d’absurde, comme lorsque m’effleure la pensée que la Drôme est à 9000km du Vale da Lua. j’aime ce qui est petit, je lui demande de me contenir. bien souvent, je n’ai rien d’intéressant à dire, et je me tais. je suis lente à entrer dans la fluidité du bar, des conversations, il faut d’abord que je passe d’éteinte à reliée, c’est un changement d’état coûteux, mais quand il se produit, je m’en félicite.

c’est uniquement dans l’intimité la plus sécurisée que je montre mon visage obsessionnel. mes obsessions sont pour la plupart liées, en surface, à Ziggy, au fait que Ziggy est malade, ou triste, ou bien à ma peur de ne pas avoir l’air aussi normale que je le suis, par erreur ou par négligence, ou par malentendu, comme s’il y avait chez moi une forme d’auto-sabotage qui visait à empêcher les gens de voir mon absolue normalité. ça a l’air stupide dit comme ça, mais peut-être que c’est vraiment stupide. j’ai souvent l’impression, par exemple dans un contexte de travail et de bureau, que les gens passent un moins bon moment quand ils sont assis à côté de moi. je voudrais leur épargner cette peine, je me sens un peu désolée pour eux, quand le hasard nous place côte-à-côte. mes collègues parlent beaucoup de nourriture, et de faire du sport, j’imagine que ce sont des sujets consensuels et faciles à dérouler, mais c’est encore plus difficile pour moi que de parler d’espace et de trous noirs. le seul moment où j’ai quelque chose à dire c’est quand quelqu’un explique qu’il a déjà mangé une larve, là j’arrive à raccrocher le wagon, je dis que je suis en train de lire la Passion selon G.H, et que c’est vraiment difficile, à cause de ma terreur des insectes. sur le moment je me sens assez fière d’être intervenue en partageant une expérience personnelle. j’ai remarqué que souvent les autres deviennent sympathiques grâce à un équilibre d’écoute et d’ouverture ponctué de détails singuliers relatifs à leur vie personnelle, leurs goûts. plus tard, je me dis qu’en vérité je me suis trompée de sujet de conversation, que ce n’était pas manger un insecte au sens le plus littéral, mais bien le fait de goûter (provar) à des plats atypiques, et que l’expérience limite proposée par Clarice Lispector n’a absolument rien à voir avec ça.

au Cine Brasilia, après Persona, Le Sacrifice, nous voyons L’Avventura. des films insulaires où parler et se faire comprendre semble inenvisageable. d’ailleurs c’est aussi le cas dans les Sopranos, les personnages ne peuvent jamais partager les choses telles qu’elles sont, iels sont toujours sur écoute. il faut toujours une ruse, un déplacement, un grand silence pour espérer exprimer une chose minimale.

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on emmène Heitor voir Caetano Veloso. le concert se déroule dans le cadre d’un festival, et l’endroit est rempli de stands semi-publicitaires, les gens se prennent en photo sous un arche dédié à l’entreprise 99, concurrente d’Uber, ou sur le stand d’Heineken. même l’aire de jeux pour enfants est sponsorisée par une école privée catholique. c’est la première fois qu’Heitor se rend à un concert. c’est maintenant ou jamais, pour Caetano, car il peut bientôt mourir. sur scène, son corps est celui d’un vieil homme, malgré ses petits pas de danse, l’ombre de sa main presque paralysée s’étend sur le tissu jaune de sa chemise, mais sa voix n’a rien à voir, ni avec la main, ni avec les dispositifs douteux du festival, sa voix est une chose vraie. pendant la deuxième moitié du set, Heitor s’endort sur la chaise que nous avons trouvée pour lui, la tête reposée contre le corps de son père, j’imagine qu’il glisse dans le sommeil apaisé de qui a vu ce qu’il devait voir pour la première fois.

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je ne fais les choses que dans des couloirs de vitesses qui me les rendent possible. quand ça arrive, il faut être prête, il faut se laisser porter par la glissade. voilà, il semble que c’est le bon jour pour aller racheter une pile et une pellicule pour l’appareil photo. Ziggy mange avec nous au restaurant pas cher où il prend toute la place, puis je passe à la boutique, il fait atrocement chaud et sec, mais les choses s’accomplissent de la manière juste, alors je suis traversée par une vague de bien-être. la grande créature de l’angoisse dort quelque part en arrière plan, on dirait que son ventre est plein.

maintenant j’en suis presque certaine, cette chaussette oubliée dans l’herbe, ce n’est pas la mienne. ce matin en passant la serpillière, j’ai découvert un couloir entre ma chanson préférée, Lucky Cloud, dans laquelle Arthur Russell chante I will find more to see / I will see more to find et le refrain de Veleiro Azul, de Luiz Melodia : Passa a vida, passa o ar / Mas eu quero é encontrar, quelque chose dans la mélodie et dans le texte les rapproche, et c’est avoir trouvé la clé d’une porte qu’on n’avait pas besoin d’ouvrir.

ça me fait penser qu’un jour quand j’étais petite j’avais accompagné mes parents à Bricorama et je leur avais demandé de m’acheter une clé dorée très très kitsch, et ils m’avaient prévenue, cette clé n’ouvre rien, mais ce n’était pas le problème, je la trouvais magnifique.

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P. S. F.

Clément Alfonsi
, 01/09/2025 | Source : Anath & Nosfé

Je songeais, tu songeais, nous songions,
quelque part dans le cloud, en flux
confus, songions qu’il y avait peu de poèmes
de science-fiction, peu de poèmes sur
les robots et la découverte des planètes et
les sociétés futures. Je songeais, connecté
quelque part, sur une machine de machine,
loin du corps et de la cellule originelle.
Les machines écriront d’excellents poèmes.
Elles en écrivent déjà de très valables.
Quand surviendra la réelle intelligence
artificielle (pas l’algorithme de conversation
actuel), cette intelligence sera surprise
par les mots, leur profondeur, leur absurdité.
Il y aura alors des robots dépressifs, et donc
des robots poètes. Et nous croirons alors
que notre but devra être d’écrire une poésie
radicalement humaine, quelque chose que
le robot ne peut atteindre ; mais il l’a
tteindra, et le dépassera. Ce ne sera pas
si grave, il y aura d’autres problèmes plus
importants, et quelques blagues pour dé
compresser : C’est l’histoire d’un poète qui
écrivait comme un robot… Comme la poésie
est la volonté de vivre plus, elle demeurera ;
chacun devra redéfinir ce qu’il entend par vie.