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Jérôme Orsoni
, 18/05/2025 | Source : cahiers fantômes

Ces cris de bête, ainsi que je les appelle, ces cris de bête que j’entends régulièrement sur le boulevard ne sont pas des cris de bête, ce sont des cris d’humain. Si je les appelle des cris de bête et non pas des cris d’humains contrairement donc à ce qu’ils se sont en réalité, c’est que ces cris d’humains ne correspondent en rien à l’idée que je me fais de l’humanité. Toutefois, ils ne correspondent pas non plus à l’idée que je me fais des bêtes, lesquelles ne sont pour rien dans les cris que les humains peuvent pousser quand ils sont sur les boulevards, les bêtes ne sont pas responsables des cris des humains, pas plus que les humains ne cherchent à imiter les bêtes quand ils poussent ces cris que j’appelle des cris de bête. Mais que cherchent-ils alors ? Eh bien, probablement : rien. Et c’est peut-être le problème. Quand j’entends ces cris de bête sur le boulevard, parfois, il me vient l’idée de regarder par la fenêtre, voire de l’ouvrir et de passer la tête dehors pour voir d’où viennent ces cris, mais c’est peine perdue : il n’y a rien à voir, en vérité, les cris ont déjà eu lieu et puis, surtout, ils n’ont pas à proprement parler de lieu, ils ne viennent pas de quelque part, ils viennent sans doute de quelqu’un, mais ce quelqu’un n’est que la cause occasionnelle (pour parodier Malebranche) du cri, c’est lui qui crie, mais il n’est pas totalement responsable du fait qu’il crie (je dis il parce que ces cris de bête, contrairement à ce que le féminin de bête pourrait peut-être laisser penser, ne sont pas des cris de femelle, mais des cris de mâle, ce qui ne signifie pas que les femelles humaines ne crient pas, après quelques pintes en terrasse, la femelle humaine devient aussi intelligente que le mâle humain, ce n’est pas une question de genre, la bêtise, c’est une question d’attitude dans l’existence, tout le monde est capable d’être bête, être intelligent, c’est plus compliqué, en revanche, il faut commencer par avoir conscience de sa bêtise), c’est lui qui crie, mais ce n’est pas lui qui crie, ce n’est pas la bête qui est en lui qui crie, c’est ce que je veux dire, c’est la bête qui est hors de lui qui crie, c’est la bête du monde. Parfois, peut-être pas les mêmes fois que celles où j’ai envie d’ouvrir la fenêtre pour voir au dehors mais où je ne le fais pas, mais ce n’est pas nécessaire, ce peut être, ce pourrait être les mêmes fois, parfois, je me demande pourquoi les gens se ruinent pour vivre ici, à Paris, pourquoi tout le monde se presse pour vivre ici, à Paris, pourquoi les gens se battent, luttent les uns contre les autres, pour venir s’enfiler des pintes éventées en terrasse et pousser des cris de bête, et surtout s’infliger ces cris de bête, à Paris, il y a tant d’endroits dans le monde où l’on peut être heureux, mais je ne suis pas certain qu’il y ait autant d’endroits que cela, dans le monde, où l’on peut être heureux, être heureux, c’est comme être bête, c’est une attitude dans la vie, mais ce n’est pas la même attitude dans la vie, c’est une autre attitude. Les cris de bête, pourtant, c’est mon idée, ont à voir avec la ville, c’est la ville qui pousse les humains à pousser des cris de bête, et moins la ville en tant que cette ville-ci en particulier, que la ville en tant que concept de ville, en tant qu’urbanité massive, en tant que masse urbaine débordante, envahissante, avilissante, humiliante, déshumanisante : car si les humains poussent des cris de bête, c’est parce qu’ils sont déshumanisés par la ville, par la vie que la ville post-moderne contraint ses habitants à vivre, par la dégradante existence que l’on y mène, la saleté qui s’accumule, la laideur qui s’amasse, la violence qui se répand, la bassesse morale qui gagne chaque jour un peu plus de terrain, l’avilissement auquel la ville post-moderne donne lieu, le broyage physique, morale, économique qu’est la vie dans la ville moderne. Les humains poussent des cris de bête non parce qu’ils redeviennent des bêtes — les humains n’ont jamais été des bêtes, ils ont toujours été des humains, c’est leur espèce qui veut cela —, mais parce qu’ils se déprennent de leur humanité, ils ne deviennent pas des animaux, ils dédeviennent des humains, deviennent des sortes de monstres, au sens où un monstre est un être hybride, un mélange d’au moins deux espèces, mais quelle est l’autre espèce avec laquelle le monstre homme se mélange pour se former ? Aucune, l’espèce humaine devient autre chose qu’elle-même et dans cette transition entre le connu des Lumières et l’inconnu des Ténèbres futures, quelque chose d’un monstre prend forme, qui hurle dans la ville, sa peine, sa misère, sa détresse, à l’aide ou à boire, on ne sait pas, on ne comprend pas, on ne veut pas comprendre. Ces cris de bête, comme je les appelle, me glacent quand je les entends, ils me figent, je me crispe quand je les entends, ils me font peur, c’est la vérité, me feraient moins peur, je le pressens, les cris d’un animal sauvage en liberté, me font en revanche grand peur les cris d’un animal civilisé en liberté, mais quelle civilisation est-ce que celle-là, quelle civilisation est-ce que celle-ci où l’on pousse des cris de bête, quelle civilisation est-ce que la mienne ? Ce n’est pas la barbarie qui me terrifie, c’est la civilisation. Ma civilisation me fait peur, oui. Mais je ne peux pas partir, je ne peux pas quitter la civilisation (c’est, à gros traits, l’un des messages de la Vie sociale, qui n’aura guère été vraiment compris (mais encore faut-il chercher à comprendre et non s’occire de préjugés), et ce que j’écris se situe à des années-lumières de Thoreau, qui pensait qu’on pouvait abandonner la civilisation et se débrouiller tout seul, je ne le crois pas, non que nous n’en soyons pas capables, mais il n’y a pas d’ailleurs, l’humanité se développe contre l’ailleurs, qu’elle hait, pourquoi l’humanité hait-elle tant l’ailleurs, l’altérité ? est-ce pour cela qu’elle finit par pousser des cris de bête, pour déplorer sa haine, s’en lamenter ?), il n’y a pas d’ailleurs. L’ailleurs est une illusion ; tout est civilisation. Tout est civilisation ; tout est effroi. Qui, conscient de cela, n’aurait pas envie de crier, de pousser des cris de bête

Les belles personnes

la souris
, 18/05/2025 | Source : Grignotages

Chloé Cruchaudet, c’est l’autrice de Céleste, magnifique BD en deux tomes sur la servante de Proust. Dans Les Belles personnes, un album antérieur, j’ai retrouvé ses couleurs délicates et ses silhouettes déliées incroyablement expressives… et j’ai fini par comprendre pourquoi : elles dansent. Tout le temps. Marcher, s’affairer pour préparer à manger, ramasser les poubelles, voler : tout mouvement est danse chez cette Mary Poppins de la bande-dessinée.

Madame Neuville, prof de philo en arabesque

Lidar, sonar, sofar, écho

Florence
, 18/05/2025 | Source : Le Flotoir

Le Flotoir du 28 avril au 17 mai 2025, avec Thoreau, Lichtenberg, Carlo Ossola, Dacia Maraini, algorithmes, logarithme et allemand. ...

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Poésie du dimanche (16) : Ivar Ch’Vavar, « Hölderlin au mirador ».

Clément Alfonsi
, 18/05/2025 | Source : Anath & Nosfé

J’entre dans l’œuvre d’Ivar Ch’Vavar à petits pas, car elle est entourée d’une certaine aura : les deux auteurs par lesquels je suis entré dans la poésie contemporaine de langue française, à savoir Yves di Manno et Pierre Vinclair, ont écrit sur cette œuvre pour la porter aux nues. Aussi l’exercice interprétatif voit-il ses enjeux changés : il ne s’agit plus d’entrer dans un massif inconnu et de défricher, mais dans d’aller dans une constellation bien identifiée, sur laquelle il va s’agir de ne pas raconter n’importe quoi, alors que le livre a déjà sa postérité et ses interprètes.

La quatrième de couverture indique ce qui a frappé dans l’ouvrage. Le titre, d’abord, est formidable. Comme il est affirmé qu’il n’a pas de signification, je n’étalerai pas ici toutes les impressions qu’il provoque chez moi, et qui sont nombreuses. Oralité, dimension collective, vers arithmonyme (tous les vers contiennent onze mots) ; un prologue suivi de vingt-sept chants ; refus des convenances ; voilà pour la présentation générale.

Nous avons tous, enfoui quelque part au fond de la mémoire, le souvenir des obscénités que nous proférions avec nos potes de collège ou de lycée. Parfois, on l’oublie ; la plupart des adultes font au moins semblant. De mon côté, oublier est impossible, déjà parce qu’il y a bon nombre de souvenirs amusants là-dedans, mais aussi parce que je travaille en collège : aussi, dès que je jette une oreille dans un couloir, le nombre d’obscénités que j’entends frise le démentiel. De cette matière-là, qu’on pourrait juger « antipoétique », Ivar Ch’Vavar compose ses chants. Il y a bien sûr un effet de gageure : intégrer la vie obscène au sein du poème. L’auteur répond à cette gageure par l’absence complète de pudeur ou de jugement de valeur : les paroles sont là, c’est tout. Elles n’ont ni à se justifier, ni à être surmontées de quoi que ce soit. Elles sont projetées ici, débrouillez-vous avec. Si on devait faire une histoire de la littérature cherchant à rompre les règles de bienséance, Hölderlin au mirador tient une place singulière : là où Flaubert, Zola, Proust ou Nabokov habillaient la sexualité d’un style léché qui frappait par sa distance avec l’élément montré, où Sade enrobait le tout de prétentions philosophiques, où Lautréamont travaillait parodiquement, Ch’Vavar profère, laisse couler, ou du moins fait bien semblant.

Je dis « fait semblant », parce qu’il faut à ce moment de la réflexion justifier les raisons qui en font une œuvre d’importance. Le dispositif poétique, l’attitude et la gageure obscène n’y suffiraient pas. Le travail se fait en profondeur. Des éléments de poétique plus classiques, ou des références culturels, sont présents, mais souterrainement, parfois on laisse passer le vers sans les remarquer. Les amateurs de figures de style seront comblés, mais ils devront néanmoins les chercher : ce n’est pas la métaphore filée des romantiques, mais telle ou telle personnification ou paronomase ou que sais-je encore qui surgit au détour, sans jamais être clinquante. C’est la musique qui accompagne l’ensemble ; presque chaque chant mentionne un album, souvent de musique ancienne. La syntaxe se défait à la marge ; pas trop, ce n’est jamais lourd, ça apparaît comme ça, crée un effet poétique là où il y en a besoin.

Il y a dans ce livre une forme de générosité, car plusieurs poèmes proposent des scènes vives (oui, l’occasion rêvée de replacer le mot d’hypotypose). On revient sur un sol qu’on croit solide, mais c’est le sol humide de la Picardie, la nuit est tombée, la bande de potes est indistincte, les mecs errent sans savoir quoi faire de leurs érections, tandis que les filles les regardent avec ironie. Tout d’un coup tout passe très vite, on a l’impression d’une course, puis c’est un dialogue, ou un type fait une connerie, ou alors une méditation sous le ciel étoilé. Il y a ce plaisir fondamentale anticlassique : à chaque vers, on ne peut pas imaginer ce que va donner le suivant. [Paul Valéry définit quelque part le plaisir classique comme le fait de voir le mot attendu arriver parfaitement au moment attendu.]

« Je n’arrive plus à sentir la terre bien sous moi.

Je me sens de biais par rapport aux lignes de perspective

représentées par les sillons de ce champ, dont je suis censé

tenir les corneilles éloignées (?) -en me, m’agitant, en frappant dans

mes mains -mais dès que je m’agite ou claque dans

mes mains – c’est pire, je perds / l’équilibre, du moins

est-ce comme si, je perdais l’équilibre (en fait il

s’avère que je reste assez confortablement, solidement assis même aux

moments où je crois / le plus, que je vais tourner-bouler). Le

champ lui-même est comme une bosse, et automatiquement les sillons

dévient et subissent une torsion. Le cri des corbeaux est tordu

aussi et va en tire-bouchon ; sans compter cette sorte d’écho

larvaire qui raccourt en arc de cercle des franges tourdilles de

l’horizon ; raccourt avec de l’effet, de la dérive. -Avec

ça le soleil qui n’ondoie pas qu’un peu me

palpe vigoureusement le foie : « ALERTE : je vais dégobiller ! » que je m’

entends crier tout en sachant que je ne m’entends pas

vraiment, crié n’ai pas, et rien personne entendu n’a – »

Ce passage peut raconter une histoire simple : une bande de potes fume un joint, le narrateur raconte ses pensées avant de gerber. Pourtant les mentions de la terre, de la perspective et des sillons, remettent la scène dans le jeu d’un rapport au monde plus profond ; la présence des corbeaux rappelle un certain nombre de topoï poétiques, bien qu’à distance. (Juste avant cette scène, avant de fumer un joint, la bande de potes est en train de lire à haute voix des poèmes de Verlaine.) La rupture de syntaxe, dans les vers consacrés aux mains, épouse la rupture d’équilibre. Le vers tourneboule comme l’instance lyrique. Difficile de ne pas voir, dans les échos, les arcs, la dérive, les sillons, quelque chose de métapoétique ; et pourtant cela reste une scène entièrement familière. L’alerte en majuscule nous ramène au réel, à la dimension malséante : le vomi va sortir. La conclusion est paradoxale : il n’y a eu ni vomi, ni parole, personne n’a crié ni entendu, d’ailleurs la syntaxe est là aussi déconstruite et épouse l’échec de la transmission. C’est le paradoxe qui est laissé au lecteur : ai-je lu une scène sur une bande d’ados qui fumait un joint ? Un apologue en forme d’art poétique ? Une blague pour intellos, le genre de celles qu’on fait entre anciens lycéens qui fumaient des joints en lisant du Verlaine et font désormais, dans leurs poèmes et leurs critiques, semblant d’être des gens sérieux ? Tout cela, et évidemment plus.

Aussi les tenants du lyrisme à la papa et les intellectualisants seront-ils laissés au seuil ou bousculés, comme l’amateur de Pink Floyd se retrouvant au-milieu d’une foule qui scande « Bande organisée ». Ils nous laisseront entre nous et se retrouveront dans la position de Carlo le Calamar regardant par la fenêtre Bob l’éponge et Patrick l’étoile de mer s’amuser dans les champs. Ou alors, hypothèse plus heureuse : chacun comprendra qu’on peut aimer le lyrisme à la papa et l’intellectualisme et Pink Floyd et la musique pop récente et la poésie classique et la poésie contemporaine et que, pour faire une œuvre intéressante, il est bon de mélanger tout cela, -en s’amusant, c’est-à-dire en accomplissant l’action la plus sérieuse qui soit.

à la limite du visible

caroline diaz
, 18/05/2025 | Source : Les heures creuses

Après le café chez Alice, nous allons marcher au Cimetière de Pantin. Les herbes bercées entre les barreaux rouillés. Les médaillons que je ne prends pas le temps de photographier. Les arbres qui nous regardent. Nous recherchons longuement la tombe de Melville. Le nom est quasiment illisible, mangé de mousse. On voit que la tombe est au bord de l’oubli. Je pense à L’armée des ombres, je relie le film à Antoine et Pauline, peut être parce qu’Antoine faisait partie de la résistance, et qu’on a toujours trouvé que Pauline ressemblait à Simone Signoret. C’est étrange comme certaines images finissent par s’agréger à nos souvenirs.

Je retrouve Nathalie pour la dernière séance du Livre en question à la BIS où Virginie Poitrasson présente Nous sommes d’authentiques paysages. Le texte est magnifique. Naviguant sur les fleuves, de Pline L’Ancien à Marguerite Duras, elle explore la connexion intime du corps humain avec la nature. « Parfois, le fleuve déborde… il se souvient. Se souvient de son passé. Toute eau a une mémoire parfaite et cherche sans cesse à revenir à son état initial. C’est un va-et-vient constant entre sillage présent et rives passées.» Puis vient la litanie des détroits, et nous sommes toutes et tous frappé·e·s par sa puissance. Je lui envie son rapport à la géographie, — au collège déjà, j’avais pris cette matière en grippe. Mon souvenir le plus prégnant, c’est l’application avec laquelle je traçais au crayon bleu une frange le long des côtes, comme une mer contenue, à une époque où nous ne pouvions pas imaginer le recul du trait de côte.

J’avais plein de trucs à te dire, mais je sais plus quoi. Et bien sûr, à l’autre bout de la ligne, on ne l’entend pas. Alors elle répète l’oubli — J’avais plein de trucs à te dire, mais… je sais plus quoi.

Sans doute d’avoir découvert la tombe de Melville me rappelle que je n’ai pas de nouvelles du SHD de Caen depuis ma demande de reproduction numérique du dossier d’Antoine. J’appelle, je découvre que j’ai fait une erreur dans l’adresse mail. Je n’ai pas reçu d’accusé de réception — ça aurait dû m’alerter. Je viens de perdre trois mois ? Mon interlocutrice est compréhensive, elle tiendra compte de la date de ma première demande. On me dira acte manqué, peut-être. Et pourtant… L’inouï de l’expérience Comanche me donne confiance — cette façon qu’ont parfois les choses de s’ordonner malgré nous. Je me convaincs que ce retard a sa raison, je ne suis pas encore prête à revevoir le dossier Antoine. Mais l’excitation est là.

J’ai croisé Arno Bertina à la lecture de Virginie. Je lui rappelle nos échanges après Ie post sur la rue des Vallées — où il a grandi. Je lui précise le contexte de cette recherche, et que je ne cherche pas forcément à aller au-delà. Je lui donne quand même mon mail, le lendemain il me fait parvenir, parmi plusieurs documents collectés par son père, l’adresse de Breffort (d’après la mythologie familiale, il aurait pu être mon grand-père). Du 122 me voilà redirigée au 121 rue des Vallées, beau temps annoncé samedi, ma curiosité se réveille qui me donne envie de retourner à Brunoy. M-C m’accompagne, nous marchons doucement. Elle se demande ce qu’elle va faire, elle, de toutes ses archives, qui ne vont interesser personne, je tente de la convaincre du contraire. En approchant de la maison, mon cœur s’accélère. Pourtant je sais bien qu’aucun descendant de Breffort n’y vit plus aujourd’hui, je n’attends aucune révélation. Mais j’espère toujours quelque chose — une rencontre, un détail, n’importe quoi qui viendrait justifier le déplacement. Cette fois, je trouve la véritable maison. La boîte aux lettres déborde de courrier. Les arbres du jardin ont été tronçonnés récemment. Elle parait inoccupée. Je cadre maladroitement quelques photos à travers les grilles. De l’autre côté de la rue, le petit jardinet donnant sur l’Yerres — tel que décrit par Clo — paraît abandonné lui aussi. Je descends les quelques marches qui plongent dans la rivière, les algues mouvantes jouent avec les reflets des arbres et du ciel. Dans le jeu de reflets, de rencontre des éléments, quelque chose de deux époques se frotte, comme si le passé glissait juste sous la surface, à la limite du visible.

Une vie à tiroirs

Anne Savelli
, 18/05/2025 | Source :

Lundi Au moins, on peut dire qu'on ne s'ennuie pas. Up ou down mais jamais dans la monotonie, cette vie-là. Est-ce qu'il va transformer nos souvenirs en hôtel, celui qui voulait déjà, quand il l'a racheté, surélever l'immeuble alors que nous nous trouvons dans une zone à trous ? Un vrai gruyère, une passoire, ce quartier des Buttes. Il faut sans cesse injecter du béton, colmater les brèches. Quand il a effectué des sondages dans la cour, il paraît que certaines caves ont perdu des centimètres. Je n'ose pas descendre dans la mienne. Je n'ai plus idée de ce qui s'y trouve.

Pendant ce temps, enfin une bonne nouvelle : ma nouvelle version de Bruits est validée par mon éditeur, qui est donc Claro, disons-le maintenant, Claro que je venais d'écouter à France Culture parler de L'anti-Oedipe de Deleuze et Guatari quand j'ai reçu son message, en fin de semaine dernière. Le même Claro à qui j'ai raconté que je me lançais dans une lecture collective de La Maison des feuilles, roman de Mark Z. Danielewski dont il est le traducteur — autrement dit, je lis, jour après jour, le livre à la même vitesse que des inconnu·es, avec lesquels je m'apprête à échanger. Parmi elles et eux, se trouve une jeune fille aveugle pour laquelle l'ouvrage, très expérimental dans sa forme, est inadapté (le livre doit par moments être retourné pour être lu, entre autres choses), alors même que le premier personnage que nous découvrons, en dehors du narrateur, l'est également (aveugle) (et narrateur, d'une certaine façon).

J'apprends que La Maison des feuilles comporte une page en braille mais aucune version pensée pour quelqu'un qui ne voit pas. Qu'un pdf, ce n'est pas l'idéal, car, lorsqu'une personne aveugle le convertit dans son logiciel, des chapitres sautent. J'essaye de comprendre, de me pencher sur la question. Je pensais que cette lecture collective m'apprendrait quelque chose sur la lecture elle-même, mais je n'imaginais pas que cela commencerait si tôt, si fort, par cette impossibilité technique radicale.

Pendant ce temps, toujours, nous montons un nouveau dossier de subventions pour L'aiR Nu, liée au XVIIIe arrondissement, et rédigeons une présentation de cette "grande idée" que j'ai eue la semaine dernière, mais que je voudrais commencer par tester sur moi avant de la raconter ici. Je découvre à cette occasion que j'ai perdu des fichiers audio ultra précieux, irremplaçables, de Jacqueline, voisine que j'ai interrogée, à une époque, sur sa vie et qui est morte en 2023.
Désespoir.
Il en reste un peu, heureusement. Christine me réconforte au téléphone, me dit qu'on crée toujours avec le manque.
Perturbée, cependant, je me trompe de jour et rate une rencontre avec Virginie Poitrasson à la Sorbonne.
Désolation.
(J'ai cependant eu Christine au téléphone, ce qui compte.)

Mardi Après une visioconférence où des podcasteuses me donnent des conseils pour trouver davantage de personnes susceptibles de me soutenir financièrement sur Patreon (je les ai notés, je verrais quand j'aurais le temps de les appliquer), je teste une proposition d'écriture liée à "la grande idée" pour L'aiR Nu, qui reviendra, en partie, à épuiser Paris entier. Résultat : j'écris presque 14.000 signes ! Ce jour, je tente également de faire avancer la bulle d'air de Maryse qui aura lieu dimanche et un épisode de podcast que je voudrais faire sur Delphine Brestesché, profitant de mon passage à Nantes le mois prochain. Ce n'est pas facile, à distance, de convaincre des gens qui ne me connaissent pas de me parler au micro. Le soir, je réalise que trois femmes disparues m'occupent, et un immeuble. C'est beaucoup.

Mercredi Vie professionnelle comme immobilière, impression qu'il faut avoir des yeux partout. Sentiment d'éparpillement, de dispersion contre lequel lutter. Fun fact : en fin d'après-midi, alors que je reviens de la bibliothèque Villon pour la deuxième fois de la journée, Manu Chao passe devant chez moi.

Jeudi Je crois que nous nous mettons pas mal la pression pour la déambulation de dimanche. C'est notre première "bulle" à Paris, tous les dossiers de subventions montés à l'automne sont encore en attente de réponse et il y en a quatre autres à faire dans la foulée : il ne faut pas se louper, et ce d'autant moins que les très proches de Maryse vont venir.

Vendredi J'arrête là mon journal pour la semaine. Quand il paraîtra, je m'apprêterai à me rendre au cimetière Montmartre. En attendant, il faut trouver une idée pour le deuxième dossier (bulle XIe arrondissement), puis, très vite, le troisième (bulle XIIe) , résister au stress de la situation immobilière et continuer La Maison des feuilles. Est-ce étonnant que ce soit ça (et Paris musée du XVIIIe siècle, le 18e arrondissement, de Thomas Clerc) que je lise, en ce moment ?

Journal d'un écrivain /11

Laura-Solange
, 18/05/2025 | Source : JARDIN D'OMBRES

 

Lundi 17 mars 1930 : 

 La pierre de touche d’un livre (pour l’auteur) c’est de parvenir à créer un espace dans lequel vous introduisez tout naturellement ce que vous avez à dire. Comme ce matin où j’aurais pu dire ce que dit Rhoda. Cela prouve que le livre en lui-même est vivant parce qu’il n’a pas écrasé la chose que j’avais à dire, mais qu’il m’a permis de la glisser sans la moindre compression ou la moindre altération. 

Virginia Woolf "Journal d'un écrivain" ( traduction Germaine Beaumont)

17525

Jérôme Orsoni
, 17/05/2025 | Source : cahiers fantômes

Ce que je pressentais hier — qu’avoir une fille aura été une chance, lesquelles (la fille et la chance qu’elle est), en un sens, m’auront sauvé la vie — trouve une manière de confirmation aujourd’hui. Indirecte, peut-être, externe, si l’on veut, mais qui signifie quelque chose : que c’en était assez des fils qui ont des fils qui ont des fils et caetera, et qui reproduisent toujours et encore le même schéma dans une forme d’échec qui semble incapable de jamais permettre d’accéder à la compréhension de soi, des raisons pour lesquelles on échoue encore et toujours à faire autre chose qu’échouer, parce que, en vérité, si l’on échoue, on n’y est peut-être pour rien (on n’est pas responsable de l’échec, même si on l’est de son incapacité à briser la spirale de l’échec), qu’on hérite cet échec, la mort d’un père étant le malheur d’un fils qui, ayant été sans père, ne sait pas comment l’être avec son fils, ce qui devient le malheur du fils, et ainsi de suite, et ainsi de suite. Mais le hasard sauve. Et c’est la raison pour laquelle il y a du hasard, il y a de l’imprévisible, pour que surgisse dans l’espace et le temps de la causalité quelque événement qu’une compréhension insuffisante de la causalité (une compréhension qui ne fasse aucune place au hasard, à la distribution aléatoire des caractéristiques nées du mélange) ne permet pas d’anticiper, de déduire de la chaîne passée des causes et des effets, de l’histoire de l’histoire, quelque événement qui tourne en ridicule notre mentalité inductive : nous pensions que, puisque cela avait été par le passé, cela serait encore dans le futur — que l’histoire se répète, pour le dire en une phrase — eh bien non, l’histoire est imprévisible, et c’est ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue. La fatalité, c’est la mort, le hasard, la vie. Ou du moins est-ce ainsi qu’il me semble que je puis analyser les choses. Les choses, c’est-à-dire : ma vie et le sens que je puis lui donner. Autrement, pourquoi les choses seraient-elles ? Non pas dire que les choses sont pour que je sois, mais qu’il faut être attentive à elles, les écouter, les sentir, tâcher de saisir ce qu’elles peuvent signifier, la direction qu’elles indiquent, le sens qu’elles donnent, sinon — c’est ce que je voulais dire — à quoi bon vivre ? On peut vivre, en effet, comme un étranger à sa propre existence (l’immense majorité de la population, parce qu’elle n’a pas les moyens de faire autrement, parce qu’on ne les lui donne pas, parce qu’elle ne se les donne pas, je crois, ne vit-elle pas ainsi), on peut tâcher d’habiter l’existence. Habitacles : théorie = pratique.

Tout est de l’art : Tout est de l’art, tu sais, c’est comme ça, il n’y a rien que tu puisses y faire

Jérôme Orsoni
, 17/05/2025 | Source : cahiers fantômes

Dans mon grand loft avec vue sur la mer, j’ai accueilli récemment un artiste contemporain. Je ne sais pas vraiment pourquoi, mais j’en avais envie. J’espérais que ça allait me changer, j’imagine. Enfin, toujours est-il que je lui ai dit, Bon, vous pouvez faire à peu près tout ce que vous voulez, la seule chose que je vous demande, évidemment, comme je ne suis pas le propriétaire de ce loft, c’est de ne rien dégrader, de ne rien casser, de ne rien faire qui ne puisse être défait, sinon, bon, je crois que vous pouvez faire ce que vous voulez, en cas de doute, demandez-moi. Il ne m’a rien répondu, alors je l’ai laissé errer dans le loft. Il arrive généralement en fin de matinée, vers 11 heures et repart vers 20 heures, 21 ou 22, ce qu’il fait le reste du temps, quand il n’est pas chez moi, je ne sais pas, je ne sais pas s’il fait des expositions, ou rien, cela ne me regarde pas, et cela ne m’intéresse pas vraiment non plus. Je l’ai trouvé en passant une petite annonce. Cherche artiste contemporain pour fonctionner à domicile comme quasi ermite ornemental post-moderne. Grand espace. Expérience. Contactez Jérôme Orsini au 7663025754. Littéralement. C’est ce que j’ai écrit. Je ne suis pas peu fier de moi. Même si, honnêtement, en publiant l’annonce, j’étais persuadé que personne ne me répondrait. Ou alors, ce serait la personne idéale. Et ça a marché. Je n’ai pas demandé de références, de CV, ni rien de tout cela, non non, parce que ce n’est pas du tout ce qui m’intéresse. Je n’ai pas d’argent à proposer. L’art contemporain, franchement, pour être honnête, ça ne me plaît même pas plus que ça. Ce que j’aime, en revanche, c’est l’idée d’avoir ma propre version de l’ermite ornemental, chez moi, à demeure, quoi, et de le voir quelquefois, mais pas tout le temps. Et, comme le loft est très grand, tomber sur lui, presque par hasard, de temps en temps. Parfois, je le croise, il est là, au milieu d’une pièce, en train de manger des légumes crus tout en tournant en rond à la façon d’un chamane autour d’une photographie de Sylvia Plath ou de Patti Smith. Parfois, je l’entends hurler. Tout simplement. La première fois que je l’ai entendu hurler, j’ai sursauté. Je me suis mis à courir en direction de l’endroit d’où venait le bruit, mais je me suis arrêté en chemin. Ah mais oui, me suis-je dit en faisant mentalement les guillemets avec mes doigts, c’est « l’artiste », bien sûr. Il faudra quand même que je pense à lui demander de crier un peu moins fort. Les voisins, tout ça. Et qu’il ne blesse pas d’animaux non plus. J’ai oublié de préciser ça. Surtout, ne touchez pas aux animaux. Les légumes, ça va, mais avec les animaux, on risque d’avoir des problèmes. Hier, toutefois, je me suis rendu compte que je n’avais plus pensé à lui depuis au moins une semaine. Le laps de temps durant lequel, je crois, je ne l’avais pas croisé. Il a fini par m’être si familier que, de temps en temps, j’oublie qu’il existe. Mais généralement il crie ou bien il dégage une odeur nauséabonde de sorte que son existence se rappelle toujours à moi. Où est-ce qu’il est passé ce con ? me suis-je demandé. C’est vrai que je ne devrais pas parler de lui comme ça, mais je ne pense pas à mal, enfin, je veux dire, je ne pense pas vraiment que ce soit un con ou quoi, même si quelquefois je m’interroge quant au sens de sa présence entre ces murs (est-ce que j’ai bien fait d’embaucher un artiste contemporain à demeure ? je ne sais pas, maintenant qu’il est là, est-ce que j’oserais lui demander de partir ? je ne sais pas, mais il ne va quand même pas rester ici pour toujours ?), c’est juste venu comme ça, il est passé où, l’autre con ? c’est un peu comme un surnom, l’autre con, ce con, si on y pense, c’est affectueux. Ou presque. Cela faisait une bonne semaine que je n’avais plus pensé à lui quand je me suis demandé, il est passé où — encore —, ce gros con ? Je l’ai cherché partout sans le trouver. Je m’apprêtais à composer le numéro que nous étions convenus que je n’appellerais qu’en cas d’urgence, quand j’ai entendu une sorte de cliquetis venant du placard situé juste derrière moi dans le couloir. J’ai ouvert la porte coulissante, et il était là. Assis sur une chaise devant un bureau sur lequel était posée une machine à écrire dans laquelle il y avait une feuille glissée, il tapait au kilomètre. Je l’ai regardé quelques instants et puis, comme il ne réagissait pas à ma présence, je me suis approché pour regarder ce qu’il faisait. J’ai marqué une pause, instinctive, de peur que, se sentant agressé, il ne s’arrête ou réagisse violemment. Mais non. Alors j’ai regardé par-dessus son épaule, et je me suis rendu compte qu’il n’écrivait pas des signes tapés au hasard, pas toujours la même chose non plus, comme l’autre con, là, dans ce film, là, comment ça s’appelle, déjà, mais oui, avec la folle, tu sais, la moche qui crie comme une débile, enfin bref, il n’écrivait pas des signes tapés au hasard, mais des phrases vraiment. Alors je me suis approché un peu plus et les signes qu’il était en train d’écrire m’ont paru familiers. Très familiers. J’ai lu et puis spontanément, j’ai continué la phrase qu’il était en train d’écrire (…) ce nuage de confusion qui continuait d’entourer l’histoire : qui l’avait racontée en premier, qui l’avait vécue ? et je me suis dit, non mais c’est moi qui ai écrit cette phrase. Ce con est en train de recopier mes livres. Pourtant, je l’avais déjà remarqué, il n’y avait pas de livres à côté de lui. À l’exception de la machine à écrire, sur le bureau, il n’y avait rien. On aurait dit qu’il écrivait de mémoire. Mais ce n’est pas possible, me suis-je dit, personne ne lit plus ce livre, il est épuisé depuis des années, dix ans peut-être, je ne sais pas, au moins. Alors je lui ai demandé : Je peux savoir ce que vous êtes en train de faire ? Il m’a répondu, sans même s’arrêter : Je suis en train d’écrire vos livres. Sur le coup, je n’ai pas compris. Ensuite, je me suis dit ce doit être une blague. Ou alors, oui, je sais, c’est ce que je me suis tout juste après, oui, je sais, il a dû apprendre tout ça par cœur, et il fait le malin, les artistes contemporains adorent faire les malins. Aussi, je lui ai posé la question, mais il m’a répondu sans s’arrêter, non. Non quoi ? Non je n’ai pas appris vos livres par cœur, je suis en train de les écrire. Sans arrêter d’écrire, pas même une seconde, il m’a débité ça avec conviction, le plus grand des sérieux. Je l’ai regardé quelques minutes. Au début, j’avais envie qu’il s’arrête. Après, j’ai eu envie de le frapper très fort. Et puis, j’ai eu l’idée de lui arracher sa machine à écrire des mains, de la prendre dans les miennes et de lui éclater le crâne avec. Mais non. Je n’ai rien fait de tout ça. Je l’ai regardé quelques minutes, quelques minutes de plus, et puis j’ai refermé la porte de son placard.







(*) Ce conte a paru dans le numéro 51 de la revue la Femelle du requin.

Minima Moralia, 2

Clément Alfonsi
, 17/05/2025 | Source : Anath & Nosfé

Le deuxième aphorisme des Minima Moralia de Theodor W. Adorno se centre sur le thème de la famille. Cela poursuit, nuance et développe une idée du premier aphorisme : Adorno avait alors présenté un personnage conceptuel, « l’intellectuel issu d’une famille aisée », qui s’est séparé des valeurs familiales bourgeoises. Le moraliste continue de haïr ces valeurs bourgeoises, mais il place cette haine dans un cadre sans naïveté ni innocente : il montre que cette séparation a elle aussi ses racines négatives, sa réintégration dans l’ordre d’un système de contrôle mutilant.

Il y a en vérité trois moments dans cet aphorisme. Tout d’abord, un constat générationnel, que sa génération et la suivante se sont sentis adultes très tôt, beaucoup plus rationnels que leurs parents, et que cela a entraîné une forme de mépris aigu pour ces parents, remplaçant la peur et le respect qui semblaient être celles des générations précédentes. Ensuite, une réflexion plus générale sur le statut de parasite que les sociétés fascistes et capitalistes attribuent aux vieux, rendu violemment visible par l’assassinat systématiques des personnes âgées par les nazis ; ces deux idéologies, valorisant la jeunesse et la force, inversent le rapport traditionnel aux anciens. Enfin, Adorno constate qu’à la séparation de l’intellectuel qui récuse les valeurs bourgeoises de sa famille correspond une séparation négative, celle de l’individu (qu’on pourrait qualifier de « bourgeois libéral ») qui se sépare de sa famille pour ne plus en subir le poids moral et s’intégrer plus efficacement dans les rouages capitalistes ou fascistes.

Comme tous les autres aphorismes, il faut éviter de le lire trop vite, de croire que l’atmosphère mélancolique de la fin est celle d’un « c’était mieux avant » et les récriminations du début un « les jeunes n’ont plus de respect ». Ces deux lectures sont rendus impossibles par le mépris complet des valeurs familiales bourgeoises qui ont été celle de sa propre enfance, qu’il étend à toute sa génération. Par ailleurs, si la jeune génération semble ne plus ressentir le même respect pour l’ancienne, c’est parce que l’ancienne marque par ses lamentables échecs : la jeune génération cherche à se montrer plus rationnelle, moins rêveuse que le devraient être les jeunes personnes, parce que les anciens n’ont rien empêché des désastres du XXe siècle. (Le même constat de tension générationnelle pourrait être fait aujourd’hui en lien avec l’échec de l’empêchement du réchauffement climatique.)

Finalement, la destruction de la structure familiale, qu’Adorno observa aux débuts de l’Allemagne nazie puis dans le monde capitaliste états-unien, n’est pas forcément montrée comme une mauvaise chose. On en a compris, dans le premier aphorisme, une certaine nécessité. Néanmoins, Adorno observe que l’abandon de cette structure disciplinaire qu’était la famille fait entrer l’individu non pas dans la liberté, mais dans la société de contrôle. J’utilise les termes discipline et contrôle en lien avec l’article bien connu de Gilles Deleuze, Post-scriptum sur les sociétés de contrôle. « Ce qu’on entend par crise des institutions, c’est l’installation progressive et dispersée d’un nouveau régime de domination ». Le regret final d’Adorno est celui-ci : il est possible que les sociétés de contrôle finissent par être plus violentes que les sociétés de discipline, qu’on finisse, avec une terrible mauvaise conscience, par regretter une ancienne domination, parce que la nouvelle domination est encore pire. Ce cercle vicieux, c’est celui dans lequel entra aussi Pier Paolo Pasolini dans ses Écrits corsaire. Celui qui n’y entra pas, c’est Deleuze, dont la position est plutôt celle de l’action militante : « Il n’y a pas lieu de craindre ou d’espérer, mais de chercher de nouvelles armes. »

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Gilles Deleuze, Post-scriptum sur les sociétés de contrôle : http://1libertaire.free.fr/DeleuzeBrochure02.pdf

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N. B. : Comme je l’ai indiqué dans le premier article de cette série, je choisis volontairement d’actualiser le texte adornien. Aussi, ceci n’est pas exactement un commentaire. Je relis en vérité Adorno à l’aune des obsessions de nos années 20, et sous un angle deleuzien, considérant qu’une part substantielle de la pensée de Deleuze était déjà présente chez Adorno.

Le texte d’Adorno est lu dans la traduction d’Éliane Kaufholz et Jean-René Ladmira, chez Payot.