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Jérôme Orsoni
, 01/04/2025 | Source : cahiers fantômes

Quand on ne sait pas s’il faut en rire ou en pleurer, ce peut être l’annonce d’une dépression prochaine ou d’un climat de distorsion entre le monde et le moi, le moi — qui que ce soit au juste et quoi que ce soit au juste que « moi » et moi — se trouvant en déséquilibre, là où, jusqu’à présent, il se tenait à peu près droit, quelque chose se dérobe, peut-être que tout s’était toujours dérobé et qu’il vient tout juste de s’en apercevoir, peut-être qu’il n’y a jamais eu de fondement, jamais de roc réellement dur sur lequel la bêche de nos certitudes eut pu venir se tordre et se briser, et alors il faudrait en rire, peut-être aussi que tout s’effondre, que tout s’est effondré il y a bien longtemps, que les certitudes ni les illusions ne sont plus pour nous, et alors il faudrait en pleurer, on ne sait pas, ou bien l’on sait que les deux en même temps sont des attitudes vraies, rire et pleurer, et alors c’est la dépression. Quand on consulte la fiche Wikipédia xxxxxxxx xxxxxxxx xxxxxx xxxxxxxxx xx x xxxxxx xx x . xxxxxx x x x x xxxxxxx xxxx x xxxxxxxxxxxxx xxxxxxxx x x x xxxxxxxxxxxxxxx xxxxxxxxxx x xxxxxxxx xxxxxxxx xxxxxx xxxxxxxxx xx x xxxxxx xx x . xxxxxx x x x x xxxxxxx xxxx x xxxxxxxxxxxxx xxxxxxxx x x x xxxxxxxxxxxxxxx xxxxxxxx xxxxxxxx xxxxxxxx xxxxxx xxxxxxxxx xx x xxxxxx xx x . xxxxxx x x x x xxxxxxx xxxx x xxxxxxxxxxxxx xxxxxxxxx xxxxxxxx xxxxxx xxxxxxxxx xx x xxxxxx xx x . xxxxxx x x x x xxxxxxx xxxx x xxxxxxxxxxxxx xxxxxxxx x x x xxxxxxxxxxxxxxx xxxxxxxxxx x xxxxxxxx xxxxxxxx xxxxxx xxxxxxxxx xx x xxxx (*) Il y a une médiocrité qui aurait quelque chose de comique si tout cela ne se paraît des apparences de la profondeur, de la conviction, du combat politique et de l’engagement. Ces individus peuplent notre petit monde social, et la situation politique mineure que nous vivons depuis hier, dans le psychodrame classique de la postmodernité occidentale, où le tragique s’obscurcit en néant jusqu’à ce qu’il ne soit plus possible de les distinguer l’un de l’autre, n’est que le prolongement des fantasmes auxquels une certain façon de voir le monde — partiale, unilatérale, convaincue de sa véracité et satisfaite d’elle-même — donne lieu : à force de fantasmer, quelqu’un finit toujours par passer à l’acte. Car, ce n’est pas tant notre inconscient qui serait collectif que notre fantasme, lequel n’a rien de dissimulé, de latent, de caché, mais se trouve là, à la vue de tous. Il n’y a rien qui ne soit politique, ne cesse-t-on de nous rabâcher depuis un peu plus d’un demi-siècle — pas plus la science que le fond des petites culottes, pas plus les orgies de Néron que l’interprétation de l’art pariétal préhistorique —, par quel miracle, dès lors, se pût-il qu’un domaine de la vie sociale y échappât ? C’est une fiction si mauvaise qu’on voit bien qu’elle ne tient que par des articulations rhétoriques qui bafouillent grossièrement. Le fantasme est le nez au milieu de la figure de Cyrano : tout le monde le voit, tout le monde tremble de le nommer et, la tirade est trop célèbre pour la rappeler, on apprend à ses dépens ce qu’il en coûte de violer l’interdit. Mais c’est un peu court car, si l’interdit se viole, c’est dans les deux sens, et la société, c’est cela : la sens autorisé de la violation. C’est trop bête — je veux dire aussi : trop évident —, mais tant pis : il n’y a pas société plus effrayée par ses propres tabous que celle qui prétend « en finir avec les tabous ». En rire ou en pleurer, mais de quoi ? De tout. Comment échapper au sentiment lucide que tout est plongé dans cette indétermination de bêtise, d’absurdité, de tricheries mesquines ? Si, vers la fin, on a l’impression de ne plus pouvoir se fier à rien, ce n’est pas que l’on soit revenu de tout, qui a déjà été fait, qui plus est, mais que les conditions d’une confiance ne sont tout simplement pas réunies et ne le seront peut-être jamais, voire ne l’ont jamais été. Tant que les dogmes sont puissants, l’illusion s’entretient, mais dès que les lumières se mettent à briller, l’illusion détruite, les dogmes n’ont plus force de loi, apparaissent au contraire pour ce qu’ils sont, comme tout le reste, à savoir : des constructions où l’arbitraire et la partialité ne sont pas plus absents qu’ailleurs. Le processus égalitaire, pourrait-on dire, ne connaît pas de terme, de fin, il s’applique à tout, indifféremment, ainsi le veut l’égalité, qui ne fait pas de différences, qui est l’annihilation des différences. L’immanence totale est une ontologie plane, où les entités se peuvent multiplier à l’infini (rien ne les retient qu’elles-mêmes), mais qui se trouve aussi sans reliefs. Or, dans cette absence de reliefs, se manifeste l’absence de raison de préférer une chose plutôt qu’une autre (est-il étonnant que l’immanentiste soit fasciné par la figure de Bartleby ?), de préférer toute chose à toute autre, de préférer quelque chose à rien, de préférer sa perpétuation à sa disparition pure et simple ? Il n’est pas contraire à la raison égalitaire de préférer la destruction du monde à n’importe quoi. À la fin du processus d’égalisation, il n’y a rien qui soit préférable à rien. Quand tout se vaut, toutes les valeurs se valent qui sont égales au même, égalent à zéro (= 0). L’égalitarisme n’est pas une forme de nihilisme en soi, c’en est le préliminaire le plus naïf qui soit. Il gonfle sa poitrine d’espoir et s’anéantit dans le désespoir de la course aux profits et de la raison du plus fort. Ou l’univers humain réduit à sa plus pure et plus parfaite imbécilité.

(*) Dans la version “en ligne” de ce journal, les passages surlignés de la sorte xxxxxxx xxxxxxx indiquent une censure a priori pour des raisons personnelles, politiques, paranoïaques, politico-personnelles, ou purement esthétiques. Ces passages ne sont pas destinés à être dévoilés dans un avenir proche ni sans mon consentement avant ma mort, après quoi, évidemment, chacun fera ce qu’il voudra, et probablement rien.

block note - truc

c jeanney
, 01/04/2025 | Source : TENTATIVES

Les sujets du moment sont la guerre, le fascisme, le racisme, l'empoisonnement de la vie. Ce ne sont pas des thèmes historiques ou lointains, et les questions qu'ils posent valent pour le jour d'après, ou la minute qui vient. Mais comment font les autres, je me demande. Quelles tactiques de refus et quels outils qui pourraient modifier, je cherche. Barrages, blocages, on dirait des remparts de carton. La structure est viciée. Le moteur chauffe, surchauffe, qu'on devrait réparer, mais c'est l'existence du moteur le problème. Quelle enfance ont eu tous ces gens. Des mâles, pour la plupart, nourris à la compétition, au mythe de la conquête, nérons et attilas. Quel dommage qu'ils ne se passionnent pas pour candy crush, le scrapbooking ou la poterie. Ils n'ont pas lu Darwin. La vie est plus puissante lorsqu'elle coopère. Dominer est ponctuel et fragile. Il y a un livre que ces gens n'ont pas lu, enfants, un album qui s'appelle C'est moi le plus fort. C'est l'histoire d'un loup ridicule qui comprend à la fin qu'il y a toujours plus fort que soi, plus grand que soi, plus terrible et puissant que soi. Si ça se trouve, après notre extinction, le plus puissant sera un blob et l'année 2225 verra l'affrontement épique entre le blob et la limace, soit la limace vaincra, soit la planète sera jaune et moussue, fleuves et montagnes compris. En attendant, de mon point de vue, à part râler, pester, craindre et signer des pétitions, je ne vois que la solution de faire autre chose. Ça n'est pas si idiot que ça. Fabriquer autre chose que de la guerre, du fascisme, du racisme et de l'empoisonnement de la vie n'est pas si compliqué. Et ce n'est pas forcément fuir, ou se cacher les yeux, en égoïste, c'est peut-être un moyen d'être là.

fritillaire en action

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Poussière, poussières

Florence
, 01/04/2025 | Source : Le Flotoir

Le Flotoir, du 20 au 31 mars 2025, avec Jonas Mekas, Régine Detambel, Marianne Alphant, la lecture, les oiseaux, etc. ...

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Jérôme Orsoni
, 31/03/2025 | Source : cahiers fantômes

Je m’interroge, interroge Nelly. Ai traduit quelques poèmes de ———- ———- depuis hier. Au fur et à mesure, je lis à haute voix, et puis, encore une fois, tous ensemble, après (j’allais dire « à la fin », mais ce n’est pas la fin, c’est le début). Je ne sais pas pourquoi je fais ce que je fais. Ni même si je vais continuer de. Ne devrais-je pas me contenter de ne rien faire ? Me contenter de vivoter ou je ne sais quoi ? Jusqu’à présent, tout ce que j’ai fait, que cela m’a-t-il valu ? Que cela m’a-t-il apporté, rapporté ? Rapporté, oh, je sais que l’on trouvera cela vulgaire, mais n’est-ce pas l’étalon universel, la valeur de la valeur ? Alors, quoi ? Eh bien, rien ou presque. Ni gloire ni argent, même pas le sentiment du devoir accompli, n’ayant jamais eu le sentiment de devoir faire ce que j’avais à faire, voulais faire, rien ou presque rien, donc. Quelle raison de continuer trouverais-je dans tout ce fatras d’absence, d’insignifiance ? Aucune raison, aucune. Et pourtant, ainsi que je l’ai dit, je fais ce que je fais, ce matin, et encore, après avoir marché longtemps dans Paris, où les terrasses estivales commençaient de fleurir devant les crêperies du Montparnasse breton, c’est le printemps, vraiment, on va vendre plus de choses encore, enfin, j’ai écrit ces phrases avec patience et minutie, une attention immense et secrète, si secrète qu’on aurait pu la dire subreptice, ou quasi, mais il n’y a plus de droit ici, le droit a cessé bien avant, nous sommes ailleurs, nous sommes loin, où l’on ne trouve que vie, et l’instinct qui nous porte à elle, la vie qui nous porte à vivre. Ce mot de « secret » revient souvent, ces derniers temps. Pourquoi ? C’est étrange. Il y a quelques jours encore, si l’on m’avait posé la question, j’eusse dit qu’il ne faisait pas partie de mon vocabulaire, que ce n’était pas mon genre, à présent, je dois bien me rendre à l’évidence : c’est un mot que j’emploie. Pourquoi ? Ou, mais cela revient au même, comment ? Comment est-il entré dans mon vocabulaire ? Par quel chemin, depuis quelle origine, et dans quel but ? Oui, à quelle fin ?

block note - objectif

c jeanney
, 31/03/2025 | Source : TENTATIVES

Je commence à rapatrier toutes mes minutes papillon sur mon site, il y a un gros décalage, la minute papillon n° 50 va paraître mercredi sur le site de L'aiR Nu alors que je n'en suis qu'à la 23e ce matin "chez moi". La mise à niveau passe par des actes répétitifs mais pas inintéressants, surtout pour les illustrations, je vois des familiarités, ou des immobilismes, des stagnations, ou bien des idées fixes à creuser. Il y a un an, pratiquement jour pour jour, je postais déjà "on en a marre non ?", je n'avais pas idée de la suite, pire, en pire, empire. Si internet collapse pour telle ou telle raison mes sons seront effacés, sur ce site ou un autre, je ne sais pas à quel point on mesure le fragile de nos pratiques. On devrait intégrer le fait que lorsque quelque chose existe au lieu de rien, c'est une chance, le travail du hasard. Ça n'empêche pas la volonté de faire, mais ça donne une mesure plus terre à terre à l'importance du en devenir. Les choix deviennent du pourquoi pas. La part de hasard qui entre dans la fabrication de mes minutes papillon est très grande, je pioche dans un grand sac de sons, comme on le ferait avec des runes, je les étale et je les examine et c'est après que j'en découvre le sens, que j'interprète ce que j'entends comme on devine l'avenir à partir d'ossements d'oiseaux. Je décide d'à peu près vingt pourcents de ce qui s'écoute. Par exemple, placer une sonnerie ici ou une explosion là, je le décide. Mais pour le reste, tout vient au petit bonheur, c'est vraiment la bonne expression, le "petit bonheur", c'est un bonheur petit d'avancer sans voir où ça mène en découvrant ensuite comment le hasard s'organise fermement, objectivement. Ça n'est pas très énergivore ni très autoritaire, ni pédant, puissant ou théorique. Ça ne presse pas sur un bouton pour que sorte un ticket. C'est un peu "hors la loi". Sauf avec cette histoire d'internet qui lâcherait, parce que c'est dépendant de fibres et de générateurs superbes et dégoûtants. La pureté n'existe pas. Je reprends le travail d'aiguille. Le luxe de pouvoir fabriquer pour rien est extraordinaire. Ça devrait être un bien premier, comme l'eau, comme l'air, la nourriture et un minimum de confort. Quand la fabrication pour rien prendra plus de temps dans une vie humaine que l'occupation productive, on aura sûrement avancé. Les tribus occupées à chasser et cueillir travaillaient trois ou quatre heures par jour, pas plus. Le reste de leur temps c'était quoi, des chansons, des danses, des jeux et des dessins peut-être. Je repense l'art autrement, bêtement, comme une enfant, en m'arrêtant à "l'art, c'est inutile". Je décide bêtement que s'il y a un marché, des cotes et des investissements, ce n'est pas de l'art, mais du placement de produit. Je vois passer une conférence sur l'art, ça m'intéresse, mais lvmh l'organise, je coupe. Je ne coupe pas par souci de pureté, mais par instinct, ce qui est peut-être l'autre nom du hasard, hasard choisi.

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En fouillant un peu

JS
, 31/03/2025 | Source :

30 mars 2025

Évidemment, Quentin Leclerc :

Les gens aiment trop les stats, ils aiment tout quantifier, ils aiment voir les chiffres augmenter, il doit y avoir la preuve que des personnes s'intéressent à ce qu'ils font, et la preuve c'est le chiffre. Tout doit devenir une donnée parce que c'est la donnée qui crée la valeur. C'est très difficile de s'extraire de cette logique, il faut vraiment avoir confiance en soi.

Il faut vraiment parvenir à comprendre ce qui a de la valeur.

Je n'ai pas besoin de savoir combien de personnes me lisent ici. Ce n'est pas l'enjeu.

Je ne peux qu'être d'accord. Bien que : ne pas savoir, c'est quelque chose, différent d'être, ou pas être, lu.

Et j'aime comment est formulé ici le problème avec Substack, parce qu'en effet l'expression passe de "suivez-moi sur Substack" à "abonnez-vous à mon Substack" :

Le courrier électronique est là depuis des années. Mais la raison pour laquelle Substack veut que vous appeliez votre travail créatif du nom de leur marque est parce qu'ils contrôlent votre public et votre diffusion, et cherchent à posséder vos contenus et aussi votre voix. Vous pourriez penser que vous vous en fichez aujourd'hui, mais attendez de voir ce qu'ils veulent faire avec.

Je sais que vous pensez avoir le contrôle de vos abonné·es sur Substack. Mais comprenez bien ceci : la moindre nouvelle fonctionnalité que Substack met en ligne, du partage social à l'application mobile, est quelque chose de propriétaire qui vous enferme dans leur réseau. Ils ne vous laissent pas écrire en direct sur votre site web personnel ou sur un domaine que vous maîtrisez, à moins que vous ne les payiez pour avoir ce privilège.

La facilité renversante avec laquelle il est possible d'envoyer une lettre à des abonné·es n'est toutefois pas rien. J'ai essayé d'installer PhpList, ici, pour intégrer à mon site un journal dispersé sur abonnement, pas réussi, pas envie de perdre trop de temps avec ça. Un peu marre de la technique que je défends, elle est en effet éloignée, trop éloignée, pourquoi tous les efforts depuis un quart de siècle n'ont pas convergé vers une transmission des techniques, une simplification, une démocratisation dans un but que chacun·e puisse posséder ses contenus : domaine, hébergement, ces choses-là. Mais on s'en est éloigné : blogs packagés, applications, réseaux sociaux. La simplification a conduit à ce que les sociétés qui les proposent captent la valeur, et vous, vous n'avez rien. Et le mouvement d'éloignement semble m'entraîner, disperse mes habitudes d'ingénieur, rogne mes défenses. La fatigue.

Tout ce que je peux faire, c'est : intégrer un paiement Stripe facile, directement sur mon site, ce site, ici. Il s'agit de remplacer le soutien Tipeee que j'ai voulu arrêter, je ne sais pas trop pourquoi, alors qu'il parvenait à couvrir les frais d'hébergement, justement.

Pour l'infolettre, je ne sais pas. Je publie plusieurs fois par semaine, suivre le site, c'est faire acte d'infolettre, par soi-même, sans que j'intervienne. Je vais en rester à BlueSky/Mastodon pour les réseaux sociaux, et au site qui propose son flux d'abonnement ici. Le format RSS existe depuis un quart de siècle, donc, et fonctionne très bien sur tous les sites, même quand on ne le sait pas, les sites le propose déjà. On peut choisir l'outil d'abonnement en fouillant un peu. Comme pour la lecture d'un texte, il faut parfois fournir un petit effort.

Il faut que j'aère mon esprit, me dépayse un peu, suivre Arnaud Maisetti un peu plus assidûment dans son périple.

Vang Vieng, province de Vientiane, Nord-Laos : la ville qui n'en est pas une, s'efforce de sembler telle et ne parvient qu'à peine à lever son théâtre où les backpackers jouent leurs rôles mal dirigés par une mise en scène approximative. Les rues, quadrillées de bars aux noms interchangeables, dessinent un patchwork de néons criards et de slogans aguicheurs : « Happy Shakes », « Tubing Paradise », « Beer Lao 2-for-1 ». Tout ici paraît conçu pour séduire son public transitoire, autant de présences éphémères qui trainent leurs sacs à dos comme des fardeaux d'un autre monde.

Photo : Vang Vieng, par AM

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Jérôme Orsoni
, 30/03/2025 | Source : cahiers fantômes

Cette après-midi, je me suis endormi devant Cauchemar à l’hôtel. Et la voix de la star qui passe son temps à insulter les gens qui passent dans son émission, star dont le nom m’échappe au moment même où j’écris cette phrase, s’est confondue avec l’esquisse d’ébauche de projet que je venais de formuler grossièrement quelques minutes plus tôt. Jamie Oliver, je crois que c’est son nom, était en train d’engueuler la patronne de l’hôtel qui s’était gardée par commodité un placard à elle dans la chambre où Jamie Oliver devait passer la nuit (« Quoi ?! Tu fais payer 220 dollars pour cette bip ?! Mais t’es complètement bip, c’est pas possible ?! Et qui c’est qu’a fait la déco de la chambre ? — C’est moi… — Ah, mais bip, qu’est-ce que c’est moche, bip, cette bip me donne vraiment envie de bip tellement c’est moche, c’est vraiment nul à bip, bip, mais comment qu’on peut être aussi demeurée, bip de bip de bip ?! » Je ne sais pas vous, mais moi, quand j’en fais l’imitation à Daphné, elle rit beaucoup), et j’en suis assez vite venu à me demander comment un type aussi ignoble pouvait bien avoir des pensées aussi géniales sur l’ébauche d’un projet que je n’avais pas encore vraiment esquissée moi-même ? C’est à ce moment-là que je me suis réveillé et que je me suis aperçu que, non seulement Gordon Ramsay (c’est son nom, horrifié par le doute, j’ai fini par vérifier) ne parlait pas de mon projet, mais qu’il continuait de faire ce qui l’avait rendu riche et célèbre — à savoir : humilier de pauvres gens si désespérés qu’ils n’envisagent pas d’autre solution au problème de leur existence que de passer dans une émission de téléréalité, c’est dire s’ils sont désespérés, mais est-ce une raison pour les humilier ? dans le monde où nous vivons, eh bien, figurez-vous que oui, c’est même une excellente raison, tout le monde trouve que c’est parfaitement normal et sain —, mais qu’en plus, contrairement au sentiment que j’avais eu dans mon sommeil, ses pensées au sujet de mon ébauche de projet n’étaient pas géniales du tout, loin de là, ou alors qu’elles l’étaient effectivement, mais qu’elles étaient demeurées enfermées dans mon rêve et qu’il fallait donc que je me rendorme pour aller les y retrouver. J’ai changé de chaîne plusieurs fois et puis je suis revenu sur Cauchemar à l’hôtel, où cette fois il y avait dégustation de canapés (« Le pain est imbibé d’eau, espèce de bip, et le sanglier a le goût du rat crevé, bip, mais vous me bip envie de gerber, bande de bip de bip de pauvres, comment est-ce que vous voulez gagner autant de fric que moi si vous faites de la bip comme ça, hein ?! »), et je n’ai pas tardé à me rendormir. Le même phénomène s’est reproduit — la voix du tortionnaire cinq étoiles a cessé d’insulter les pauvres gens qu’il était en train d’humilier avec leur consentement pour parler de mon projet, et il avait des idées lumineuses à ce sujet, de véritables illuminations, je ne crains pas de le dire, mais à mon réveil, de nouveau, je ne suis pas parvenu à m’en souvenir. Et, je n’ai plus réussi à m’endormir. Mes idées, à supposer que je les aie jamais eues, étaient définitivement perdues dans cet univers onirique où elles devaient demeurer inaccessibles. Ensuite, j’ai passé un certain temps, quelque part entre la veille et le sommeil, pas très bien réveillé, quoi, à me demander si cette idée que j’avais eue en valait la peine, s’il y avait au bout d’elle, en partant du principe que je serai capable de la mener à bien, ce qui ne va pas de soi, vraiment pas de soi, quelque récompense qui viendrait racheter à la fin le mal que je me serais donné pour y parvenir et, très sincèrement, je n’ai pas pu apporter une réponse positive à la question : il se pourrait très bien que j’y parvienne, que je mène à bien mon projet, et que ce soit extrêmement décevant (comme cela s’est souvent produit), à la fin, au point que je pourrais me dire avec la voix de Gordon Ramsay : « Bah, dis donc, bip, le jour où t’as eu cette idée de bip, t’aurais mieux fait de te casser une jambe, pauvre bip ! » Et comme je n’avais la réponse à aucune de mes interrogations, j’ai décidé de remettre toutes ces choses au lendemain.

Poésie du dimanche (11) : Aurélie Foglia, « On·e ».

Clément Alfonsi
, 30/03/2025 | Source : Anath & Nosfé

En poésie, en critique, tout est affaire d’implication. Dans quoi êtes-vous impliqués ? Quels mots, quels thèmes, quelles idées, quelles lignes ? « Engagé » tient une métaphore militaire et professionnelle (engagé dans l’armée, dans l’entreprise), « impliqué » tient une métaphore criminelle (impliqué dans une affaire).


Nous arrivons en effet dans un monde empli de fantômes. Je parle ici de fantômes réels : ceux qui planent derrière les mots. Les grands cortèges des brisées de l’Histoire, des invisibles. Nous sommes impliqués dans ces histoires, ces brisures, ces lumières qui éclairent ou abandonnent au gré des violences.


Les choix d’écriture d’Aurélie Foglia s’inscrivent dans ces jeux de lumières et dans ces implications douloureuses. Le titre annonce un double mouvement de fracture et de réunion, permis par le point médian. « On•e », c’est le « on » impersonnel au féminin, rappelant à la fois le « one » anglais exprimant l’unité, et en même temps le coupant en deux. Les premiers poèmes du livre explicitent ce geste, le clarifient.


Par la suite apparaissent les cortèges : femmes battues, femmes remisées, femmes oubliées. La tension entre apparition et disparition entraîne des strophes courtes (domination du distique, puisque les binarités et dualités sont le thème), des vers courts (souvent six ou sept syllabes), vers parfois coupés par un signe de ponctuation qui rompt la syntaxe, et mots parfois coupés d’un vers à l’autre.

Des scènes se précisent, par exemple dans la section « Un•e absence », où l’ambivalence du rapport à un soi que tout veut normer est développée : possibilité contingente du craquage et du rêve. Cette partie traite de différentes formes de suicides, et cherche des portes pour éviter cette impasse, -impasse d’autant plus fondamentale qu’elle est une tentation nodale dans la dynamique du livre, puisque le suicide, comme la poésie, est le moment où l’on fait apparaître violemment en lumière le fait qu’on disparaître.


Les sections suivantes évoquent des portes de sortie, donc plusieurs sont elles aussi des impasse. Après le « corps négligeable », on passe au « corps de rêve », lui aussi normé, cliché, dans une mise en lumière qui empêche de voir. Ce cliché, c’est celui de la femme jeune et bien habillée des magazines et magasins, cliché qui jette dans l’ombre les femmes réelles, particulièrement les femmes âgées. Le « corps de rêve » devient lui aussi machine à silence et dépression.


Il y a la porte de la poésie, qui bute sur la grammaire. Pages 86-87 : comme la femme est passagère clandestine dans les livres d’histoire, la poésie est passagère clandestine dans la langue. Ainsi le point médian est-il lutte contre le point final.


Il y a la porte de l’amour, qui bute sur les violences conjugales. La section « Le cinquième acte » évoque ce qu’on appelait autrefois « tragédies » (d’où le titre) ou « crimes passionnels », en réalité le système institué de la violence. Hommage est rendu à Cécile Poisson, universitaire morte sous les coups de son ex-mari, et à toutes les autres. (Elle fut la 34e d’une longue liste, en 2023.)


Les dernières parties du livres sont brutales, difficiles soutenables. Là où les corps disparaissaient, au début, dans le brouillard, à la fin les scènes deviennent nettes : féminicides, viols, tortures.


Même le poème
déplacé. en personne

mesure
mal. l’ampleur

du massacre.
Il y a drame. Il y a

crime. commis.
Un tag sur un mur.

Nom muré.

daté. partie
du paysage.


« Ce n’est pas de la poési•e / pour faire joli / ni décoratif. » Oui. Nous sommes entourés de fantômes, et la poésie cherche, difficilement, à ramener les fantômes à bon port. La dernière partie fonctionne comme envoi, tentative d’apaisement après le cauchemar, où apparaît le pronom « je », l’appropriation de soi, de la langue et du monde.

Non je ne suis pas
on•e. Je l’ai été.

à jamais. plus
en plante rampant•e.

Je ne me suis pas
défait•e. de la femme.

mais du poids
du poing.

pour m’ensoleiller
de nouveau.

Car il n’y a pas
condamnation

à vie.

un rapprochement soudain

caroline diaz
, 30/03/2025 | Source : Les heures creuses

Retrouvailles. J’entends D quitter la maison de très bonne heure pour Notre Dame. J’imagine son parcours dans la ville encore calme. Je l’envie. La maladresse des mots.

Un empressement, quelque chose de presque familial entre nous, sa délicatesse d’attraper mes mains pour les embrasser, un geste entre désuétude et tendresse. Je plante mentalement un décor où il y aurait celles et ceux de Corbera, il ne dépareillerait pas, il ferait partie du tableau, une évidence. Ce qui nous aide à vivre.

Fuir la fatigue, j’ai pris les billets pour Bruxelles le 1er mars, sur un coup de tête — ce qui est plutôt inhabituel, et me voilà sur le pont Lafayette. Je compte les années, la première fois que je suis venue à Lasne c’était il y a plus de six ans — vertige. Rien ne pourra plus jamais abîmer de t’avoir retrouvé. Le chassé croisé dans les pentes roulantes de la gare du Midi, le couscous, la Cambre. Dans la chapelle Je photographie la sixième station du chemin de croix pour D, même si j’imagine que seules les photographies qu’il prend lui–même ont un intérêt pour lui. Arrivée à Lasne, déjà nos rituels, comme ouvrir des boîtes remplies de photographies, marcher dans les chemins creux.

L’architecture, la couleur fade de la façade, la présence des câbles électriques, la manière dont la lumière traverse les fleurs de magnolias, quelques chose me transporte au Japon.

Nous rejoignons un groupe de marcheuses, la brume se dissipe déjà et je le regrette, je rêvais de photographier les nappes de brumes qui ce matin pénétraient le jardin. Une des marcheuses s’interroge de ma satisfaction à photographier le bunker, quand je ne vois que les arbres qui l’ont envahi, c’est leur triomphe qui me touche.

Échange avec Nina qui m’envoie, quand je lui demande si elle va bien, une photographie du ciel de Nice, rougi par le couchant, alors que je viens de me réjouir de la beauté de celui de Lasne, c’était comme si nos regards se croisaient, un rapprochement soudain.

Ecrire la ville, courir les rues

Anne Savelli
, 30/03/2025 | Source :


(Pour commencer, début de printemps dans l'oloé 2)

Difficile de dire quelque chose de ce début de semaine car je passe mes journées à retravailler mon manuscrit, à partir des propositions de mon éditeur, en coupant, recentrant, resserrant certains passages. Je tente de simplifier sans abêtir. Je me rends compte de ce que je demande aux lecteurs. Je m'aperçois que par moments, je suis perdue moi-même alors qu'il y a quinze jours, je croyais tout comprendre. Ma pensée, comme mon texte, sont proliférants. Si je commence à écrire sur ce que j'écris, je n'aurai jamais fini.

Jeudi Hier, Nicolas Demorand a annoncé qu'il était bipolaire. "Je suis un malade mental" a-t-il dit, je l'ai entendu en direct, sur France Inter, mais je le savais de la veille, à cause de la sortie sous X de son livre, commentée sur les réseaux de libraires. Je ne suis pas bipolaire mais ça m'a fait du bien de l'entendre, cette phrase, dite très simplement, sans l'ironie, la forfanterie de quelqu'un qui se sentirait loin de la situation.

Cette prolifération qu'il y a dans mon texte, il faut que je la contienne. J'en suis à un passage qu'on pourrait qualifier de délire, où un personnage croit entendre et voir ce qui n'existe que pour lui, ce que, durant longtemps, on ignore (je spoile mais ça n'a aucune importance. Entre temps, tout sera oublié). Je voudrais garder ce passage, mais c'est très compliqué. Il faut ré-agencer ce qui l'entoure et la forme du "minutage" force à des contorsions. C'est compliqué de faire simple, en tous les cas pour moi.

Vendredi Avec Joachim Séné, nous suivons, pour L'aiR Nu, la première journée d'étude du programme Écritures urbaines, de l'Université Gustave Eiffel, à Marne-la-Vallée, qui va durer trois ans. Nous avons déjà travaillé sur plusieurs projets avec l'UGE, en particulier avec Virginie Tahar, maîtresse de conférence en littérature. À force, Nous nous sentons inclus aux équipes de recherche, même si nous ne venons que ponctuellement. La journée est longue mais les interventions passionnantes (il est question, dans le désordre, de Raymond Queneau, de Georges Perec, d'Annie Ernaux, des villes nouvelles, de Michaux détestant Quito, de la France péri-urbaine, dite moche par Télérama, du nombre de rues Charles Péguy, de la gare Saint-Lazare, du théâtre de la comédie de Saint-Étienne, de périples, de parcours, de voyages...) et nous trouvons sans cesse des sujets d'intérêt communs. J'avoue que cela fait du bien, m'allège pour un moment de la relecture de mon manuscrit, de la fiction qu'il faut redéployer — des questions matérielles, aussi.

Samedi Des rencontres, encore. Où il est question, à Paris, du métier de guide touristique, différent de celui que L'aiR Nu voudrait inventer avec ses "bulles d'aiR", et dont l'un des centres de formation se trouve... à l'université Gustave Eiffel ! La boucle de la semaine est bouclée.

(Avec des fleurs, comme vous le voyez.)