En attendant

Unknown
, 01/05/2024 | Source : Les Écumes

Il existe ces pages du dimanche. Et une certaine rémunération, permettant de lutter contre le syndrome de l'imposteur (non, pas tant, ce sera éternel, cette affaire). Mais évidemment, l'argent, ça ne ruisselle pas (Macron Démission), alors abonnez-vous en version gratuite, ça fait déjà mon petit cœur, comprend une lettre gratuite par mois et des aperçus hebdomadaires tout à fait généreux. 

Ça ne va rien raconter à part la vie, je pense. La petite mélancolie, les choses qui font rester en magie. Les livres qui font mon cœur, quelques films, je glisserai sûrement des fictions, des poèmes. Les petits espoirs éditoriaux que j'espère m'offrir un jour. On peut même échanger, si c'est pas fou, ça. 

Attendez que je lance la suite, vous n'êtes pas prêts (quoi, des prescriptions littéraires comme une libraire, pardon ?!).

La vie, c'est un peu chaotique, mais tant qu'il nous reste des dimanches... 

1.5.24

Jérôme Orsoni
, 01/05/2024 | Source : cahiers fantômes

Ai-je quelque chose à dire ? Il m’arrive de penser que ce journal est mon vampire et que, si je ne l’écrivais pas, j’écrirais d’autres choses bien plus intéressantes que celles que j’écris ici, mais je n’en sais rien, en vérité, c’est une idée comme ça, comme il y en a tant, comme j’en ai tant, un peu trop, peut-être. Peut-on avoir trop d’idées ? Cela, non plus, je ne le sais pas. Et puis, quelle importance ? Les idées viennent, les idées s’en vont, personne ne les a, elles vivent leurs vies, étranges éclipses, étonnantes éclaircies. Lisant quelqu’un qui — je serais bien incapable de dire qui, quel était son nom, tout ce dont je me souviens, ce que c’était une femme qui s’exprimait — se réjouissait publiquement de rentrer enfin chez elle, au pays natal, c’est-à-dire, après des années passées à Paris, précisait-elle, je me suis souvenu que moi, je ne suis de nulle part — cela m’est apparu clairement, tout d’un coup, avec une lucidité plus grande que d’habitude, en général, je ressens une nostalgie étrange parce que sans objet —, et cela ne m’a pas fait de peine ; non, c’est la réalité, c’est tout. « De nulle part », dis-tu, sauf de France, non ? Oui, je suppose que oui, mais il me semble qu’il y a cette immense nuance que la France, ce n’est pas quelque part, ce n’est pas un endroit, en tout cas, moi, je ne me la représente pas ainsi. Mais alors comment te la représentes-tu ? Comme une langue : la France, c’est la langue française, et une langue, ce n’est pas un pays, c’est tellement plus vaste que cela, c’est infini. Je me souviens que le père de J. citait souvent cette phrase de Bachelard : « Je ne vis pas dans l’infini car, dans l’infini, on n’est pas chez soi. » (Je crois qu’il disait, avec le fort accent autrichien qui était le sien : « Je ne vis pas dans l’infini parce que l’infini, ce n’est pas ma maison. ») Et je me souviens aussi que, le jour où, cette phrase, je l’avais dite à mon tour à C., ce dernier, particulièrement imbécile et passablement désagréable, comme à son habitude (peut-être vaut-il mieux donc que je n’aie pas d’amis, quand on voit les amis que j’ai) avait éclaté de rire. Moi, à vrai dire, je n’ai jamais très bien compris ce que cette phrase voulait dire. Ou plutôt, je crois que nous vivons tous dans l’infini quand même nous n’en aurions pas conscience, en un sens qui est moins celui de l’infini de l’espace que l’infini des langues. Le langage est inépuisable. C’est pour cela que je n’apprécie guère les critiques du langage, qu’elles viennent de l’au-delà ineffable du langage ou de l’en-dedans supposé fasciste de la langue. Les critiques du langage sont paresseuses : elles voient des êtres partout, même là où il n’y en a pas, et reprochent à ce qui n’en est pas de ne pas répondre à ce qu’elles projettent sur lui. Je suis de nulle part, c’est vrai ; chaque fois que je cherche un quelque part d’où je pourrais être, je m’aperçois que ce n’est pas chez moi, que je n’ai pas de chez moi, j’entends : pas de chez moi qui me précède. Ma condition est un exil sans patrie. Je suis de nulle part parce qu’il n’y a nulle part où je puisse retourner. Cet exil sans patrie, je le vis comme une absence d’origine, l’absence d’origines fixes, fiables, pour ainsi dire, celles qui facilitent les choses quand on se définit pour les autres : « Moi je suis… » Là, il y a une place vide, une inconnue : « Moi, je suis x ». Peut-être faudrait-il ainsi que je m’invente un pays, que je me façonne une île imaginaire, l’Ixie, dont je pourrais dire alors que j’en viens, et que j’y retourne dès que j’ai un peu de temps devant moi. Belle Ixie, ouvre-moi tes rivages, je m’apprête à toucher terre.

3 trucs bien – jours d’avril

Claire
, 01/05/2024 | Source : Du cœur à l'ouvrage

lundi 1er avril
lire dans le désordre Les artistes ont-ils vraiment besoin de manger ? de Coline Pierré et Martin Page
me préparer une petite fiche à consulter au boulot pour les moments de grand doute
les oiseaux, concert du soir après la pluie

mardi 2 avril
la première session de travail de notre intervention
les arbres verts-vifs dans le soleil du matin
relire ma petite fiche d’encouragement avant d’aller au boulot l’après-midi

mercredi 3 avril
avancer, tâche après tâche, en essayant de rester mentalement dans une zone respirable, vivable
ciel et lumière à l’heure d’aller au cours du mercredi
les rires du groupe

jeudi 4 avril
tenir bon dans un rendez-vous avec ma cheffe qui pourrait me laisser sans voix
la séance de partage le soir, riche de résonances, les mots « lâcher l’envie d’être utile, on ne peut qu’écouter« 
enfin, rentrer

vendredi 5 avril
visite médicale d’embauche, et en parlant de ma reprise d’études, entendre l’infirmier me dire ah peut-être que vous viendrez travailler ici
voir P. pour un apéritif d’anniversaire
revoir l’excellent film Un autre monde, qui me rappelle pourquoi je fais ces études-là

samedi 6 avril
déjeuner avec A. M. A. et A., les voir parents
après des heures à parler projets de déménagement, le plaisir pourtant de retrouver Paris en rentrant
céder au sommeil massue

dimanche 7 avril
brunch avec P. M. B. M et C.
grands axes de Paris, déserts
plaisir de relire mon journal filmé sans caméra d’octobre à décembre 2023, y ajouter une entrée

lundi 8 avril
rester sourire quand je boue à l’intérieur
trouver encore un peu d’énergie pour le rendez-vous de travail du soir avec M.
me coucher

mardi 9 avril
intervention le matin
lire Touché de Pascalle Monnier dans une cafétéria déserte et son courant d’air
« avec mes mots qui ne seront jamais des mots » dans ce poème de Barbara Auzou

mercredi 10 avril
écouter Amalric lire Touché à la maison de la Poésie
journée sans cheffes au bureau
sortir la valise de l’armoire

jeudi 11 avril
m’installer dans le train, 35 minutes après avoir fermé la porte du bureau
retrouver P. sur le quai à l’arrivée : soleil et joie immenses
me sentir un peu revivre

vendredi 12 avril
les mots de S. au téléphone le matin sur notre travail ensemble
avancer bien bien toute la journée malgré ma crainte de ne pas réussir à télétravailler d’ici
ce bon sentiment du soir, fière de mon travail et déjà dans l’herbe du jardin

samedi 13 avril
quelque chose qui ressemble au début des grandes vacances
jouer avec T.N. X. O. et A. dans la petite cour avec des gâteaux, pansements et pommades imaginaires
voir P. revenir en forme et requinqué de son passage par les urgences

dimanche 14 avril
ruée de vaches
la vue toujours sublime depuis le chemin du haut, ouvrir grand les bras et les poumons
l’arrivée de T.B et T.B.

lundi 15 avril
regarder les enfants dessiner sous l’œil patient de T. B.
préparer l’apéro avec P.
O. qui répète « je veux toi » au moment de rentrer

mardi 16 avril
le câlin d’O. de C. et de P. avant de partir
réussir à stopper mes larmes dans le TER
le car qui va très vite dans la nuit-forêt entre deux gares

mercredi 17 avril
le soir, descendre l’escalier pour quitter le bureau
les mots d’A.
retrouver une todolist de décembre 2013 qui pourrait peu ou prou être celle du jour

jeudi 18 avril
faire mes pages du matin, enfin
retrouver mon sourire, un peu
les mots entendre l’axe de la terre, l’axe de la terre dans ce poème d’Ossip Mandelstam, et me murmurer l’axe de la terre, l’axe de la terre

vendredi 19 avril
les soleils persistants
rire quand même au déjeuner
le point de travail avec M. le soir, que je n’aurais jamais eu le courage de faire seule

samedi 20 avril
rattraper mon journal des jours nivernais
ranger mes papiers, nettoyer le filtre de vidange du lave-linge, faire des choses comme ça
écrire la dernière page de mon zibaldone, qui aura donc duré du 22 avril 2023 au 20 avril 2024, presque un an jour pour jour sans le vouloir

dimanche 21 avril
Samuel sur Arte
le coup de fil de P.
me concocter un programme de 12 semaines de mini-protocoles créatifs

lundi 22 avril
écrire pour mon protocole 1 jour 1, et me murmurer quelques-uns de ces mots au carrefour du canal
rester droite pendant ce point RH où on me note de 1 à 5 sur chaque mission de ma fiche de poste
faire une écoute le soir

mardi 23 avril
la session d’observations le matin pour notre intervention
ne pas aller au bureau ce jour-là
notre super check avec A., son écoute précieuse et la beauté des pas, des actions, des questions

mercredi 24 avril
la visio avec les assistantes sociales
la séance du mercredi soir, les mots d’une de nos encadrantes « ça prend du temps »
l’écoute de M., ses mots et notre étreinte pleine de confiance

jeudi 25 avril
ce restaurant japonais exigu, tenu par un vieux couple aux gestes délicats : havre
partir enfin du bureau
au partage, les mots « la bonne écoute, c’est votre présence »

vendredi 26 avril
télétravailler
faire un fondant au chocolat après avoir éteint le téléphone pro
le travail du soir avec M. : déplier ensemble notre rapport à l’intervention

samedi 27 avril
faire mon brillant hebdo
déjeuner avec P., une île flottante majestueuse avant la pluie
les mots « I used to think my dreams would lead to happiness but now, it almost feels like this choice between the two » dans la série Mon petit renne

dimanche 28 avril
finir et publier un collage qui traîne depuis des mois
nettoyer le filtre du lave-vaisselle et les portes de placards de cuisine, faire des choses comme ça
les mots “Only parts suffer — not the whole” cités par Lisa Olivera

lundi 29 avril
le message de T. B.
déjeuner dehors et exploser mon temps de pause
les mots « enregistrer ce qui part, part sans cesse, mais n’est pas encore parti » de Wright Morris cités par Florence Trocmé

mardi 30 avril
la session d’intervention le matin, les voir développer la discussion entre eux
ma petite heure de liberté avant de repartir pour le bureau
rentrer tard sous la dernière pluie d’avril

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30.4.24

Jérôme Orsoni
, 30/04/2024 | Source : cahiers fantômes

Après que j’ai couru dix kilomètres, je me suis arrêté et, là même où je me tenais debout, j’ai fermé les yeux, et là, debout, les yeux fermés, tout m’a semblé clair : tout est faux, ai-je pensé, et tout est parfait. La perfection enveloppe la conscience du faux. Il y a quelques années de cela, quand une amie m’avait raconté qu’elle allait se faire refaire les seins (ô beauté de la langue française, guide mes pas vers la lumière), je m’en suis souvenu ensuite, poursuivant le fil de mes pensées en rentrant à l’appartement à pied, c’était rue de Fleurus, précisément, je me suis souvenu que j’avais été choqué, non à l’idée qu’une femme puisse se faire refaire les seins, mais à l’idée qu’elle le fasse, elle, c’est-à-dire : une amie. Il est vrai que, depuis, je n’ai presque plus d’amis, mais je ne m’imaginais pas que l’un de mes amis puisse préférer la falsification de la réalité à la réalité elle-même. Inconsciemment, pour moi, entrait dans la définition de ce que c’est qu’un ami, l’idée que cet ami préférerait toujours la réalité à sa falsification pour quelque raison que ce soit : esthétique, politique, que sais-je encore ? Et je me suis souvenu que j’avais pensé — que ce soit une bonne ou une mauvaise pensée que celle-là, cela m’importe peu, je me contente de dire la stricte vérité — que je ne pourrais pas être ami avec une femme qui se fait refaire les seins parce que l’idée qu’elle se fait d’une taille de seins désirable est plus grande que la taille réelle de ses seins, bref, que je ne pourrais pas être ami avec quelqu’un qui préfère son fantasme à la réalité. Sans humanité, me suis-je fait la réflexion, pas de faux. Pas de vrai non plus, peut-être, mais le vrai n’est pas problématique, il est trivial dans la plupart des cas, mais surtout pas de faux, pas de fausse conscience, pas de fabrication d’une réalité qui ressemble à la réalité, à la fausseté près. Mais Jérôme, m’objecterait peut-être un ami si seulement j’en avais un, comment parviens-tu à concilier l’affirmation que tout est faux avec l’affirmation que tout est parfait ? Ces propositions ne sont-elles pas contradictoires puisque, comme tu sembles le laisser entendre, le faux est une imperfection, le faux est un défaut ? Eh bien, lui répondrais-je à cet ami imaginaire qui pose de si bonnes questions qu’on dirait les miennes — n’est-ce pas cela, en effet, qu’un ami, un autre soi-même différent de soi-même ? —, eh bien, c’est la conscience du faux : tout est faux et tout est parfait parce que la perfection enveloppe la conscience du faux. L’humanité fausse — ce qui ne signifie pas qu’elle soit fausse elle-même, elle rend faux —, mais elle a conscience, ou du moins elle peut parvenir à la conscience du faux, distinguer le faux, faire la part entre la réalité et le faux, les vrais et les faux seins. Il y a une quarantaine d’années s’est développée en philosophie la théorie des truth-makers (les « vérifacteurs ») — pour résumer, la théorie selon laquelle il y a quelque chose, un événement, par exemple, qui rend vraies les propositions —, et c’est étonnant, cette fascination pour le vrai alors que la majeure partie de l’activité humaine ne consiste pas à découvrir le vrai, mais à fabriquer du faux. Et par là, par « fabriquer du faux », c’est-à-dire, je ne pense à la fiction, la fiction ne se fait pas passer pour vraie, même quand elle est une fiction de fiction (auteur imaginaire, homonyme, pseudonyme, etc.), mais à quelque chose de beaucoup plus ordinaire, comme de se faire refaire les seins, par exemple, mais il y aurait d’innombrables exemples à donner. L’activité humaine en tant que productrice de faux fausse le monde et plus les êtres humains produisent du faux, plus il est difficile de distinguer le vrai du faux. C’est le problème typique que pose le progrès : le progrès tend à rendre le faux indiscernable du vrai, l’artificiel aussi vrai que nature afin de parvenir, au terme du progrès, à dépasser la nature, à être plus vrai que nature. Ce qui ébaubit les plus naïfs dans l’intelligence artificielle, c’est cela, justement, l’indiscernabilité du vrai et du faux. Or, pour ainsi dire, le progrès progresse, mais il ne fait pas de progrès. Pline l’Ancien, déjà, dans son Histoire naturelle racontait les aventures de Zeuxis et Parrhasius : Zeuxis, écrit-il (XXXVI. 5), « eut pour contemporains et pour émules Timanthès, Androcyde, Eupompe, Parrhasius. Ce dernier, dit-on, offrit le combat à Zeuxis. Celui-ci apporta des raisins peints avec tant de vérité, que des oiseaux vinrent les becqueter ; l’autre apporta un rideau si naturellement représenté, que Zeuxis, tout fier de la sentence des oiseaux, demanda qu’on tirât enfin le rideau, pour faire voir le tableau. Alors, reconnaissant son illusion, il s’avoua vaincu avec une franchise modeste, attendu que lui n’avait trompé que des oiseaux, mais que Parrhasius avait trompé un artiste, qui était Zeuxis. » Les oiseaux se trompent parce que, dans leur univers, tout est vrai ; les peintres se trompent parce que, dans l’univers humain, tout est faux. Tout est faux et tout est parfait, ai-je dit pour commencer, c’est que la conscience du faux sauve in extremis la perfection du parfait.

Unknown
, 29/04/2024 | Source : Les Écumes

Je file quelques temps être très triste.
Écrire si souvent que je tiens bon et m'accroche aux poésies m'empêche de vivre pleinement la douleur, ses vagues et ses accalmies. Serrer les dents aussi fort sur les mots, c'est museler le torrent. Je vis une épreuve inédite et sans méthode. J'ai besoin de m'y perdre, y peiner, assembler ce que je gagne, pulvérise et bricole. J'ai besoin d'apprécier les jours plus faciles, la joie d'être consolée, accompagnée. Le chemin vers la guérison, les deuils et les portes refermées. Les chagrins assumés et acceptés. 
Les limites de l'auto-persuasion sont atteintes. 

Je file souffrir, intégralement. Avoir mal sans parade. Puis trouver des beautés, des magies douces, des joies, les laisser n'être que pour moi. Les vivre elles aussi pleinement. Du rayon de soleil qui réchauffe au sexe qui réconforte. Laisser le soulagement pousser de la vie, et ne pas le valoriser dans une mise en écriture pour un lectorat. 

29.4.24

Jérôme Orsoni
, 29/04/2024 | Source : cahiers fantômes

Thoreau en 1854 : « Our inventions are wont to be pretty toys, which distract our attention from serious things. They are but improved means to an unimproved end, an end which it was already but too easy to arrive at. » Au fond, n’est-ce pas la critique que nous sommes fondés à adresser à toute forme de progrès ? Ce dernier laisse non seulement intact le plus important, mais surtout il nous en détourne, il concentre notre attention ailleurs, la confisque, l’absorbe, la consomme, nous en prive. Car, contrairement au progrès qui est inépuisable, notre attention est limitée. Elle est finie. Parfois, même, nous voudrions la mobiliser, mais il n’y en a pas plus, c’est comme si elle s’était volatilisée. Or, ce n’est pas vrai, elle ne s’est pas envolée, elle a été captée et utilisée à d’autres fins que celle à laquelle elle est destinée. Elle a été épuisée. Notre attention n’est pas faite pour consommer du temps, mais pour l’organiser, lui trouver un sens. Le progrès nous fait désormais accroire que le plus important n’est pas le plus important, que le sens ne compte pas, que tout peut être substitué à n’importe quoi, du moment qu’on peut lui attribuer la même valeur, et que le fait qu’il soit difficile, voire impossible,  parfois, de faire la différence entre une chose et une autre est la preuve irréfutable qu’elles sont identiques. Qui parvient encore à faire la différence ou cherche malgré les évidentes difficultés causées par le progrès pour parvenir à faire la différence à faire la différence se trouve aux frontières de la folie, sur une ligne abstraite où le sens et le non-sens se confondent, se convertissent sans cesse l’un dans l’autre, où les formes sont brouillées, les contours flous, les phrases changent de sens cependant même qu’on est en train de les lire en sorte que, à la fin, elles disent le contraire de ce qu’elles disaient au début et que, peut-être, en vérité, la fin est le début, à moins que ce ne soit l’inverse,  en vérité, comment savoir, tout est tellement embrouillé, et je me sens si fatigué, il est tard, très tard, déjà, où avais-je donc bien pu passer pendant tout ce temps, dans quelle faille de l’univers ai-je bien pu m’égarer ? Égaré, c’est le mot juste, oui. Égarés, nous le sommes tous, oui. Et il n’y a pas de guide pour sortir du labyrinthe où notre chemin s’est perdu, pas de fil, pas de fille de roi pour nous tirer de notre mauvais pas, tout cela, ce sont des notions d’avant, il y a bien longtemps qu’elles sont caduques, le progrès a fait son œuvre, et on ne l’arrête pas, non, à chaque époque de l’histoire, tout recommence : le progrès ne fait que commencer. Et comme on ne peut arracher nos propres pensées de notre corps, ces pensées qui ne nous appartiennent pas, que d’autres ont pensées pour nous afin de nous les faire penser, il faudrait fuir, oui, fuir, mais où ? Se trouve-t-il un endroit sur terre qui échappe encore au maillage satellitaire ? Et, à supposer que oui, pour combien de temps encore ? Combien de temps faut-il au progrès pour arriver ? Note que je ne prêche pas la haine du progrès. Mais alors quoi ? Je ne sais pas. Rien. Ou le revers de l’égarement : l’oubli, la disparition, ce silence étrange où l’on s’entendra enfin parler.

Unknown
, 29/04/2024 | Source : Les Écumes

Conclure cette confession par une forme de fugue. Dormir si mal depuis des mois, en pleurer devant un sommeil impossible à trouver. Averses, déluges, ciel bleu trop frêle pour être récolté. 
La tempête m'a enclavée.
Je fais la planche, trouve un soulagement dans les percées que font les magies douces.
Le vent finira bien par tomber, des baisers baliser ma nage, une comptine achever mes frissons. La tendresse lissera les vagues. Les lendemains poussent plus vite qu'on ne le croit.

28/04/2024

Verre de blanc pour moi, verre de rouge pour Pierre. Il tape le nom du film d’Angot pour voir les séances. Famille sans m ça fait faille, dit-il. One mange dehors. Je rentre. J’écoute tous les albums de Meg Baird et j’écris sur écrire sur ma mère.

28.4.24

Jérôme Orsoni
, 28/04/2024 | Source : cahiers fantômes

Pour ne pas devenir fou, il me faut embrasser la folie. Oublier le ressentiment que je conçois en haïssant ses causes. Qu’elles le soient, haïssables, ses causes, la mise au jour de ce fait me semble vaine, en pure perte. Je suis là, me tiens dans le flux de l’univers et ce qui coule sur ma peau comme au plus profond de ma chair, inonde mes os, je le sens, cela est invivable. Immonde. Et pourtant, cela, c’est la vie. Quand même je voudrais vivre une autre vie que la mienne — j’entends : une vie radicalement différente de la mienne —, je ne le pourrais pas. La forme des vies qu’il est possible de vivre est déterminée a priori par des agences qui me sont en tout étrangères. Et qui voudrait se réfugier quelque part dans les bois ne transformerait en rien le monde, ne le rendrait pas meilleur, loin de là, mais continuerait d’y vivre cependant, semblable à l’autruche, s’enterrant seulement pour ne plus rien voir, ne plus rien savoir de rien. À mon rêve naïf de vivre au bord d’un étang quelque part en Dordogne, ce matin, un article dans le journal est venu répondre de façon définitive par les mots que voici : police de l’eau. J’ai d’abord cru à une outrance journalistique, la chose est fréquente de quelque bord politique qu’elle vienne, mais non, il n’en est rien ; — ce n’est que la réalité. Et ainsi, à qui rêve de rejouer la scène originelle du bord de l’étang de Walden sur n’importe quelle rive intérieure, l’administration du territoire répond par la négative et demande ses papiers d’identité. Plus rien ne doit échapper au contrôle intégral, ni l’intimité (cet autre article qui s’interrogeait sur le caractère problématique ou non de la levrette ne se concluait-il pas sur cette sentence sexologique, je cite : « Le plaisir est en soi un acte militant » ?) ni l’espace où habiter, ni les fantasmes, ni les désirs, ni les rêves, ni les pensées, il en va de l’intérêt des personnes, de leur bien, et il n’y a rien in fine qui ressemble tant à un régime totalitaire qu’un régime démocratique. L’impossibilité d’avoir des pensées à soi, des sentiments à soi, d’habiter un espace à soi, voilà la forme que prend la folie. Et à mesure que la civilisation avance, c’est la possibilité même, non seulement de mener, mais d’imaginer une vie authentique — ou, plus prosaïquement, modérément sauvage — qui est niée. On ne peut pas prononcer un mot sans le faire précéder de son autosocioanalyse, on ne peut pas faire un pas sans établir au préalable son bilan carbone, et qui ne dresse pas chaque jour la liste des micro-agressions dont il s’est rendu coupable commet un péché mortel. Toute parole est suspecte, tout geste déplacé. Il faudrait pouvoir arracher ses propres pensées de son corps et les jeter au loin, mais cela non plus n’est pas possible : naturellement, nous sommes des êtres culturels, et tout ce que nous vivons, c’est la vie des autres.

ce petit miracle

caroline diaz
, 28/04/2024 | Source : Les heures creuses

La fragilité des silhouettes, leur solitude et les chiens.

Trouble de la voir apparaître sous la plume d’Anne Dejardin, tel un personnage. Elle m’échappe. Peut-être que le livre qu’elle imagine c’est Anne qui pourrait l’écrire. L’appel de mon frère, les secondes funérailles repoussées depuis quatre ans, je sais que les deux projets sont liés, en souffrance.

Après avoir lu le journal de P et l’incident du verre cassé, une obsession, retrouver les mêmes verres comme pour retrouver le temps perdu.

Le colis que je dois recevoir du Japon est retenu par les douanes, PRE ALERTE IMPORTATION, je dois certifier que les deux bouteilles isothermes envoyée par mon client ne contiennent pas de métal originaire de Russie. J’atteste sur l’honneur. Ça ne parait rien, mais cet incident et sa résolution, le sentiment d’être en faute alourdissent bizarrement ma journée.

La famille remonte le canal, à trottinette, à vélo à roulettes, à pied, l’enfant à trottinette s’exclame oh la coccinelle, il est tout seul à la voir voler dans les airs, son cadet s’énerve de ne pas la voir, le père est dubitatif, mais si là, et son doigt pointe le vide, son enthousiasme ne faiblit pas, il a pour lui ce petit miracle.

Je trouve le livre sur lequel écrire pour l’atelier de François, je n’échappe pas à mes obsessions, ça me vaut deux heures de recherches sur le net, une archive de l’INA émouvante, et une amorce de texte.

Il diffuse des bulles de savon sur la place pour gagner quelques sous, autour les corps s’agitent, les enfants papillonnent, tentent d’attraper les myriades de petites bulles, les adolescentes se battent avec les géantes, les traversent hurlant, le souffleur grogne un peu en multipliant les bulles comme un remède à sa mélancolie.